Le Musée d’art et d’histoire de Genève en danger

1. Marc Camoletti (1857-1940)
Musée d’Art et d’Histoire de Genève
Carte postale ancienne
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Construit en 1910, le Musée d’art et d’histoire de Genève (ill. 1), musée municipal, souffre actuellement de deux maux : son état de vétusté, lié au manque d’entretien, exige une restauration urgente, et le manque de place pour des collections toujours plus importantes appelle un agrandissement. Bien qu’il puisse être souhaitable, pour des raisons techniques et financières, de lier les deux opérations, elles se distinguent cependant par le degré d’urgence. Pour prendre une comparaison qui pourra paraître triviale, lorsque arrive dans un hôpital la victime d’un grave accident, on n’attend pas pour intervenir d’avoir procédé aux analyses qui précèdent normalement une anesthésie générale, mais s’il s’agit d’une opération de la cataracte, quelle qu’en soit la nécessité, rien n’empêche d’en choisir la date plusieurs semaines ou même plusieurs mois à l’avance.
Pour la sécurité des personnes et pour la bonne conservation des œuvres, voilà de longues années que le bâtiment du musée aurait dû être restauré de toute urgence. En 2004, lors de la séance de la Commission municipale Arts et Culture du 22 janvier, le conseiller administratif (équivalent d’un adjoint au maire) chargé de la Culture, Patrice Mugny, déclarait que les statues de la façade menaçaient les passants et qu’à l’intérieur tombaient des plâtres. De fait, le 31 août 2007, la chute d’un grand morceau de corniche dans l’une des salles de peinture, sans faire heureusement de victimes et sans endommager aucun tableau, obligea cependant à fermer tout l’étage pendant plusieurs mois. Cäsar Menz, le directeur du Musée, insistait quant à lui, lors de la même séance, sur les conditions déplorables de conservation des œuvres, dues à la température et au degré hygrométrique dans les salles. Bref ! il y a longtemps que les travaux nécessaires auraient dû être entrepris.
Sans insister ici sur les installations techniques, en particulier la climatisation, on doit préciser que l’édifice, chef d’œuvre de l’architecte Marc Camoletti, mérite une véritable restauration, et non une simple rénovation, car il passe avec raison pour le plus bel exemple d’architecture de style beaux-arts à Genève. Fallait-il, ou faudrait-il aller plus loin, modifier la présentation des œuvres, adopter une muséographie moderne ? Cäsar Menz avait répondu par avance à cette question en 1996 dans Genava, la revue annuelle du musée : rappelant que « chaque musée possède sa propre histoire qu’il se doit de prendre en considération et de respecter », il se disait guidé, dans son programme de restauration et de réaménagement, « par l’objectif de rétablir l’harmonie et la logique qui existaient auparavant entre les collections et l’architecture », logique et harmonie qui avaient subi une altération profonde au cours des décennies.
L’agrandissement – nécessité à laquelle se trouvent un jour ou l’autre confrontés tous les musées, à l’exception de ceux dont les collections ne peuvent être modifiées, comme le Römerholz à Winterthur – pose de tout autres problèmes, liés à la nature même des collections. Celles du Musée d’art et d’histoire sont hétérogènes, allant de l’archéologie égyptienne à l’art contemporain, en passant par les arts décoratifs et les instruments de musique, sans parler de la salle des armures et des décors reconstitués de salles de châteaux. Faut-il conserver cette diversité originelle du musée ou le spécialiser, en faire un pur musée d’art (les salles du dernier étage étant parfaitement adaptées à la présentation des peintures), quitte à trouver d’autres emplacements pour les sections qui en seraient exclues ? Le numéro déjà mentionné de Genava contenait un dossier dont les conclusions penchaient pour le statu quo, et Cäsar Menz lui-même y revenait dans un article publié en 2000, à une date à laquelle un événement important avait quelque peu modifié la situation (Nikè, 2/2000). Le 10 mars 1998, en effet, le Conseil municipal avait décidé d’affecter au musée une ancienne école située derrière lui, le long du boulevard Jaques-Dalcroze, bâtiment qui accueillit bientôt, avec les bureaux de la conservation, un certain nombre de services techniques, libérant ainsi 1500 m2 dans le musée lui-même.

