Grands départements, acquisitions et trésors nationaux : un système à bout de souffle

1. France, vers 1490 (ou 1516)
Projet pour une tour de la
cathédrale de Rouen

Encre noire et lavis sur
vélin - 340 x 61 cm
Sam Fogg
Photo : Galerie Sam Fogg
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À Frieze Master à Londres en 2015, puis à la TEFAF de Maastricht en 2016, l’excellente galerie Sam Fogg spécialisée dans l’art du Moyen Âge et de la Renaissance exposait un immense dessin sur vélin représentant une tour de cathédrale (ill. 1). Identifié comme un projet pour la tour de croisée de la cathédrale de Rouen par l’architecte Roulland Le Roux et daté de 1516, il pourrait en réalité, si l’on en croit Étienne Hamon, professeur à l’université de Picardie Jules-Verne et spécialiste de l’architecture médiévale, s’agir d’un dessin pour la tour de la façade occidentale de la même cathédrale, appelée tour de Beurre, et daté un peu plus tôt, vers 1490. Mais là n’est pas la question : pour toute personne possédant une conscience patrimoniale, il est évident qu’une telle œuvre est à peu près unique non seulement sur le marché de l’art, mais également pour le patrimoine français.

Nous nous sommes donc interrogé sur la provenance de ce grand dessin et nous n’avons pas eu à le faire longtemps : l’œuvre était encore conservée en France il y a deux ans, provenant d’une collection particulière et mise en vente par la galerie Les Enluminures. Celle-ci, comme cela est normal, a demandé un certificat d’exportation. Le dossier a été « instruit » par Xavier Salmon, chef du département des Arts Graphiques du Louvre, qui agissait ici en qualité de chef du grand département des dessins, c’est-à-dire la personne responsable, entre autre, de donner son avis au nom de toutes les collections publiques françaises sur le caractère ou non de trésor national et, accessoirement, sur l’opportunité pour une institution française de s’en porter acquéreur.
Et Xavier Salmon a décidé tout seul que non, ce dessin n’était pas un trésor national et qu’on pouvait bien le laisser sortir de France, ce qu’il nous a d’ailleurs confirmé : « j’ai signé le certificat le 15 mai 2014 pour ce dessin qui était présenté comme "école française ou flamande, XVe siècle". On regarde systématiquement s’il y a une œuvre équivalente dans les collections françaises. Il y en a une à Strasbourg. »

Étienne Hamon nous a pourtant confirmé qu’on ne peut pas parler d’équivalence. Les dessins d’architecture de la cathédrale de Strasbourg relèvent du gothique germanique tandis que le dessin vendu par Sam Foggs concerne un édifice du gothique français. Pour l’historien de l’architecture : « C’est consternant. C’est comme si on disait : il y a déjà un Léonard de Vinci, on n’a donc pas besoin d’un Léonard supplémentaire. Aucun document comme cela n’est passé sur le marché de l’art depuis 50 ans. Ce sont des œuvres d’une rareté absolue. Sa provenance rouennaise ne peut pas être remise en cause, il porte une mention au verso indiquant qu’il a été offert à un chanoine rouennais. ».

Cette erreur manifeste d’appréciation du Louvre, qui porte un très fort préjudice au patrimoine français, n’est hélas pas unique. Certes, tout récemment le musée semble avoir tiré les conséquences du scandale des Rembrandt Rothschild qui, eux non plus, n’avaient pas été considérés comme des trésors nationaux. Il a en effet choisi de garder pendant trente mois sur le territoire national le tableau Judith et Holopherne attribué au Caravage (voir la brève du 2/4/16) en attendant de voir si, oui ou non, ce nom pouvait être retenu. Il n’empêche que le nombre d’œuvres s’étant vu accorder ces dernières années un certificat d’exportation alors que leur caractère de trésor national pourrait pourtant sembler évident est tellement élevé qu’il prouve simplement que ce système des « grands départements » ne fonctionne plus, et qu’il est temps de l’amender.

