Trois sculptures du XIXe siècle pour l’Art Institute de Chicago

5/12/19 - Acquisition - Chicago, The Art Intitute - Toujours aussi actif sur le front des acquisitions, l’Art Institute de Chicago vient de s’enrichir de trois œuvres importantes de la fin du XIXe siècle. Après avoir acheté un splendide tableau de Domenico Fetti (voir la brève du 28 juin 2019) puis un précieux coffret vénitien en cristal de roche (voir la brève du 4 septembre 2019), l’Art Institute a porté son choix sur trois sculptures dont la première constituait l’une des révélations de l’exposition Les Impressionnistes à Londres, présentée à la Tate Britain à l’hiver 2017 puis au Petit Palais à l’été 2018.


1. Jules Dalou (1838-1902)
Buste de jeune homme, 1877
Plâtre patiné - 70 x 44 x 32 cm
Chicago, The Art Institute
Photo : The Art Institute of Chicago
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Ce magnifique Buste de jeune homme (ill. 1) de Jules Dalou a été acquis par le musée américain auprès du marchand anglais William Agnew, qui le proposait lors de la dernière édition de la foire Masterpiece à Londres. Comme le précise Amélie Simier, directrice du Musée Bourdelle mais aussi spécialiste de l’artiste, dont elle avait assuré le co-commissariat de la dernière rétrospective (voir l’article), cette œuvre atypique résulte d’un exercice d’école. Selon la tradition, le buste aurait été modelé - en seulement quatre-vingt dix minutes ! - en terre par le professeur Dalou à l’attention de ses élèves britanniques. Une fois cette démonstration de modelage achevée, la terre fraîche aurait du repartir au baquet mais l’un des plus proches élèves du maître, Alfred Drury (1856-1944), l’aurait préservée en la moulant immédiatement : nous lui devons donc cette épreuve originale. Cet épisode fait toute la rareté de ce buste, qui représente certainement un modèle présent dans l’atelier, peut-être d’origine italienne comme beaucoup de modèles travaillant alors à Londres. D’une immédiateté saisissante, portant encore les marques des mains de l’artiste, ce buste au modelé vigoureux séduit tout de suite par son expressivité et son naturalisme.

Il s’agit surtout d’un témoignage unique des séances d’enseignement de Dalou, exilé outre-Manche entre 1871 et 1879, suite à son implication dans la Commune de Paris. Seule une gravure de John Park - un élève d’Alphonse Legros - représentant une étude d’après un modèle de Dalou nous évoque encore ce travail de modelage en public. Ne parlant pas anglais, le grand sculpteur se devait de recourir à ce genre de performance, dont d’autres artistes français enseignant en Grande-Bretagne étaient également coutumiers : leur virtuosité faisait aussi leur réputation. Élève puis assistant de Dalou à Paris, Alfred Drury conserva soigneusement cette relique de sa jeunesse qui passa ensuite dans sa descendance et ne fit son apparition sur le marché qu’en 2019. Trois bronzes posthumes furent tirés de ce buste : en 1918, une première fonte fut destinée à la célèbre collection de Matsukata Kōjirō mais se trouve conservée depuis 1971 au musée de Varsovie, en provenance de l’ambassade polonaise à Londres. Une fonte postérieure est toujours en main privée et un fragment du buste fut également fondu en 1918 pour le peintre et graveur Frank Brangwyn, ami d’Alfred Drury et conseiller de Matsukata Kōjirō pour ses acquisitions : l’œuvre est conservée - manifestement en réserves - à la William Morris Gallery de Waltamstow.

2. Camille Pissarro (1830-1903)
Gauguin sculptant la Dame en promenade, vers 1880
Pierre noire - 23,3 x 29,7 cm
Stockholm, Nationalmuseum
Photo : Cecilia Heisser / Nationalmuseum
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A l’été 2017, l’Art Institute de Chicago accueillait la première étape de l’exposition Gauguin l’Alchimiste, qui fut ensuite présentée à Paris, au Grand Palais. Cette importante manifestation entendait réévaluer les expérimentations de l’artiste à travers divers médiums : la peinture et le dessin, bien sûr, mais aussi la cire ou le bois. Comme nous l’écrivions alors dans cet article, cette approche technique permettait de décloisonner les disciplines en juxtaposant des œuvres aux motifs récurrents mais aux techniques complémentaires. Gloria Groom, conservatrice à Chicago, explique combien Gauguin cherchait vraiment à s’investir physiquement avec ses matériaux, n’hésitant pas à gratter ou découper, tantôt ôtant, tantôt ajoutant : son travail sur bois est ainsi très expérimental. Utilisant la gouge, le ciseau ou le papier de verre, il façonne des surfaces lisses ou grossières selon l’occasion. Le bois est alors un matériau idéal pour Gauguin, qui a commencé à le travailler dans les années 1860, lorsqu’il servait dans la marine marchande mais qu’il a continué à sculpter ensuite. Dès sa première participation à une exposition impressionniste, en 1879, Gauguin décida de présenter - hors catalogue - une sculpture, qui fut d’ailleurs la seule de cette exposition. Il récidiva l’année suivante avec un buste de son épouse Mette mais il abandonna vite le marbre, matériau qu’il jugeait sans doute trop académique. Comme en peinture, Gauguin suit ici l’exemple de ses mentors Degas et Pissarro mais Degas ne présenta qu’une seule sculpture de son vivant - la célèbre Petite danseuse - tandis que Pissarro choisit de son côté de ne pas les rendre publiques. Le Nationalmuseum de Stockholm possède par ailleurs un fort précieux dessin (ill. 2) de Camille Pissarro montrant Gauguin au travail, très concentré, en train de ciseler la sculpture que le musée de Chicago vient justement d’acquérir.