L’appel d’offres de 1998

Cette décision permettait donc d’étendre les surfaces d’exposition. Dans cette perspective, un appel d’offres pour marché public, à deux tours, était lancé le 14 octobre 1998. Selon le plan directeur, il s’agissait de :

« remettre en valeur, à l’intérieur comme à l’extérieur, le bel exemple d’architecture beaux-arts qu’il constitue (le meilleur à Genève parmi les édifices publics),
à l’intérieur même de ses murs, réaliser l’extension maximale des espaces d’exposition, tout en respectant la destination originelle des étages […],
[…] étudier les possibilités de couvrir la cour du musée, tout en prévoyant les dispositifs d’ouverture en été ».

Trente-cinq bureaux d’architecture envoyèrent des dossiers de candidature. Cinq furent retenus pour le second tour. Au vu des documents qu’ils produisirent, on se serait plutôt attendu à un concours d’idées. Il est vrai que l’appel d’offres présente cet avantage qu’il permet un entretien entre les candidats retenus et la commission d’experts ; mais le concours exige, lui, l’anonymat et un jury indépendant, autre qu’une simple commission composée de fonctionnaires municipaux. Le terme de concours employé par la presse et différentes publications est donc, sinon délibérément tendancieux, du moins gravement inexact.
Après examen des cinq propositions, les experts se prononcèrent pour celle de deux bureaux genevois associés, dont celui de Fabrice Jucker qui s’était assuré la collaboration de Jean Nouvel. Leur projet – plutôt un avant-projet, appelé projet Nouvel, dont on trouvera plus loin une analyse détaillée –, consistait pour l’essentiel à occuper la cour intérieure du musée par plusieurs plateaux surmontés d’un restaurant panoramique. Le commentaire de la commission portait moins sur la satisfaction des besoins du musée que sur cette « terrasse panoramique » qui assurerait la « visibilité urbaine » du musée, et s’achevait par cet argument décisif : « Pour les Genevois et les touristes, une terrasse panoramique au-dessus du musée requalifierait Genève comme une ville avec vue ».
La sottise (il n’y a pas d’autre mot) de l’argument ne doit pas faire oublier que le projet ne correspondait pas au cahier des charges. L’expression « à l’intérieur même de ses murs » devait en effet être prise stricto sensu, à l’exclusion de la cour intérieure, puisque le cahier des charges demandait par ailleurs aux candidats d’en étudier la couverture. Sans doute une transgression des exigences du cahier des charges peut-elle se justifier parfois ; mais en l’occurrence, la proposition de Jean Nouvel portait une grave atteinte à l’architecture de Camoletti que Cäsar Menz disait encore, en 2000, vouloir respecter.
Elle entraînait une autre conséquence : la restauration du bâtiment de Camoletti se trouvait liée à son agrandissement, car, comme l’expliquait Cäsar Menz devant la Commission municipale Arts et Culture le 22 janvier 2004, si l’on effectuait d’abord la restauration, il faudrait restaurer à nouveau certaines salles après l’exécution des travaux exigés par la réalisation du projet Nouvel. D’où l’obligation de trouver un financement global pour une dépense estimée à 80 millions de francs suisses. La Ville ne disposant pas de cette somme, tout fut mis en sommeil jusqu’en 2006.