L’absence de politique de la direction des Patrimoines

2. France, vers 1730
Fauteuils d’un ensemble de dix provenant du château
de La Roche-Guyon
Vendu par Christie’s Paris le 3/5/16
Photo : Christie’s
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Ainsi, le 3 mai 2016, Christie’s Paris vendait (voir cet article sur le site de la SPPEF) deux fauteuils faisant partie du mobilier du château de La-Roche-Guyon (ill. 2). Nous avions parlé du démantèlement de cette demeure exceptionnelle dans un précédent article et de la nécessité de la remeubler. Non seulement ces deux fauteuils, maintes fois étudiés et reproduits en raison de la grande rareté de leur savonnerie à fond jaune (deux de la même série appartiennent au Metropolitan Museum), n’ont pas été classés trésors nationaux, mais ils n’ont même pas été achetés par l’État pour le château de La Roche-Guyon, désormais établissement public de coopération culturelle (EPCC) ouvert au public, alors qu’ils se sont vendu 180 000 € (sans les frais), un peu en dessous de l’estimation basse. Fort heureusement, ils ont été acquis par un particulier français, mais cela n’empêche pas de constater la coupable indifférence du ministère de la Culture et du grand département à leur égard, peu concerné par le patrimoine contextuel. Un classement trésor national avait pourtant du sens : la manufacture des Gobelins est représentée dans le grand salon, celle de la Savonnerie dans le petit salon (d’où ces fauteuils proviennent)... Mieux même : si l’on comprend qu’il est impossible de classer monument historique des œuvres d’art susceptibles d’avoir une valeur beaucoup plus importante sur le marché international, puisque cela impliquerait de dédommager les vendeurs de la différence, pourquoi ne pas utiliser davantage cette possibilité pour des cas où, comme ici, de toute évidence l’interdiction de sortie définitive du territoire ne changerait pas grand-chose au prix. Le ministère de la Culture avait eu le courage de le faire pour une partie du mobilier d’Haroué (voir cet article), mais une partie seulement, laissant partir le reste à l’encan.

3. Jean-Baptiste Charpentier
le Vieux (1728-1806)
Portrait du duc de Penthièvre
Huile sur toile - 227 x 127 cm
Vendu par Christie’s Paris le 3/5/16
Photo : Christie’s
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La vérité, c’est que le ministère de la Culture et les grands départements n’ont pas de politique cohérente dans ce domaine : les critères sont, aux mieux, muséaux, mais rarement patrimoniaux au sens large... D’ailleurs, le ministère ne suit pas les ventes aux enchères, ou bien mal, ne jouant plus son rôle de veille pour les musées. Lors de la même vente Christie’s que les fauteuils de La Roche-Guyon, était proposé aux enchères un très beau tableau par un artiste du XVIIIe siècle peu connu, Jean-Baptiste Charpentier le vieux, dans son magnifique cadre d’origine, représentant Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre (ill. 3). Estimé 30 à 50 000 €, il n’avait même pas besoin d’un certificat d’exportation (le seuil étant fixé à 150 000 euros pour un tableau). Cette grande et belle toile avait un musée de destination tout trouvé : celui de Châteauneuf-sur-Loire, établi dans les écuries du château, dans un site superbe (aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’Unesco), fief du duc, petit fils de Louis XIV. Or, le musée n’avait pas connaissance de la vente qui lui a été indiquée la veille par Julien Lacaze, et qui n’a malheureusement rien pu faire au dernier moment. L’adjudication de 53.000 euros (hors frais) était d’autant plus intéressante que le musée souhaite justement consacrer une nouvelle salle à la personnalité du duc de Penthièvre. On ne peut reprocher aux conservateurs des musées de province, surtout des petits musées, de ne pas suivre toutes les ventes aux enchères. Mais on peut en revanche s’indigner qu’il n’y ait personne, à la direction des Patrimoines, pour faire ce travail indispensable, qui permettrait d’ailleurs d’économiser beaucoup d’argent en achetant mieux.

