Quand le Louvre s’associe avec Alibaba

2 2 commentaires

Des produits dérivés du Louvre de médiocre qualité, cela n’est pas rare : on en trouve toute l’année dans les boutiques du musée, fût-ce au dépend des œuvres d’art véritables, comme nous l’avions déjà signalé sur notre site (voir l’article). Mais le Louvre, depuis début novembre, va bien au-delà, puisqu’il a concrétisé un accord qui était en discussion depuis plus d’un an avec Alibaba (avant donc la crise du Covid-19), surnommé parfois « l’Amazon chinois », une plate-forme de vente en ligne. Ce partenariat pose de nombreuses questions. Regardons de quoi il retourne, en trois parties. La plupart des liens que nous donnons renvoient au site chinois de vente Alibaba. Nous en donnons des copies écran, mais il est possible d’obtenir une traduction simple de la manière suivante : soit on ouvre Google Traduction et on copie le lien de la page en choisissant la traduction chinois vers français, soit on installe dans le navigateur Chrome l’extension Google Translate, et il ne reste plus qu’à ouvrir la page avec Chrome puis de cliquer droit sur un endroit sans texte et de choisir « traduire en français ».

1. L’image du Louvre bradée

Nous nous étions élevé contre le projet du Louvre Abu-Dhabi. Mais le montant de celui-ci, soit 400 millions d’euros, constituait au moins une somme conséquente. On se rappelle que la Cour des Comptes avait épinglé le Louvre (sans d’ailleurs aucun résultat probant) pour ne pas avoir fait appliquer l’accord qui prévoyait un pourcentage minimal sur toutes les ventes d’objets dérivés par le Louvre Abu Dhabi (voir nos articles à ce sujet). Ces objets devaient être produits avec l’accord du musée. Nous avons beau être opposé à cette politique, au moins pouvions-nous faire confiance à l’équipe de direction d’alors pour ne pas autoriser des produits qui ne soient pas en phase avec l’image culturelle du Louvre.

L’accord passé entre le Louvre et Alibaba est nettement plus modeste. Non par le marché qu’il ouvre : plus d’un milliard de Chinois. Mais bien par le montant négocié : une licence vendue 1,5 million d’euros seulement ! C’est en tout cas le chiffre qui circule selon nos sources, et nous n’avons pu le confirmer puisque le musée, interrogé, est resté vague (« ce partenariat comprend un minimum garanti annuel et un intéressement sur la vente des produits sur la durée du partenariat »), sauf sur la durée du contrat qui irait jusqu’à fin 2022, soit un peu plus de deux ans. Rappelons que pour le Louvre Abu Dhabi, l’utilisation de la marque Louvre s’était négociée pour 400 millions d’euros sur trente ans et six mois. Le ticket d’entrée de la marque Louvre pour Abu Dhabi était donc d’un peu plus de 13 millions par an, il est pour Alibaba d’environ 700 000 € par an. Nous ne saurons pas en revanche quel pourcentage sur les ventes est prévu, et surtout s’il sera appliqué : rappelons que pour Abu Dhabi, il s’agissait d’au moins 8 % sur le chiffre d’affaire des produits dérivés, dont le Louvre n’a jamais vu la couleur comme nous l’avions révélé ici. Rappelons qu’Alibaba, c’est 72 milliards de dollars pour le dernier exercice, avec un bénéfice de 21,1 milliard de dollars [1].

Selon le musée : « Les recettes liées à la valorisation de la marque Louvre ont rapporté 2,7 M en 2019. Le bilan 2020, en cours de consolidation, verrait les recettes s’élever à plus de 4,5 M€ avec les marques Palais des Thés, Monnaie de Paris, Swatch, Officine universelle Buly, DS, Homecore, Bernardaud, LEGO, Ladurée… ». Mais combien pour Alibaba ? Cela reste manifestement du domaine du secret des affaires.