Une Fondation pour le financement

Cette année-là, le 9 novembre, Patrice Mugny informait la Commission municipale Arts et Culture qu’il avait été contacté par un homme d’affaires de Genève, Renaud Gautier, membre du parti libéral et député au Grand Conseil (le Parlement du canton), qui se proposait de créer une fondation ayant pour but d’apporter, par appel au mécénat, la somme de 40 millions permettant de financer la réalisation du projet Nouvel, les autres 40 millions, destinés aux travaux de restauration, restant à la charge de la Ville. Celle-ci accepta l’arrangement à la condition que la somme fût réunie au 31 octobre 2008 ; sinon, elle abandonnerait le projet Nouvel pour reprendre celui d’une simple restauration. De fait, « fin octobre 2008 » figurait en toutes lettres sur les bulletins de souscription déposés à l’entrée du musée. Mais la somme n’ayant pas été réunie à cette date, le délai, on ne sait à la suite de quelle négociation ou par entente tacite, fut porté à la fin décembre, puis prolongé sine die jusqu’à ce que la Fondation pour l’agrandissement du Musée d’art et d’histoire disposât enfin de la somme prévue. C’était chose faite, ou à peu près, le 16 mars 2009, comme La Tribune de Genève en informait ses lecteurs – mais Le Temps du 17 précisait qu’il manquait encore cinq millions !

On admirera la rigueur dont a fait preuve la Ville, non seulement dans l’observation du délai fixé, mais plus encore dans l’estimation du coût des travaux. Le 6 novembre 2006, Patrice Mugny déclarait devant la Commission administrative Arts et Culture que la « rénovation » s’élèverait à 30 millions pour un coût global de 80 millions : on pouvait en conclure que le projet Nouvel coûterait, lui, 50 millions, et non 40. Mais, outre que ces chiffres n’avaient fait l’objet d’aucune réévaluation depuis qu’ils avaient été avancés, ils n’étaient fondés sur aucune étude sérieuse. Comme le déclarait lors de la même séance l’adjointe du conseiller administratif chargé des Constructions, « il est très difficile de se faire une idée du coût à ce stade du projet ». Autant avouer qu’on peut s’attendre à des dépassements qu’il est peu probable que la Fondation de Renaud Gautier prennent en charge.
Ces doutes ne troublèrent pas la presse, encore moins la Fondation. Celle-ci multiplia les actions en faveur du projet ; elle édita en particulier une plaquette richement illustrée qui constitue un chef d’œuvre de propagande à l’adresse de lecteurs dénués de tout sens critique. Mais les arguments ne sauraient en être appréciés à leur juste saveur qu’à partir d’une bonne connaissance du projet.

Description du Musée et du projet de Nouvel

Le musée, faut-il d’abord rappeler, se présente comme un quadrilatère entourant une cour intérieure presque carrée sur un terrain en forte déclivité vers les rues basses et le lac. La façade principale, sur la rue Charles-Galland, est tournée à peu près dans cette direction. Devant elle, le jardin de l’Observatoire forme une légère butte avant de descendre vers les rues basses en pente rapide. De chaque côté du musée court un boulevard en tranchée, le boulevard Jaques-Dalcroze, qui le sépare de la vieille ville, et le boulevard Helvétique, tous les deux au niveau du rez-de-chaussée de l’aile arrière du musée, mais au niveau du deuxième sous-sol sous la façade principale, la rue Charles-Galland les franchissant par deux ponts. Les ailes latérales, sur les boulevards, et l’aile arrière contrastent par leur sobriété avec le traitement de l’aile principale qui se distingue aussi bien par sa façade sur cour que par sa façade extérieure, ornée de colonnes engagées d’un ordre colossal. À l’intérieur, les ailes latérales et l’aile arrière contiennent de grandes salles vers l’extérieur et des enfilades de salles plus petites sur la cour. La façade principale, elle, comprend au rez-de-chaussée surélevé, de chaque côté du hall d’entrée, une galerie donnant sur la rue Charles-Galland, et côté cour l’immense cage d’un double escalier prenant jour sur celle-ci. L’escalier mène à un étage intermédiaire, puis à un hall desservant deux galeries primitivement dévolues à la sculpture d’où partent les grandes salles de peinture éclairées par des verrières et doublées de petits cabinets prenant le jour par des fenêtres sur cour. La composition d’ensemble de l’édifice se distingue par sa simplicité, sa rigueur, sa rationalité ainsi que par l’attention portée au traitement de la lumière.
L’intervention de Jean Nouvel comprend d’abord, en hors d’œuvre, un pavillon de verre situé sur l’esplanade de l’Observatoire, devant la façade principale, pavillon non compris dans le cahier des charges, destiné à contenir une billetterie, un guichet d’information, un magasin et une buvette. Malgré la transparence du verre, il constituera un écran qui gênera la vue sur la façade principale, ne serait-ce qu’en raison des équipements qu’il est censé devoir renfermer. Il sera peu pratique, la plupart des visiteurs devant traverser deux fois la rue Charles-Galland pour acheter leurs billets. Enfin, il fera double emploi avec la galerie située à gauche du hall d’entrée, consacrée à l’accueil et à la libraire. Sa seule raison d’être semble tenir à ce qu’il permettra à l’architecte de s’afficher à l’extérieur même du bâtiment.