Ce serait aussi le rôle de la direction des Patrimoines, en relation avec les grands départements, mais aussi en collaboration avec les conservateurs des musées, de définir une politique cohérente pour les trésors nationaux. Comment expliquer que les éléments du service de la laiterie de Rambouillet passés récemment en vente (voir la brève du 18/11/15) n’aient pas été classés trésor national ? Il est vrai qu’un précédent l’avait été et n’a finalement pas été acheté ! Comment ne pas rager devant tant d’indifférence, qui frise l’incompétence, alors que des efforts considérables ont été déployés en 2003 pour acquérir et replacer dans leur cadre d’origine les marbres de Pierre Julien (voir la brève du 18/3/17) ? Il y a des ensembles qu’il faut reconstituer, des œuvres qu’on ne doit pas laisser quitter le patrimoine national, ou alors à quoi bon un ministère de la Culture ?

L’indifférence, ou l’incompétence du ministère

On le voit d’ailleurs, même lorsque des œuvres sont classées trésor national, l’incapacité du ministère de la Culture à mobiliser le mécénat et à trouver le financement nécessaire fait perdre à la France des œuvres majeures. C’est ainsi que, par deux fois, des pleurants en albâtre du XVe siècle, provenant de la sépulture du duc Jean de Berry, se sont vu refuser leur certificat d’exportation sans que l’État réussisse à les acheter. Deux d’entre eux, exécutés vers 1450-1453, ont été vendus chez Christie’s Paris le 8 novembre 2013 (ill. 4). Deux autres, sculptés par Jean de Cambrai, appartenant à la première campagne de réalisation de ce cortège funéraire (premiers tiers du XVe siècle), le seront en juin (ill. 5). L’avis de la Commission des trésors nationaux explique que « l’entrée dans les collections publiques nationales, qui comprennent déjà treize autres pleurants du même tombeau, permettrait de poursuivre la reconstitution du décor de ce monument funéraire d’origine prestigieuse et lié à l’histoire de France. » On se demande, finalement, si l’histoire de France intéresse vraiment.


4. Étienne Bobillet et Paul Mosselmann (connu de 1441 à 1467)
Bourges, vers 1450-1453
Deux Pleurants du tombeau de Jean de France, duc de Berry
Albâtre - H. 44,6 cm et 43,8 cm
Vendu par Christie’s le 8 novembre 2013
Photo : Christie’s
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5. Jean de Cambrai (connu entre 1375 et 1438)
Deux Pleurants du tombeau de Jean de France, duc de Berry
Bourges, vers 1396-1416
Marbre
Vente Christie’s le 15 juin 2016
Photo : Christie’s
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La liste des trésors nationaux abandonnés sans avoir été acquis peut-être facilement établie : citons, récemment [1], outre les quatre pleurants, les deux pièces du surtout de table du duc de Penthièvres représentant (selon l’avis de la commission) « certainement une des dernières occasions de compléter ce prestigieux service, dont une partie des pièces est déjà conservée dans les collections publiques françaises » et une grande commode attribuée à Alexandre-Jean Oppenordt revêtant (avis de la commission) « une importance artistique capitale en tant que jalon pour l’histoire du mobilier français, dont aucun exemple comparable n’est conservé dans les collections publiques françaises ». Mais ce qu’il est impossible ou presque de faire, c’est le bilan de toutes les œuvres majeures que les chefs des grands départements et le ministère de la Culture n’ont pas estimé être des trésors nationaux, parfois contre l’évidence. L’exemple des Rembrandt ne constitue en effet que la partie émergée de l’iceberg que nous avions d’ailleurs appris fortuitement.