1. La thermos « Musée du Louvre »
en vente sur le site d’Alibaba (copie écran)
Voir l´image dans sa page
2. Les magnets « Musée du Louvre »
en vente sur le site d’Alibaba (copie écran)
Voir l´image dans sa page

2. Un Louvre « cheap »

Une thermos Louvre avec la Pyramide du Musée du Louvre dessus (ill. 1), pour 129 ¥ (16,80 €) ; un poster encadré de la Grande Odalisque d’Ingres pour 359 ¥ (soit 46,70 €) ; un ensemble de cinq aimants de réfrigérateur (ill. 2) multicolores (avec notamment la Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo et la Joconde…) pour 129 ¥ (16,80 €) ; un tube de rouge à lèvres « Musée du Louvre » (ill. 3) pour 179 ¥ (23,30 €) ; une boite de poudre à maquiller sous la double marque Marie Dalgar (une marque chinoise de cosmétique) et du Louvre, pour 229 ¥ (29,80 €).
Voilà quelques exemples de produits commercialisés par Ali Baba sous la marque Louvre.


3. Le rouge à lèvre « Musée du Louvre »
en vente sur le site d’Alibaba (copie écran)
Voir l´image dans sa page

Le Louvre nous a répondu qu’il « développe sa stratégie de marque depuis plusieurs années et plus particulièrement depuis 2 ans dans le but de faire rayonner l’image du musée, d’accentuer la notoriété du Palais et des collections, tout en générant des ressources. » Peut-on réellement faire rayonner l’image du musée avec des magnets à coller sur son réfrigérateur ? On peut légitimement en douter.

L’autre justification de cette politique est que « ce développement vise également à défendre la marque Louvre pour éviter que d’autres entités n’usent de son image et de sa notoriété ou en tirent profit sans l’accord de l’établissement ». En gros, si nous le faisons pas, d’autres le feraient à notre place. Un tel raisonnement, on le sait, peut servir à justifier tout. Il est vrai que la Chine inquiète particulièrement le musée puisqu’on pouvait lire dans le rapport d’activité de l’année 2019 : « Face à la préexistence de nombreuses marques « Louvre » en Chine continentale, entraînant des refus de protection sur ce territoire pour le musée, une action diplomatique a été engagée. Avec l’appui du conseiller en propriété intellectuelle auprès de l’ambassade de France en Chine, les équipes du Louvre sont allées rencontrer les représentants de l’office des marques chinois en décembre pour échanger sur les perspectives de dépôt de la marque « Louvre » en Chine. Cette réunion a conduit à revoir la stratégie du musée en matière de dépôt de marque et à définir de nouvelles orientations qui seront mises en œuvre dès 2020. » Il est donc très probable que le partenariat avec Alibaba afin de permettre à la marque « Louvre » de conquérir le marché chinois soit une des composantes de cette nouvelle stratégie...

3. Des sacs « Musée du Louvre » commercialisés sous le nom « Mid-Kelly »

Le Louvre, si attentif à protéger sa marque, s’est-il allié avec le meilleur partenaire possible à cet égard ? Alibaba a en effet souvent été accusé de diffuser des produits contrefaits. Une rapide recherche internet le démontre, avec par exemple des articles de Capital, ou de La Tribune (ici, ou encore là). Alors qu’il avait déclaré en 2016 que les produits chinois contrefaits étaient souvent meilleurs que les originaux (ce qui laissait entendre qu’il ne serait pas réellement très actif dans la lutte contre la contrefaçon), le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, a ensuite changé de discours. Il laissait entendre qu’il était impuissant à endiguer ce phénomène, allant jusqu’à pointer du doigt les lois chinoises, pas assez rigoureuses de son point de vue…


4. Page du sac « Kelly » ou « Mid-Kelly » du Louvre sur le site Alibaba (copie écran)
Voir l´image dans sa page

5. Traduction chinois-français
sur Google translation (copie écran)
Voir l´image dans sa page

Le rapport d’Alibaba avec cette question est donc, au mieux, ambigu. Mais que penser de la commercialisation, dans le cadre de son accord avec le Louvre, d’un sac « Kelly », portant le même nom qu’un des produits phares d’Hermès, à l’image de la Joconde ou de la Grande Odalisque que l’on peut trouver ici (ill. 4). En traduisant, on obtient bien d’ailleurs le terme « Kelly », représenté en chinois par les deux idéogrammes « 凯莉 » (ill. 5).
Le Louvre, que nous avons interrogé à ce sujet, nous a répondu au téléphone (mais ne nous a pas écrit sa réponse...) que le sac ne ressemblait absolument pas à un sac Kelly d’Hermès (ill. 6 et 7).