2. Jean Nouvel
Maquette du projet pour le Musée d’Art
et d’Histoire de Genève
© Jean Nouvel
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À l’intérieur, la cour qui, bien aménagée, serait un espace délicieux et qui, protégée par une verrière comme le demandait le cahier des charges, pourrait devenir un jardin de sculpture, la cour, donc, est promise à disparition, occupée qu’elle serait par plusieurs plateaux (ill. 2). Le premier serait obtenu par excavation sous la cour jusqu’au niveau du dernier sous-sol ; le second se situerait au niveau de la cour, le troisième au niveau du rez-de-chaussée surélevée, c’est-à-dire de l’entrée. Le quatrième, au niveau des salles de peinture, servirait, selon l’avant-projet, de forum pour les vernissages, les manifestations et les conférences (l’actuelle salle de conférences, au dernier sous-sol, étant reconvertie en surfaces d’exposition). Quant au cinquième plateau, au niveau des toitures, il recevrait le restaurant panoramique. Les deuxième, troisième et quatrième plateaux s’arrêteraient à 1,5 m des façades sur cour pour laisser glisser sur celles-ci la lumière du jour. Limités par une rambarde en verre, ils seraient reliés aux salles de l’ancien bâtiment par des passerelles. Ils seraient supportés par des poutres venant se ficher dans les murs de la cour, le cinquième (le restaurant) prenant directement appui sur eux.