Des grands départements égoïstes

6. Bernard Boutet de Monvel (1881-1949)
Autoportrait place Vendôme, 1932
Huile sur toile - 107,4 x 89,2 cm
Vente Sotheby’s Paris, 5 et 6 avril 2016
Photo : Sotheby’s
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Tout démontre en effet que les « grands départements » qui sont, en réalité, représentés à chaque fois par une seule personne, ne jouent pas le rôle qu’ils devraient. Au lieu de se poser la question : « l’œuvre présente-t-elle un "intérêt majeur pour le patrimoine national" (définition légale) ? », ils se posent celle-ci : « est-ce que cette œuvre m’intéresse, et est-ce que j’ai les moyens de l’acheter ? ». La plupart du temps, ils ne prennent même pas la peine de consulter leurs collègues d’autres établissements, ni ne s’interrogent sur la possibilité d’un classement monument historique, autre issue possible de la procédure (voir l’article L. 111-6 al 2 du code du patrimoine). Pire : proportionner le nombre des trésors nationaux aux capacités d’acquisition immédiates des musées revient à « casser son thermomètre ». Pas de trésor national, donc pas de problème patrimonial ! C’est la stratégie tentée dans l’affaire des Rembrandt, avant que la médiatisation du dossier ne change la donne. Pourtant, le texte est clair : doit être reconnu comme « trésor national » tout « bien qui présente un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie » (article L. 111-1 du code du patrimoine), quitte à ensuite le laisser sortir de France, si les crédits ne peuvent être trouvés. Mais c’est au moins reconnaitre qu’il y a un problème de financement, préalable nécessaire à la mise en œuvre de solutions nouvelles.
Quoi d’étonnant dans ces conditions que, lors de la récente vente Boutet de Monvel, le « grand département patrimonial du XXe siècle », c’est-à-dire le directeur du Musée national d’art moderne Bernard Blistène ait accordé d’office le certificat d’exportation à l’Autoportrait place Vendôme (ill. 6) et plus généralement à toute œuvre qui serait vendue à un prix dépassant les limites exigeant l’obtention de cette autorisation ? Alors que nous l’interrogions sur cette affaire, il nous a en effet répondu que « le Musée national d’art moderne conserve pas moins de cinq œuvres de Boutet de Monvel mais que ses crédits ne rendaient évidemment pas possible l’acquisition de l’Autoportrait en question ». Cela prouve exactement ce que nous énoncions plus haut : Boutet de Monvel - dont aucune des cinq œuvres appartenant à Beaubourg n’est évidemment exposée - n’intéresse bien sûr pas le musée national d’Art Moderne qui n’expose d’ailleurs jamais les peintures ou sculptures de style Art Déco comme si celui-ci n’était pas un des courants majeurs du XXe siècle. Bernard Blistène ajoute qu’il n’avait de toute façon pas les moyens de l’acheter. Mais ce n’est pas le problème ! Il devait simplement répondre à la question : cette œuvre est-elle d’un intérêt patrimonial majeur ? La réponse est évidemment oui, il s’agit d’un chef-d’œuvre, le plus connu et le plus emblématique de Boutet de Monvel. Que le Musée national d’art moderne ne veuille pas tenter de l’acquérir n’a rien d’étonnant, hélas. Mais comment sait-il qu’un autre musée ne le voudrait pas ? Et comment savait-il, par avance, qu’il était impossible de l’acquérir sans se donner les deux ans et demi de délai du refus de certificat permettant justement de rechercher un mécénat ?

7. Attribué au Maître de Rohan
Le Rejet du sacrifice de Joachim et Anne
vers 1410-1430
Tempera et or sur parchemin - 26 x 18,5 cm
Los Angeles, The J. Paul Getty Museum
Photo : SVV Collin du Bocage
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Le dessin de la tour de la cathédrale de Rouen, l’autoportrait de Boutet de Monvel, les éléments du service de la laiterie de Rambouillet… Outre tous ceux que l’on ne connaît pas, nous rajouterons à cette liste des œuvres que les grands départements n’ont pas considéré - contre l’évidence et très récemment - comme des trésors nationaux : un feuillet rarissime provenant d’un livre d’heures enluminé par le Maître de Rohan ou son cercle proche (ill. 7), acquis 160 000 € (sans les frais) par le Getty lors d’une vente à Drouot chez Collin du Bocage [2] ; l’Antinoüs du Belvédère, n° 4 des bronzes de la couronne, vendu en privé par Sotheby’s en 2014 et qui fait désormais partie des collections du Getty Museum (voir la brève du 28/7/14) ; le coffre en laque du Japon du cardinal Mazarin vendu à Cheverny en 2013 et acquis par le Rijksmuseum ; un Ecce Homo et une Mater Dolorosa de Pedro de Mena, l’un des plus grands sculpteurs espagnols du XVIIe siècle dont le Louvre ne possède rien, vendu en 2013 au Metropolitan Museum of Art (voir la brève du 9/9/14) ou encore le Concert de Gerrit van Honthorst acquis en 2013 par la National Gallery de Washington (voir la brève du 28/11/13) Les pleurants sont finalement une belle allégorie de l’état d’esprit des amoureux des musées français qui se désolent de voir ainsi des pans entiers de notre patrimoine quitter notre pays sans que ceux en charge de sa conservation ne fasse un geste pour tenter de les retenir.

