La Liberté de Delacroix, Monsieur Bertin d’Ingres, Balthazar Castiglione de Raphaël, ou le Louvre décapité par Lens

1. Eugène Delacroix (1798-1863)
La Liberté guidant le peuple, 1830
Huile sur toile - 260 x 325 cm
Paris, Musée du Louvre
En 2013 à Lens
Photo : RMNGP/H. Lewandowski
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L’embargo sur cette information ne sera levé que demain matin [1]. Mais puisque La Tribune de l’Art n’a reçu du Louvre aucune information à ce sujet, cet embargo ne nous engage pas et nous en parlerons dès maintenant.

La liste des quelques deux cents œuvres déposées au Louvre-Lens pour son ouverture sera en effet dévoilée entièrement demain. Nous pouvons déjà en fournir ici une partie, mais au fond peu importe le détail. Car certains de ces prêts vont, comme nous le craignons, priver le Louvre de quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, ceux que les visiteurs viennent voir en priorité. Le budget de cette antenne, à la charge des collectivités locales du Nord-Pas-de-Calais, sera de 15 millions d’euros par an. Soit un montant dont la plupart des musées de province, qui renferment, eux, de vraies collections, peuvent toujours rêver [2]. Ce budget équivaut à celui du Musée de l’Armée à Paris ! Celui de l’établissement public de Versailles est d’environ 100 millions, soit seulement un peu plus de six fois cette somme ! Cette manne sera autant de moins disponible pour les autres musées d’une région dont on sait qu’elle est pourtant l’une des plus riches en ce domaine.


2. Raphaël (1483-1520)
Balthazar Castiglione
Huile sur toile - 82 x 67 cm
Paris, Musée du Louvre
En 2013 à Lens
Photo : RMNGP/J. G. Berizzi
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3. Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867)
Monsieur Bertin, 1832
Huile sur toile - 116 x 95 cm
Paris, Musée du Louvre
En 2013 à Lens
Photo : RMNGP/C. Jean
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Pendant plus d’un an, les visiteurs du Louvre seront donc privés de rien moins que La Liberté guidant le peuple de Delacroix (ill. 1), un tableau déjà envoyé en 2004 (mais c’était alors seulement pour trois mois) sans aucune justification à Strasbourg (voir la brève du 4/9/04), alors que le chef du département des peintures, Vincent Pomarède, a écrit à propos de cette œuvre qu’elle était « fragile » (voir l’article) ; le Balthazar Castiglione de Raphaël (ill. 2) qui, avant l’exposition d’Atlanta, n’était jamais sorti du musée et qui depuis passe son temps à être promené un peu partout, et enfin - mais nous l’avions appris dès 2008 (voir l’article) - un des tableaux majeurs d’Ingres, Monsieur Bertin (ill. 3). Ces trois tableaux ne sont pas seulement des chefs-d’œuvre du Louvre, ils sont le Louvre. Et on peut s’attendre à ce qu’il en aille de même pour les années à venir : après la Liberté, peut-être le Sardanapale et après Monsieur Bertin, pourquoi pas L’Odalisque ?

Partiront aussi, dans cette première fournée, la Madeleine de Georges de La Tour, mais on sait déjà que le musée parisien est condamné manifestement, sauf exception miraculeuse, à ne jamais exposer ensemble sa collection de tableaux de cet artiste (voir l’article), la plus exceptionnelle au monde ; ainsi que, notamment - mais ce ne sont que quelques exemples - le Saint François d’Assise de l’école italienne du XIIIe siècle, l’œuvre la plus ancienne du département des peintures ; le Saint Sébastien du Pérugin ; le Portrait de Denis Diderot de Fragonard ; l’Orphée et Eurydice de Nicolas Poussin ; Master Hare de Joshua Reynolds (il faut dire que la peinture anglaise dont les nouvelles salles financées par Michel David-Weil devaient ouvrir en 2005, seront peut-être inaugurées dans cinq ou dix ans...), etc [3].

Rien que l’annonce de ces quelques œuvres qui seront exposées dans cette « galerie du Temps » suffit à démontrer l’inanité de cet accrochage auquel s’ajouteront des sculptures (la Baigneuse de Falconet), des antiquités (la Dame Touy, déjà annoncée en 2008) ou des objets d’art (une Athénienne de Martin-Guillaume Biennais)... Des chefs-d’œuvre, indiscutablement, mais aucune réflexion, aucun discours, aucune possibilité de mettre ces objets en relation pour essayer d’en tirer au moins, pour les visiteurs, un sens quelconque. Ils auront vu des œuvres d’art, comme les visiteurs de Fukushima, ou ceux de Cambrai pour le Centre Pompidou Mobile en auront vu. Et alors ?

Si le Louvre a finalement renoncé à déposer longtemps à Lens la Sainte Anne juste restaurée, celle-ci sera tout de même envoyée pendant trois mois [4] dans l’exposition consacrée à la Renaissance (sic !). Imagine-t-on une exposition sérieuse consacrée à un thème aussi générique que la « Renaissance » ?
Clairement, et cela sera encore plus marquant lorsque ouvrira le Louvre Abu-Dhabi, le musée du Louvre, en tant que collection constituée patiemment par les rois de France, puis par la République, pour représenter au mieux, pour tous les visiteurs et donc pour tous les Français, une histoire de l’art la plus complète possible, a vécu. Déjà une plaque tournante pour les multiples expositions sans réel sujet qu’il organise un peu partout (voir récemment celle de Fukushima qui devrait bientôt commencer), le Louvre est désormais un stock où les œuvres peuvent passer quelques jours avant de repartir vers une nouvelle destination, et où l’on peut se servir en fonction de critères économiques, diplomatiques ou politiques sans considération aucune pour la fragilité ou l’intérêt des collections.

English Version

Didier Rykner

Notes

[1Un embargo, en journalisme, signifie que l’on reçoit un communiqué de presse ou une information directement de la source, permettant de travailler sur un article, sans pouvoir en parler avant une date précise. Comme l’émetteur informe d’un fait que nous ne connaissions pas par d’autres moyens, il est logique de respecter cet embargo. En revanche, lorsque nous avons l’information par ailleurs, l’embargo n’a aucune justification. Manifestement, il semble que la direction du Louvre n’a pas encore compris que nous n’avons souvent pas besoin de communiqués pour savoir ce qui se passe dans le musée...

[2Quelques exemples seulement : le nouveau Musée Soulages à Rodez table sur un budget de fonctionnement de 1,2 millions d’euros (source : La Dépêche), le LAM de Villeneuve d’Ascq, plutôt bien doté, touche moins de la moitié, soit 6 millions par an (source : Mairie de Villeneuve-d’Ascq) et Cambrai a en tout et pour tout 715 000 € par an comme nous le disions dans notre article sur le Centre Pompidou Mobile.

[3Dès 2008, outre le départ de Monsieur Bertin étaient annoncés ceux du Georges de La Tour, du Poussin et du Pérugin.

[4Nous annoncions ce déplacement dès 2006 (voir l’article).

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