Analyse du projet

Les documents visuels de cet avant-projet s’accompagnaient d’un texte de présentation, un tissu d’incohérences et d’inepties dont le dernier point donnera une idée : « Faire de l’émergence lumineuse de cette architecture centrale un signe mystérieux, le nouveau pôle ainsi révélé par son programme devient attracteur. Le musée des Beaux Arts redevient un lieu du Genève moderne ». Sauf à croire qu’il exprime vraiment la pensée de l’architecte, ce qui ne laisserait pas d’être inquiétant, il faut y voir un monument d’impudence inspiré par le mépris dans lequel celui-ci tient les lecteurs, considérés comme des naïfs et des sots. Mieux vaut donc s’attacher aux mérites que l’on a cru découvrir dans ce projet, mérites qui peuvent se résumer ainsi : constituant un grand geste architectural, il vaudrait à Genève la même renommée que Bilbao doit au Musée Guggenheim ; plus prosaïquement, il offrirait au Musée d’Art et d’Histoire les surfaces d’exposition supplémentaires et les équipements qui lui manquent, à commencer par le restaurant, et cela, tout en respectant, grâce à sa transparence, l’architecture de Camoletti qu’il remettrait même en valeur.
Il est permis de se demander combien de temps durera l’attraction qu’exerce aujourd’hui l’architecture extérieure de certains musées que ne distinguent par ailleurs ni leurs collections, ni la façon dont elles sont présentées. Mais dans le cas du musée de Genève, l’intervention ne portant, si l’on excepte le pavillon de verre d’une parfaite banalité, que sur la cour intérieure, il est difficile d’imaginer que ce grand geste architectural attirera des foules. De manière significative, d’ailleurs, on tend sans redouter la contradiction à en minimiser l’impact visuel, soit pour faire taire les critiques ou pour ériger l’invisibilité en mérite. Le projet ressemble donc à la chauve-souris de La Fontaine : « Je suis oiseau, voyez mes ailes ; Je suis souris, vive les rats ! » C’est ainsi qu’à ceux qu’inquiète l’altération du paysage urbain par la cage de verre du restaurant au-dessus des toitures, dans une zone protégée d’édifices datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on a répondu contre toute vraisemblance qu’il ne se verrait qu’à peine du sol (Patrice Mugny, dans Le Matin du 26 janvier 2009), alors qu’il doit dépasser de 4,80 mètres le niveau des toitures. C’est ainsi que les plateaux, dans ce qui est encore la cour intérieure, seraient d’une telle transparence qu’ils en deviendraient invisibles, et qu’ils ne dissimuleraient pas les façades à la vue, mais au contraire les révèleraient, si l’on en croit le texte de présentation du projet.
Il est inutile de rappeler ici quelle tarte à la crème est devenue depuis longtemps la transparence dans les discours sur la modernité architecturale, ni de quel pouvoir l’idée a joui naguère dans certains milieux de la Culture, au point qu’à Paris, on dressa contre l’avis des bibliothécaires du monde entier des tours de verre pour abriter les collections de la Bibliothèque nationale, avec l’espoir, sans doute, que leur transparence permettrait au peuple d’accéder à la littérature universelle. Mais dans le cas du Musée d’art et d’histoire, il est difficile, malgré quelques trompeuses images de synthèse largement diffusées par la presse, de percevoir ce qui sera transparent, sinon les rambardes des plateaux. Le visiteur situé sur un de ces plateaux pourra ainsi apercevoir un fragment de façade, à supposer, bien sûr, qu’aucune cloison ne lui en cache la vue, ce qui impose qu’on n’y expose que des œuvres aussi discrètes que les carrés de pollen de Wolfgang Laibl. Sans doute est-ce cette vue très fragmentaire qui révèlera les façades. Rappelons que dans l’avant-projet de Jean Nouvel pour le massacre de l’Opéra de Lyon, il était prévu de remonter le plafond de la salle, classé monument historique (et qui croupit aujourd’hui dans quelque dépôt) sous la nouvelle salle, et que cette disposition devait permettre une « relecture » de l’œuvre. On admire avec quelle audace l’architecte justifie le traitement qu’il fait subir à des œuvres anciennes.