Le mécénat insuffisant

Outre le désintérêt, il faut dénoncer ici l’incapacité désormais chronique de certains musées - le Louvre notamment - à trouver le mécénat nécessaire à ces achats. Lorsqu’il est arrivé à la présidence du musée, Jean-Luc Martinez s’est séparé d’une grand partie des collaborateurs de son prédécesseur, notamment de la quasi totalité du service en charge du mécénat, sans réussir à le remplacer par une équipe aussi performante. Le résultat est aujourd’hui visible : les quelques trésors nationaux que le Louvre essaye tout de même tant bien que mal d’acheter ne bénéficient que très peu de cette source de financement (que deviendrait le Louvre sans AXA ?), si l’on exclut l’apport de la Société des Amis du Louvre (dont l’essentiel des ressources est désormais consacré à cette tâche) et l’apport ponctuel, une fois par an, d’une souscription populaire. Les trésors nationaux doivent donc être acquis en majeure partie sur les fonds propres du musée ce qui épuise ses finances et rend ainsi presque impossible une vraie politique d’acquisition. En 2016, le budget d’acquisition du Louvre, hors trésors nationaux, se monte en tout et pour tout à 1 million d’euros ! Ajoutons que le choix des trésors nationaux acquis par le musée est, parfois même, discutable : le prix de l’Amour de Jacques Saly (5,5 millions d’euros) était ainsi beaucoup trop élevé par rapport à la notoriété de l’artiste et à la qualité de l’œuvre, même s’il s’agissait d’une commande de Madame de Pompadour. D’une façon générale, on observe que les prix des trésors nationaux sont très généralement supérieurs à ceux du marché, y compris international, ce qui est évidemment dommageable pour le patrimoine et pose la question du mécanisme de leur estimation…

8. Jean-Baptiste Greuze (1725-1805)
La Lecture de la Bible, 1755
Huile sur toile
Paris, Musée du Louvre
Photo : Musée du Louvre/P. Fuzeau
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Nous profitons de cet article pour signaler l’achat récent de La Lecture de la Bible de Jean-Baptiste Greuze (ill. 8), également classé trésor national. Son prix est très élevé (également 5,5 millions d’euros) mais sa qualité et son importance était soulignée par la Commission consultative des trésors nationaux : Cette « œuvre remarquable de Jean-Baptiste Greuze, figurant parmi les tableaux qu’il a présentés à l’Académie royale pour son agrément en 1755 [a marqué] l’entrée de ce grand peintre français sur la scène artistique parisienne [...] Cette composition à sujet édifiant est la première manifestation du genre nouveau qu’a constitué, à l’épique, la peinture morale [...] ce tableau, d’une grande qualité picturale, très favorablement commenté dès l’époque de sa création, a été fondateur pour la peinture de la seconde moitié du XVIIIe siècle. » Son caractère de trésor national n’est donc pas contestable.

