Georges de la Tour éparpillé, façon puzzle…

1. Georges de la Tour (1542-1519)
La Madeleine pénitente
Huile sur toile - 128 x 94 com
Paris, Musée du Louvre
Photo : Wikimedia commons
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Autant les dossiers du type « tableau du mois » mettant en valeur une œuvre de la collection permanente ont un réel intérêt (il s’agit souvent d’informations nouvelles, d’une identification ou une acquisition), autant les initiatives qui visent à exposer une seule œuvre d’un musée extérieur n’ont la plupart du temps aucune justification scientifique [1]. Un seul objet, c’est trop peu pour développer un discours pédagogique. A petite échelle, il s’agit, ni plus, ni moins, de ce que nous dénonçons depuis longtemps : la remise en cause de la présentation de la collection permanente au profit de l’« événementiel » et la mise en scène spectaculaire d’un chef-d’œuvre sorti de son contexte. Malheureusement, ces manifestations se multiplient.

L’exemple le plus récent concerne le prêt par le Louvre d’un de ses joyaux, la Madeleine pénitente de Georges de la Tour (ill. 1) au Prado (jusqu’au 28 juin). Un événement très médiatique, puisqu’il fut inauguré par Nicolas Sarkozy – un amoureux de l’art bien connu – lors de son déplacement à Madrid. Les rapports entre les deux musées furent longtemps réduits [2], chacun privilégiant des relations avec les institutions américaines et, depuis quelques temps pour le musée madrilène, avec la National Gallery de Londres [3]. Un rapprochement entre le Louvre et son homologue espagnol est en cours. On devrait s’en réjouir, mais sous ces auspices, on a tout à craindre [4]. Jusqu’ici le Prado, grâce à un conseil de surveillance particulièrement scrupuleux et indépendant, avait pu échapper à la marchandisation des œuvres. Les choses ont changé. L’arrivée du nouveau directeur, Miguel Zugaga, en 2002, avait fait redouter à beaucoup les dérives de la mondialisation culturelle, même si celui-ci a avancé à pas feutrés, non sans critiques. L’introduction de l’art contemporain y est contestée, les échanges avec d’autres musées tombant aussi parfois dans le ridicule : l’été dernier le Prado a déplacé le 2 et le 3 mai de Goya au Musée de la Reina Sofia, situé sur la même avenue, deux cent mètres plus loin (pour les confronter à Guernica et obtenir des prêts temporaires d’œuvres de Picasso). Malgré sa propension à voir dans le Louvre un exemple à suivre, le directeur n’est pas le seul responsable : comme en France, l’agrandissement très coûteux des espaces d’accueil et d’expositions temporaires, la gestion financière rigoureuse demandée par l’Etat, le passage au statut d’établissement public et la mise en concurrence avec les autres institutions le condamnent à augmenter chaque année son budget et le nombre de visiteurs (et, de façon vertigineuse, le prix du billet d’entrée).

Le Prado réalise régulièrement de remarquables expositions dossiers, comme celle, récente, sur le Mariage de la Vierge de Pedro da Campana, conservé habituellement à la Cathédrale de Tolède, à l’occasion de sa restauration par les ateliers du musée. Il vient pourtant de se fourvoyer en créant un nouveau cycle d’expositions intitulé « La obra invitada » montrant une seule peinture demandée à l’extérieur, la première venant donc du Louvre. Il n’est d’ailleurs pas prouvé que ces opérations amènent beaucoup de nouveaux visiteurs, ou en fidélisent d’anciens. Les touristes de passage profiteront de l’aubaine pour voir un tableau de plus au milieu de centaines d’autres, les quelques personnes cultivées de la capitale qui se déplaceront spécialement pour le voir, le connaissent déjà et l’on découvert au cours de leurs voyages. Si l’on n’a pas l’habitude de fréquenter les musées, on n’ira pas spécialement au Prado pour voir une œuvre qui ne lui appartient pas.