De graves atteintes au bâtiment actuel

L’impossibilité de voir dans leur totalité les façades sur cour n’est cependant rien à côté des atteintes qu’elles subiront. Il faudra les percer de portes pour permettre l’accès aux plateaux. Ceux-ci, d’une surface approximative de 650 m2, seront d’un poids considérable. Il est prévu que les poutres qui les supporteront viennent s’ancrer dans les murs des façades, mais aucune étude n’a encore été menée pour savoir si ces derniers seront à même de soutenir une telle charge. Rien ne permet d’affirmer qu’ils ne souffriront pas dans un avenir plus ou moins proche de graves désordres auxquels il sera difficile de remédier sans une intervention lourde sur la substance même du bâtiment ; et si l’on découvrait, au moment de construire, qu’ils n’y suffiront pas, on se verrait contraint, soit de les renforcer ou d’ancrer les poutres plus loin à l’intérieur du bâtiment, ce qui n’irait pas, dans l’un ou l’autre cas, sans une altération profonde des salles. En dehors même de ces prévisions pessimistes, mais vraisemblables, on sait déjà que l’aile arrière devra être sacrifiée sur toute sa longueur, toute sa hauteur et une partie de sa profondeur pour établir des circulations verticales. C’est pourquoi l’adjointe au conseiller administratif chargé des Constructions parlait, le 9 novembre 2006, devant la Commission municipale Arts et Culture, de « modifications essentielles », un membre du service d’architecture venant préciser que le projet Nouvel supposait « une nouvelle intervention assez importante dans le bâtiment actuel, un des corps serait sacrifié ». Ce sont là, évidemment, des informations qui ne figurent pas dans la plaquette publiée par la Fondation pour l’agrandissement du Musée d’art et d’histoire et dont la presse ne s’est pas faite l’écho.
Autre inconvénient du projet : la grave perturbation de l’éclairage actuel du musée par la lumière naturelle. S’il est prévu de la laisser couler le long de trois des façades sur cour, cette disposition n’affectera pas, en raison de l’avancée du restaurant, celle de l’aile principale dans laquelle se déploie le grand escalier, qui sera donc voué à un éclairage artificiel. Il en irait de même pour les petits cabinets qui prenant sur la cour leur éclairage, la lumière qui parviendrait à se glisser entre les murs et les plateaux restant insuffisante. On a décrit avec dédain la cour elle-même comme un simple puits de lumière : ne jouerait-elle que ce rôle, elle constituerait à ce titre un élément essentiel dans l’économie générale du musée tel qu’il a été conçu par Camoletti. Mais la réduire à ce rôle est pure ignorance ou pur mensonge : les portiques qui la bordent abritaient et abritent encore, comme au Musée des beaux-arts de Lyon avant la construction du Musée gallo-romain, des documents épigraphiques et autres importants pour l’histoire de la cité dont on voit mal ce qu’ils deviendront lorsque la cour aura cédé la place à un plateau.
L’absence ou l’insuffisance de lumière naturelle n’affectera pas que les espaces de l’édifice actuel qui prennent jour sur la cour intérieure : elle concernera aussi les plateaux, voués à l’éclairage artificiel. Ces plateaux, de plus, induisent une forme de muséographie dont les inconvénients ne sont que trop connus, celle qu’on a pu apprécier au Musée national d’art moderne pendant les dix premières années du Centre Georges Pompidou, avec ses cloisons librement disposées pour créer un espace flexible – la flexibilité étant, on le sait, avec la transparence, l’une des deux tartes à la crème de la modernité architecturale depuis Siegfried Giedion. Admirable dans le pavillon construit à Barcelone, en 1929, par Mies van der Rohe pour les réceptions de la légation commerciale allemande, elle empêche, dans un musée, la concentration sur les œuvres (un journaliste parlait spirituellement de musée courant d’air) et rend le parcours inintelligible au visiteur. Sous une autre forme, celle de vitrines semées sur un plateau largement ouvert, ce fut, voici des lustres, la formule adoptée au Musée romain-germanique de Cologne, formule reprise pour l’essentiel par Nouvel au quai Branly, car Nouvel, en dépit de ses propos contre le Mouvement moderne et de ses discours sur la dématérialisation, reste prisonnier des idées qui avaient cours du temps de ses études.

Un faible gain de place

On pourrait ajouter que ces surfaces d’exposition situées au centre du musée feront perdre au parcours la logique et la clarté de l’actuelle disposition des salles ; mais là n’est pas le plus important. Il réside en ce que les surfaces créées sont peu de chose au regard des besoins et du coût de l’intervention. On lit dans la plaquette publiée par la Fondation de Renaud Gautier que « ce projet doublera presque les espaces d’exposition du Musée, en lui assurant 3.800 mètres carrés supplémentaires, répartis sur cinq niveaux ». L’auteur de cette affirmation compte-t-il le restaurant parmi les espaces d’exposition ? Des quatre plateaux utiles, l’un serait destiné aux vernissages, réceptions et conférences. Il en reste donc trois, offrant une surface totale d’environ 1.950 m2, à quoi il convient d’ajouter l’actuelle salle de conférences au sous-sol, reconvertie en salle d’exposition pour l’archéologie. À supposer que ces trois plateaux soient entièrement consacrés à la présentation des collections permanentes (deux, dans le projet de Nouvel, seraient destinées aux expositions temporaires, libérant ainsi une galerie du rez-de-chaussée), nous sommes encore loin des 6.800 m2 actuellement occupées par les collections selon la déclaration faite par Cäsar Menz lui-même à la Commission municipale Arts et Culture le 9 novembre 2006, surfaces auxquels il faut ajouter les 1.500 m2 libérés par le déménagement des bureaux de la conservation dans l’ancienne école Jaques-Dalcroze, inutilisés depuis des années, mais qu’il y aurait quelque abus à porter au crédit du projet de Nouvel – encore que ses partisans ne semblent pas nourrir de tels scrupules. Ajoutons à cela que rien n’empêcherait d’aménager des salles sous la cour, comme on l’a fait récemment au Petit Palais à Paris, puis de rétablir, en les améliorant, les parterres qui en font le charme.