3. Paul Gauguin (1848-1903)
Dame en promenade ou Promeneuse, dite aussi La Petite Parisienne, vers 1880
Bois partiellement polychrome, 25 cm
Chicago, The Art Institute
Photo : The Art Institute of Chicago
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Sa Dame en promenade, dite aussi La Petite Parisienne, a sans doute été exécutée au cours de l’année 1880, à un moment clef de la carrière de l’artiste. Son sujet est éminemment moderne mais il le traite d’une manière surprenamment fruste : les formes sont simplifiées, la polychromie sommaire et les dimensions plutôt modestes. Cette œuvre (ill. 3) fut présentée à la sixième Exposition impressionniste de 1881, aux côtés de la Chanteuse désormais conservée à Copenhague. Une partie de la critique s’intéressa à cet aspect novateur : Paul Mantz affirma que « le nouvel élément [...] c’est la sculpture » tandis que Joris-Karl Huysmans estima que « depuis des milliers d’ans, les sculpteurs ont négligé le bois qui s’adapterait merveilleusement, selon moi, à un art vivant et réel ». Félix Fénéon salua quelques années plus tard la modernité de cette sculpture de Gauguin mais il ne faut pas oublier que l’œuvre ne fut pas comprise par la majorité de ses regardeurs, qui la trouvèrent surtout laide. Gauguin y mêle un grand nombre de références, largement analysées depuis : on y vit des réminiscences des jouets pour enfants, des figures de Tanagra, de l’imagerie populaire mais surtout, bien entendu, des Parisiennes de l’époque telles que les représentaient des artistes comme Edgar Degas. En 1999, le Detroit Institute of Art avait acquis une autre version de cette sculpture, en plâtre patiné, provenant des collections du marchand Ambroise Vollard.


4. Paul Gauguin (1848-1903)
Coffret, 1884
Poirier teinté en rouge et sculpté, charnières métalliques, cuir, netsuke incrustés - 22 x 14,8 x 51,5 cm (vue de la face avant)
Chicago, The Art Institute
Photo : The Art Institute of Chicago
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5. Paul Gauguin (1848-1903)
Coffret, 1884
Poirier teinté en rouge et sculpté, charnières métalliques, cuir, netsuke incrustés - 22 x 14,8 x 51,5 cm (vue de la face arrière)
Chicago, The Art Institute
Photo : The Art Institute of Chicago
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C’est encore à Degas qu’on pense en admirant la seconde sculpture de Gauguin que vient d’acquérir l’Art Institute de Chicago, plus précisément à sa Répétition d’un ballet sur la scène de 1874, qui fit partie de la toute première exposition impressionniste avant d’être léguée à l’État par le comte Isaac de Camondo en 1911. Ce tableau se voit cité littéralement sur la face principale (ill. 4 ) de ce très étrange coffret, qui constitue l’une des créations les plus énigmatiques de l’artiste. Un symbolisme complexe est à l’œuvre ici : on a encore du mal à discerner la fonction de cet objet, sans parler de sa datation ou bien de son interprétation... Ces danseuses à la facture sommaire, sculptées en bas-relief, contrastent avec l’autre côté (ill. 5) du coffret, incrusté de deux netsuke japonais aux traits lisses, encadrant la signature gravée de Gauguin (ill. ) qui semble ici rendre hommage à l’art japonais. Le coffret était autrefois muni d’une serrure, dont la trace est visible au-dessus des ballerines, ce qui laisse imaginer qu’il était peut-être initialement conçu comme une boîte à bijoux.

6. Paul Gauguin (1848-1903)
Coffret, 1884
Poirier teinté en rouge et sculpté, charnières métalliques, cuir, netsuke incrustés - 22 x 14,8 x 51,5 cm (vue ouvert)
Chicago, The Art Institute
Photo : The Art Institute of Chicago
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C’est une macabre découverte que l’on fait en ouvrant la boîte : Gauguin y a sculpté une figure (ill. 6) qui fait songer à un corps momifié. On croit presque avoir affaire à un cercueil miniature. Qu’a souhaité signifier l’artiste ? Une spécialiste de Gauguin suggère qu’il s’agisse d’une variation d’après les cercueils de l’Âge du Bronze danois, vus par l’artiste lors de sa visite à l’Oldnordisk Museum de Copenhague à la fin de l’année 1884, ce qui retarderait un peu la datation de cet objet mystérieux. La présence du « cadavre » à l’intérieur du coffret interdit de penser qu’il pouvait être utilisé. Observée de plus près, la posture du corps fait irrésistiblement penser à la figure d’Oviri que développera Gauguin dans les années suivantes. Évoquant à la fois la France impressionniste, le Danemark préhistorique et le Japon traditionnel, ce coffret constitue donc un éclatant exemple du goût de Gauguin pour l’assemblage transculturel. Les deux sculptures étaient prêtées à l’exposition Gauguin l’Alchimiste par la Kelton Foundation de Santa Monica, qui les a directement cédées au musée de Chicago.

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