Don d’une coiffeuse d’Eileen Gray au Musée des Arts Décoratifs

5/12/19 - Acquisition - Paris, Musée des Arts Décoratifs - Le Musée des Arts Décoratifs a enrichi ses collections modernes d’une nouvelle œuvre de la designer et architecte irlandaise Eileen Gray. Ce modèle unique de coiffeuse (ill. 1 et 2) a probablement été conçu vers 1926 pour la Villa E 1027, chef-d’œuvre moderniste d’Eileen Gray et de l’architecte roumain Jean Badovici érigé entre 1926 et 1929 sur les rivages de Roquebrune-Cap-Martin face à Monaco (son titre codé lie leurs initiales, le E d’Eileen, le 10 du J de Jean - dixième lettre de l’alphabet -, le 2 du B de Badovici et le 7 du G de Gray). Elle rejoint dans les collections du musée une table et une armoire de toilette haute de même provenance exposées de façon permanente dans le module dédié au mobilier métallique des années 1926 à 1931 (le musée conserve également en réserves un tapis et un dessin antérieur). Peu après le décès de Jean Badovici en 1956, la Villa et l’ensemble de son mobilier devinrent pour une vingtaine d’années la propriété d’une amie suisse de Le Corbusier, Marie-Louise Schelbert. C’est elle qui offrit la coiffeuse à Thomas Rebutato, le propriétaire du petit bar-restaurant voisin l’Étoile de mer, dont les héritiers font aujourd’hui don au musée parisien qui l’a d’ores et déjà restaurée.


1. Eileen Gray (1878-1976)
Coiffeuse, vers 1926
Acier et cuir - 84,5x53x 40,3 cm
Paris, Musée des Arts Décoratifs
Photo : MAD, Paris/Christophe Dellière
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2. Eileen Gray (1878-1976)
Coiffeuse, vers 1926
Acier et cuir - 84,5x53x 40,3 cm
Paris, Musée des Arts Décoratifs
Photo : MAD, Paris/Christophe Dellière
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Rappelons brièvement le lien historique qui unit la famille Rebutato au site de Cap Martin aujourd’hui baptisé « Cap Moderne » qui réunit la Villa E 1027, l’Étoile de mer ainsi que le Cabanon et les Unités de camping de Le Corbusier respectivement construits en 1949, 1952 puis 1957. En 1948-1949, Thomas Rebutato (1907-1971), alors plombier-chauffagiste, acheta un vaste terrain jouxtant la Villa E 1027 et y fit construire un modeste « bistrot – casse-croûte », accessible depuis le « sentier des douaniers ». Le Corbusier, résident régulier de la Villa, y prit ses habitudes et se lia d’amitié avec la famille. Elle lui cèda une parcelle attenante où il put édifier son célèbre cabanon avant d’ériger pour elle cinq unités de camping sur pilotis, aboutissement de longues réflexions sur les résidences de vacances. Le bar-restaurant comme les chambres meublées demeurèrent en usage jusqu’en 1987 sous la houlette de Marguerite Rebutato, l’épouse de Thomas décédé seize ans plus tôt. S’en suivirent des années de perdition que plusieurs initiatives de l’année 2000 surent heureusement infléchir : le site fut classé à l’Inventaire des Monuments Historiques et sa propriété entièrement transférée au Conservatoire du Littoral après la donation du restaurant et des unités de camping par la famille Rebutato (le Cabanon et la villa E-1027 avaient été achetés en 1979 puis en 1999 grâce au soutien de la Ville) qui constitue parallèlement l’« Association Eileen Gray – Étoile de mer – Le Corbusier » en vue de sauvegarder et mettre en valeur cet ensemble architectural (préfigurant l’« Association Cap Moderne » créée en 2014 en vue de l’ouverture du site aux visites guidées qui débutèrent l’année suivante). Commença alors une laborieuse campagne de restauration qui s’achève aujourd’hui seulement alors que le site s’apprête à rejoindre le giron de la CMN (qui en assurait la cogestion depuis 2018) en mars 2020.

Concernant la Villa E 1027, la restauration porta sur la structure en béton armé, le second œuvre, l’aménagement intérieur et les jardins. Elle s’est attachée autant que possible au maintien des éléments d’origine malgré leur fragilité. Une campagne de remeublement a été menée parallèlement, la Villa ayant été vidée de l’intégralité de son mobilier en 1991 - en dépit de son inscription à l’Inventaire des Monuments Historiques depuis 1975 - dispersé par Sotheby’s Monaco à l’initiative de son ultime propriétaire privé qui y mourra assassiné cinq ans plus tard. Plusieurs musées y acquirent des pièces d’Eileen Gray à l’instar du National Museum of Ireland, du Vitra Design Museum ou du centre Georges-Pompidou - qui lui consacra en 2013 la première rétrospective française alors que se tournait parallèlement sous la direction de Mary McGuckian le biopic de l’artiste, The Price of Desire. Aux quelques rares meubles fixes encore en place qui ont été restaurés, s’ajoutent aujourd’hui des meubles fixes recréés par l’Association Cap Moderne, d’après les plans et photos d’origine, ainsi que des rééditions des meubles mobiles d’origine par la société londonienne Aram Designs.

Si Eileen Gray jouissait déjà d’une grande renommée de décoratrice-ensemblière en 1926, la formule de mobilier qu’elle conçut pour la Villa E 1027 se démarque du style largement Art Déco des meubles et des tapis qu’elle proposait à la vente dans sa galerie parisienne Jean Désert. Elle conçut la première de ses deux réalisations architecturales (la seconde, la Villa Tempe a Pailla à Menton, fut érigée au début des années 1930) comme une œuvre d’art total pensée dans ses moindres détails. Un numéro spécial de la revue L’Architecture vivante éditée par Jean Badovici s’en fit le manifeste dès 1929. Entre minimalisme et sophistication, Eileen Gray proposa un nouveau modèle d’habitat fonctionnel et adaptable qui combinait deux « formules de vie » : la « formule normale » qui se traduit par un mobilier stable le plus souvent intégré à l’architecture et la « formule camping » usant de meubles transportables polyvalents. La coiffeuse qui rejoint le Musée des Arts Décoratifs, conçue pour la chambre d’amis du rez-de-chaussée bas, est une parfaite illustration de ce mobilier innovant par la légèreté de ses matériaux - structure en acier tubulaire, qu’elle est l’une des premières à utiliser avec le hongrois Marcel Breuer - et l’ingéniosité de ses tiroirs s’ouvrant latéralement sur un pivot. La chambre d’amis, à l’instar de la Villa toute entière, fourmillait de mobilier escamotable ou extensible formé d’articulations, de charnières ou de glissières. Citons la table transformable en bureau, le secrétaire à rabat et rayonnages intégré au mur dont pouvait s’extraire un plateau ou le célèbre miroir mural circulaire Satellite de la salle d’eau attenante doté d’un bras articulé portant un petit miroir rond.

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