2. Musée du Louvre, Richelieu,
Salle 38 (Hollande XVIIe siècle), mur Est.
Des touristes japonaises sont dépitées et s’en amusent :
la Dentellière de Vermeer est actuellement au Japon
Photo : M. de P. (mars 2009)
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3. Musée du Louvre, Richelieu,
Salle 38 (Hollande, XVIIe siècle), mur Nord.
Photo : M. de P. (mars 2009)
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Il ne pouvait y avoir plus mauvais choix pour débuter que la Madeleine Terf. D’une part, la peinture du XVIIe siècle est actuellement sinistrée au Louvre, de nombreux chefs-d’œuvre du Siècle d’Or étant en tournée au Japon et en Corée, à commencer par les Vermeer (voir l’article du 13/9/08 et ill. 2). Le parcours du second étage est vidé de nombreuses œuvres phares (ill. 3 et ill . 4). La salle des Georges de la Tour n’en présente plus que trois ; les moins forts, sur les six de la collection (à comparer aux quarante Poussin ou Rubens, par exemple). Ce qui oblige à accrocher des copies anciennes (L’Education de la Vierge, Saint Jérôme), dévalorisant le niveau du peintre aux yeux des étrangers qui ne lisent pas en détail les cartels, et à mettre à la place des Tricheurs un puzzle du commerce reconstitué (ill. 5) par l’« artiste » Gérard Collin-Thiébault [5]. Il y a vingt ans, la souscription publique lancée par le Louvre pour acquérir le Saint Thomas à la pique expliquait qu’il complétait idéalement la représentation du peintre, par une œuvre diurne et qu’il fallait le sauver de la sortie du territoire national. Cet objectif est bien oublié ; les six La Tour sont désormais en roulement permanent, à l’étranger ! Très populaires, ils sont constamment sollicités aux quatre coins du monde, au mépris des visiteurs et des touristes qui payent l’entrée, et avec toutes les conséquences pour leur conservation à long terme, et les restaurations que cela nécessite (on ne peut dénombrer ces dernières années les manifestations où ont été envoyés les Tricheurs ou le Saint Sébastien [6]). Le cas n’est pas unique : la série des quatre Arcimboldo n’est quasiment jamais accrochée intégralement [7] dans la Grande Galerie, et les exemples de tableaux sacrifiés, régulièrement prêtés, sont nombreux, de la Vierge au lapin de Titien à la Bethsabée de Rembrandt…


4. Musée du Louvre, Richelieu,
Salle 38 (Holande XVIIe siècle), mur Est.
Photo : M. de P. (mars 2009)
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5. Musée du Louvre, Sully, salle 28, paroi centrale.
Avec le puzzle des Tricheurs de Gérard Collin-Thiébault
à la place de l’original de Georges de la Tour
Photo : M. de P. (mai 2009)
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Le dossier de presse nous vante Georges de la Tour comme « le plus espagnol des peintres français du XVIIe siècle » (dixit Andrés Úbeda, conservateur au Prado), à cause de son ténébrisme pourtant commun à la plupart des peintres de la première moitié du siècle. On objectera qu’à cette époque, le roi Philippe IV ne s’est en fait intéressé qu’aux peintres français actif à Rome. On nous dit aussi que cette peinture complète temporairement les lacunes de la collection du Prado, ce qui est d’ailleurs en partie faux puisque ce musée possédait déjà un La Tour et qu’un autre, récemment découvert (voir brève du 3/6/05) dans un bâtiment de l’Etat, y est aujourd’hui déposé. On voit là tout le paradoxe des « œuvres invitées » : elles dépouillent Pierre pour habiller Paul car le musée prêteur, dans la plupart des cas, perd la cohérence de sa propre collection. A tout prendre, il aurait sûrement été plus judicieux et instructif de proposer l’infante Marie-Marguerite pour la confronter aux authentiques Vélasquez (voir l’éditorial du 25/12/06 et la brève du 3/2/09) ou le portrait d’enfant de Goya dont le prêt promis au Prado avait été ajourné au dernier moment par Yves Saint-Laurent (voir brève du 1/10/08). Quelques médias espagnols impertinents s’amusent même de la situation, à propos du bicentenaire de l’installation sur le trône de Joseph Bonaparte. A l’époque, disent-ils, le Louvre accueillait des chefs-d’œuvre spoliés dans toute l’Europe par Napoléon ; aujourd’hui, c’est l’inverse.