Le Louvre nous a communiqué un bilan des acquisitions de trésors nationaux récents qui confirme absolument notre constat. Il fait état du mécénat de la Banque de France pour l’achat d’un Rembrandt (80 M€). Nous ne ferons pas l’injure aux fidèles de La Tribune de l’Art de leur expliquer ici en quoi le musée ne peut pas se targuer de ce mécénat (nous renvoyons les autres à la lecture de nos articles).
Détaillons le reste : les deux Pots à Oille du service Walpole (voir la brève du 16/6/14), L’Amour de Saly, le tableau de Greuze, et la table de Teschen ont été financés au total de la manière suivante : 11,096 M€ par les crédits d’acquisition du Louvre, 5,925 M€ par les Amis du Louvre, 1,499 M€ par l’opération « Tous mécènes », 0,528 M€ par le Fonds du Patrimoine (l’État), 1,5 M€ par un donateur anonyme, et 8,5 M€ par du mécénat d’entreprise (AXA et la Banque de France pour 7 millions), soit pour quatre trésors nationaux représentant un coût total de 29,05 millions d’euros, seulement 29% provenant du mécénat d’entreprise, l’essentiel (24%) étant apporté par AXA et la Banque de France. Même en ajoutant le mécénat particulier (« Tous « mécènes » et le mécénat anonyme de 1,5 million d’euros), on constate que le mécénat ne porte que sur 34,5%, soit à peine plus du tiers. Le financement des trésors nationaux est donc bien assuré essentiellement par les crédits du Louvre et par les Amis du Louvre (un mécénat certes, mais « captif »), empêchant ainsi le musée de mener une vraie politique d’acquisition. Comme l’affirme le musée, « acquérir, c’est choisir » [3]. Malheureusement, l’achat de quelques trésors nationaux empêche un véritable choix.

De nouvelles procédures à imaginer

Des trésors nationaux que les musées se révèlent incapables d’acheter, d’autres qui ne sont même pas reconnus comme tels, il est clair que le système ne fonctionne plus et qu’il est temps de penser à l’amender.
Pour cela, il faut que quelqu’un joue le rôle que tenait autrefois la défunte Inspection des musées. Il faut, c’est évident, assurer une politique cohérente des musées français et les aider à la mettre en œuvre. Il est nécessaire que le marché de l’art soit suivi attentivement et que tous les musées - mais aussi l’administration des monuments historiques - susceptibles d’être intéressés par une œuvre mise en vente puissent en avoir connaissance le plus tôt possible. Ce travail de veille, cette coordination, il serait logique qu’ils soient assurés au niveau du ministère de la Culture, non pour se substituer aux musées, mais bien pour les assister en accomplissant des missions qu’ils ne peuvent pas toujours mener seuls.

Les missions des « grands départements » ne doivent plus être remplies par une seule personne, même lorsque celle-ci prend soin (ce n’est pas toujours le cas) de s’entourer des avis de ses proches collaborateurs. Il faut absolument associer aux décisions les conservateurs des autres grands musées et des spécialistes des domaines concernés. Pourquoi, dans le cas du dessin de Rouen n’a-t-on pas consulté des médiévistes et des archivistes ? À l’ère du numérique il n’est pas compliqué d’obtenir rapidement des avis complémentaires.

Non seulement des équipes compétentes en recherche de mécénat doivent être mises en place (c’est tout de même la moindre des choses lorsqu’on possède une législation aussi avantageuse dans ce domaine), mais de nouvelles sources de financement doivent être trouvées. Il est temps, notamment, que le gouvernement crée enfin cette fameuse loterie dont les bénéfices seraient affecté au patrimoine et aux musées. Les achats de trésors nationaux, souvent très coûteux, ne doivent pas être financés par les budgets ordinaires des musées, faute de quoi il ne leur est plus possible de mener une véritable politique d’acquisition. Enfin, comme nous l’avons dit, il serait temps de renouer de manière plus fréquente avec le classement monument historique permettant aux propriétaires de remeubler dans de meilleures conditions des lieux qu’ils souhaiteraient ouvrir au public [4].

Didier Rykner

Notes

[1Nous ne sommes sans doute pas exhaustif dans cet inventaire, et nous prévoyons de refaire un bilan complet des refus de certificat de sortie et du devenir des œuvres, comme nous l’avons déjà fait par le passé.