Pourquoi un restaurant ?

On répondra que l’essentiel n’est pas dans ce gain très limité de place : à lire le rapport des experts et à considérer que l’image de synthèse le plus souvent reproduite par la presse est celle du restaurant panoramique, c’est celui-ci qui constituerait le principal mérite du projet de Nouvel. Celui-ci prévoit pourtant, à l’actuel niveau de la cour, un bar deux fois plus étendu que le restaurant qui s’y trouve déjà, ce qui devrait couvrir aisément les besoins des visiteurs. Mais l’on sait qu’il est aujourd’hui de bon ton, si l’on veut paraître cultivé, de fréquenter le restaurant d’un musée même si l’on ne pénètre jamais dans les autres salles. Celui que Nouvel a prévu au niveau des toitures n’est donc pas destiné aux visiteurs, qui ne lui permettraient guère de prospérer. Pour assurer sa rentabilité, il devra être ouvert également le soir, avec les lourdes contraintes que cela impose en matière d’accès et de sécurité. Mais la vue sur le lac (du moins pour la première rangée de tables) suffira-t-elle, passé l’effet de nouveauté, à lui assurer une clientèle suffisante, dans un quartier par ailleurs désert le soir ? La Ville de Genève possède déjà une dizaine de restaurants exploités en régie, et les problèmes que lui occasionnent même les plus réputés d’entre eux défraient régulièrement la chronique. Est-il vraiment nécessaire d’y ajouter une nouvelle source de soucis ?

Conclusion de l’analyse

En résumé, ce projet dont le coût n’a fait l’objet d’aucune étude sérieuse ne répond que très partiellement aux véritables besoins du musée (besoins dans lesquels on se refuse à comprendre un restaurant sur le toit), mais portera une atteinte irrémédiable à un édifice qui, n’était le manque de place, répond parfaitement à sa fonction par son plan, ses élévations et par le traitement de la lumière. Non seulement il subira de graves altérations dans sa substance même, mais l’on peut craindre, dans un avenir plus ou moins proche, que ne se produisent de graves désordres dans le gros œuvre. Du moins ceux qu’éblouit l’actuelle renommée de Jean Nouvel devraient-ils mieux s’informer sur le coût de l’entretien et des travaux de réparation qu’ont nécessité certaines de ses réalisations après leur achèvement.