Cette manière de faire n’est pas propre au Prado. Certains musées demandent le prêt de tableaux majeurs en échange de leur contribution à une grande exposition ( la National Gallery de Londres a souvent pratiqué cette politique). Citons deux exemples : l’envoi par le Louvre des Pélerins d’Emmaüs de Titien à l’Ambrosienne de Milan pour obtenir le Paradis de Palma Giovane et celui de la Liberté guidant le peuple de Delacroix au Japon en échange du Kudara Kannon.

Depuis un certains temps, la Frick Collection de New York accueille des accrochages d’une seule peinture et exporte ses rares œuvres disponibles (puisque la plupart ont été interdites de prêt par le donateur). Elle a conclu un partenariat d’échange avec le Musée Norton Simon de Los Angeles, qui va exposer la Comtesse d’Haussonville d’Ingres, après avoir hébergé cet hiver la Femme écrivant une lettre de Vermeer de Washington (National Gallery), maintenant repartie à Dublin et Amsterdam. Le nouveau directeur de la National Gallery de Londres, Nicholas Penny, pourtant hostile, à raison, aux expositions blockbusters sans grand intérêt scientifique, s’est déclaré favorable aux présentations d’une seule œuvre, sans réaliser que cela pose les mêmes problèmes éthiques.
Comme son nom l’indique, l’« œuvre invitée » implique souvent de rendre l’invitation et d’en envoyer d’autres. Les tabous concernant des artistes rares, aux œuvres réputées fragiles, tombent, aux dépends de leur conservation pour les générations futures. Il est complexe d’organiser une exposition sur Piero della Francesca, Vermeer ou Georges de la Tour, mais le déplacement d’une seule peinture est plus facile. Que l’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit d’attiser la curiosité des populations ; ce sont en fait toujours les mêmes quarante peintres qui sont demandés, de Léonard à Rembrandt, d’Ingres à Van Gogh et Cézanne ... Des œuvres célèbres, bien connues, reproduites partout.

On ne peut passer sous silence, pour terminer, le problème que constitue l’envoi à Shangaï, en 2010, de sept chefs-d’œuvre du musée d’Orsay qui seront montrés dans le pavillon français de l’Exposition Universelle. L’Angelus de Millet, Le Balcon de Manet, La Salle de danse à Arles de Van Gogh, la Femme à la cafetière de Cézanne, La Loge de Bonnard, Le Repas dit aussi Les bananes de Gauguin et L’Age d’Airain de Rodin, autant de repères essentiels du parcours dont seront privés les visiteurs d’Orsay pendant plus de six mois, pour des raisons discutables (les Expositions Universelles sont loin d’avoir aujourd’hui l’importance et l’intérêt qu’elles revêtaient au XIXe siècle).

English version

Michel de Piles et Didier Rykner

Notes

[1Peut-être pourrait-on imaginer la confrontation de deux œuvres proches ou de pendants séparés, mais ce n’est jamais le cas. Autre contre-exemple, la présentation par le Louvre, comme tableau du mois, en mars 2009, de la Vierge au Manteau appartenant au musée du Puy et restaurée au Louvre. C’était une vraie redécouverte, légitime et réussie.

[2Ou même mauvais, comme on s’en souvient lors de la dernière exposition d’Henri Loyrette au musée d’Orsay, Manet Vélasquez, en 2003.

[3Voir la recension de l’exposition Renaissance faces et celle de l’exposition Velázquez.

[4Surtout quand on apprend qu’ils projettent des expositions communes sur Turner et le dernier Raphaël …

[5Le site de la force de l’art 2 et du Louvre nous indiquent que ce puzzle est montré à coté de l’original, mais en fait, c’est bien à la place de celui-ci. De même, Le Printemps d’Arcimboldo remplace l’original exposé au Grand Palais dans l’exposition Une œuvre peut en cacher une autre.

[6Cela vaut aussi bien entendu pour les Georges de la Tour de Rennes (Le Nouveau-né) ou de Nantes.

[7Arcimboldo absents qui « bénéficient » aussi du remplacement par un puzzle. Voir note 5.

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