[2Présenté comme une école française vers 1410-1430 et estimé seulement 7 à 10 000 € ; sa vente 160 000 nécessitait d’obtenir un certificat d’exportation.

[3Le Louvre nous a demandé s’il était possible de faire figurer dans l’article l’ensemble des éléments qu’il nous a founis. Nous le faisons bien volontiers en transcrivant intégralement leur réponse à nos questions :
« Ainsi que le formule le Projet scientifique et culturel du musée du Louvre, la politique d’acquisition est particulièrement complexe à définir, puisque par définition, « acquérir, c’est choisir ».
Ces choix peuvent s’avérer difficiles et impliquer des sacrifices. En outre, l’ampleur des collections du Louvre rend la définition de critères difficile car les problématiques sont variées, dépendantes de l’histoire des collections et des domaines scientifiques, voire des contextes géopolitiques (collections archéologiques).
En ce qui concerne les Trésors nationaux et les Œuvres d’Intérêt Patrimonial Majeur, la politique du Louvre consiste à se garder la possibilité d’acheter des œuvres exceptionnelles et ainsi de renoncer à des œuvres moins importantes.

Pour l’année 2015, le montant total des enrichissements s’est élevé à 15,507 M€ dont 9,10 M€ de mécénat, près de 6 M€ de crédits d’acquisition du Louvre et 350 000 € provenant de dons d’argent de la Société des Amis du Louvre.

Vous trouverez ci-dessous, à titre d’exemples, le détails du financement des dernières acquisitions trésors nationaux et œuvres d’intérêt patrimonial majeur.

 Les deux Pots à oille du service Walpole, montant total de 5,55 M€ (2014)
Société des Amis du Louvre : 2,775 M€
Crédits d’acquisition du Louvre : 2,775 M€

 La Table de Teschen, montant total de 12,5 M€ (2015-2016)
Banque de France : 5 M€
AXA : 2,5 M€
Crédits d’acquisition du Louvre : 2,337 M€
Donateur anonyme : 1,5 M€
Société des Amis du Louvre : 350 000 €
Opération « Tous Mécènes ! » : 813 000 €

 La Lecture de la Bible de Greuze montant total de 5,5 M€ (2015-2016)
Crédits d’acquisition du Louvre : 3 971 M€
Fonds du Patrimoine : 528 000 €
Mécénat d’entreprise anonyme : 1 M€

 L’Amour de Saly, montant total de 5,5 M€ (2015-2016)
Société des Amis du Louvre : 2,8 M€
Crédits d’acquisition du Louvre : 2,013 M€
Opération « Tous Mécènes ! » : 686 650€

 Portait d’Oopjen Coppit de Rembrandt, montant total de 80 M€ (2016)
Banque de France : 80 M€

Parmi les œuvres non classées Trésors Nationaux ou OIPM, quelques exemples d’acquisitions récentes sur le marché de l’art :
 Le panorama Promenade dans un parc de Carmontelle (crédits d’acquisition du Louvre)
 Les Portrait de George Sand d’Eugène Delacroix et Portrait équestre de S.M. le roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte de Théodore Géricault pour le musée Eugène-Delacroix (crédits d’acquisition du Louvre)
 Le Baiser de Judas et l’arrestation du Christ par le maître Dreux Budé (crédits d’acquisition du Louvre)
 La broche d’épaule de l’impératrice Eugénie (crédits d’acquisition du Louvre)
 Gourde de pèlerin (crédits d’acquisition du Louvre)
 Huit pages enluminées d’un Shanahmeh du XVIe siècle (crédits d’acquisition du Louvre)
 Un ensemble de 23 tablettes et cônes cunéiformes d’époque néo-sumérienne et perse achéménide, provenant de l’exceptionnelle collection réunie au XIXe siècle par le colonel François-Maurice Allotte de la Fuÿe (crédits d’acquisition du Louvre).
 »

[4Nous remercions Julien Lacaze pour sa relecture attentive de cet article et les améliorations qu’il nous a suggérées.

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