Une Commission incompétente

Toutes ces raisons n’ont pas empêché la Commission des Monuments, de la Nature et des Sites de Genève d’émettre, dans sa séance du 28 novembre 2008, un avis favorable au projet. Une explication s’impose ici. La législation concernant la protection du patrimoine varie en Suisse selon les cantons. Pour les objets les plus importants, il existe à l’échelon fédéral un service qui recueille les avis d’une commission consultative composée, comme il se doit, de personnalités compétentes. Il est habituel, en démocratie, que les responsables politiques, réputés par grâce d’état incompétents dans les matières spéciales, s’entourent de commissions consultatives, et normal que celles-ci soient composées de spécialistes compétents, qu’il s’agisse d’enseignement primaire ou de santé publique. La Commission des Monuments, de la Nature et des Sites du canton de Genève présente, elle, cette particularité de prétendre représenter, comme un parlement en miniature, tous les intérêts de la société civile. Elle comprend donc quelques représentants des associations officiellement reconnues de défense du patrimoine, mais aussi, entre autres, un représentant de la Chambre genevoise immobilière, dont la conservation du patrimoine n’est peut-être pas le souci majeur, et surtout des représentants des partis politiques. Les partis choisissent de préférence parmi leurs membres des architectes parce que ceux-ci sont réputés compétents, bien que rien, dans leurs études, n’ait concerné la conservation du patrimoine ni la restauration des monuments. À la fois juges et parties, ceux-ci ne sont que trop exposés au risque de se montrer enclins, par solidarité corporatiste, à défendre les intérêts de leurs confrères, quand ce n’est pas les leurs propres. Or il se trouve que le parti libéral est représenté depuis plusieurs législatures par un architecte fort lié à Jean Nouvel, Fabrice Jucker en personne. Rien de surprenant, dans ces conditions, à ce qu’il se soit trouvé dans la commission une majorité pour approuver son projet !

Entre autres solutions

On reproche à ceux qui critiquent le projet de prêcher l’immobilisme : ce serait lui ou rien. Il existe pourtant d’autres solutions qui, laissant intact le bâtiment de Camoletti, offriraient des surfaces plus considérables. L’une d’elles tombe tellement sous le sens qu’on y avait déjà pensé voilà environ 70 ans. La situation n’était alors pas mûre ; elle l’est devenue entre temps. Il s’agirait d’annexer au musée l’École des beaux-arts située derrière lui, le long du boulevard Helvétique, parallèlement à l’ancienne école Jaques-Dalcroze. Construit en 1904, le bâtiment, abandonné par la direction de l’École (laquelle occupe aujourd’hui plusieurs sites), ne répond plus depuis longtemps à sa fonction d’origine et devrait, à terme, être désaffecté. Au prix d’une rénovation que le manque d’entretien a rendu depuis longtemps nécessaire et d’une adaptation qui ne poserait pas de gros problèmes techniques, il offrirait de 6.000 à 7.000 m2 de surface utile et créerait, de plus, un lien avec le Cabinet des estampes et la Bibliothèque d’art et d’archéologie, annexes du musée situées dans un immeuble voisin avec lequel il communique déjà.
Le seul obstacle à cette solution tient à ce que le bâtiment appartient au canton, dont les rapports avec la Ville rappellent un peu trop la vie politique de Clochemerle. Le parc immobilier de la Ville est pourtant tel qu’avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, une compensation pourrait se trouver. On objecte qu’il y faudra encore des années, alors que le temps presse. Mais pour le musée, l’urgence de l’agrandissement n’est pas l’urgence de la restauration. L’agrandissement ne doit pas se faire dans la précipitation ; la restauration, elle, aurait dû avoir lieu depuis des années. Elle aurait pu sans aucun problème s’accompagner de l’intégration aux espaces d’exposition des 1.500 m2 libérés par le départ de la conservation, inutilisés depuis lors et qui auraient constitué un premier agrandissement non négligeable. Si elle n’a pu se faire, c’est que le projet adopté en 2000 a lié les deux. Comme l’avouait le 9 novembre 2006 l’adjointe au conseiller administratif chargé des Constructions devant la Commission municipale Arts et Culture, « le scénario qui est soumis aujourd’hui bloque tout autre projet ».

On accuse les adversaires du projet Nouvel d’être les ennemis du Musée d’art et d’histoire ; mais ses véritables ennemis sont ceux qui, depuis dix ans, ont bloqué sa restauration et un premier agrandissement dans l’attente que retombe sur leur front un rayon de la gloire d’un architecte qui doit certainement sa renommée actuelle plus à son génie de la communication qu’au souci des besoins des utilisateurs.

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