6. Un sac Kelly Hermès
Voir l´image dans sa page
7. Le sac Mid-Kelly Louvre
Voir l´image dans sa page

Effectivement, outre la qualité, il y a de nombreuses différences, notamment dans la sangle et dans le fermoir. Même si la forme du sac, en trapèze, la base plus large que la hauteur, en est proche, le produit ne peut être qualifié de contrefaçon. L’utilisation du nom « Kelly », qui est une marque déposée peut néanmoins entretenir une confusion. À cela le Louvre nous a répondu que le nom de ce sac, commercialisé chez Alibaba sous la marque « Musée du Louvre », n’était pas « Kelly », mais « Mid-Kelly ».


8. Détail du bas de la page du sac Musée du Louvre avec le nom « Mid-Kelly »
(copie écran)
Voir l´image dans sa page
9. Détail du haut de la page du sac Musée du Louvre avec le nom « Kelly » qui apparaît deux fois en idéogrammes
(copie écran)
Voir l´image dans sa page

C’est ce que l’on peut lire en effet sur l’image en bas de la page (ill. 8), mais ce n’est pas ce que l’on traduit (avec Google Translation) du texte (ill. 9), où on peut lire (nous avons rajouté des virgules, absentes manifestement du chinois) : « Musée du Louvre, sac féminin commun classique en peau de vache, peinture à l’huile, serrure, boîte, sac à main, sac Kelly, nouvel an, cadeau »... Et un peu plus bas, on lit clairement (après traduction) : « Nom de style populaire : sac Kelly » (ill. 9). En admettant que le nom du sac soit Mid-Kelly, et pas Kelly, cela change-t-il quelque chose ? Une marque déposée ne peut ainsi être utilisée pour un produit, même différent, mais du même usage. Que dirait-on d’un soda commercialisé sous le nom « Mid-Schweppes » ? Ou d’une automobile vendue comme « Mid-Clio » ?


10. Sac A.Cloud Mid-Kelly
Copie écran du site www.weareyugen.com
Voir l´image dans sa page

Remarquons aussi que le Louvre nous a dit (par téléphone) qu’il s’agissait d’un sac de marque A.Cloud, et que la forme préexistait. Nous avons effectivement pu trouver sur Internet un sac A.Cloud, nommé Mid-Kelly, de la même forme et d’ailleurs fabriqué en Chine (ill. 10). Louvre, Mid-Kelly, A.Cloud... La marque de ce sac est décidément plurielle. Mais cela ne change rien au fond du problème.
Tout cela a été fait avec l’accord du Louvre qui nous l’a confirmé par téléphone et qui nous a écrit que : « ces partenariats sont encadrés et suivis par les équipes du Louvre ». On peut d’ailleurs voir sur Youtube une vidéo montrant Adel Ziane, le directeur des Relations extérieures du musée (et le responsable de cette opération avec Yann Le Touher, sous-directeur du mécénat, de la marque et des partenariats commerciaux) se féliciter du partenariat avec Alibaba, juste avant que le sac « Mid-Kelly » n’apparaisse à l’écran.

Nous avons cherché à joindre le service presse d’Hermès par tous les moyens, mais celui-ci ne nous a jamais répondu. Pourtant, seuls eux pourraient nous dire s’ils valident sans réserve l’utilisation du nom « Kelly » pour cette opération. Impossible donc d’affirmer qu’il s’agirait d’une pratique frauduleuse. On peut seulement constater que, pour un musée si à cheval avec la question de sa propre marque, il est étrange d’être aussi peu regardant avec leur usage.


11. Sac Louvre Louis Vuitton Jeff Koons
Voir l´image dans sa page
12. Sac Louvre Kelly ou Mid-Kelly
Voir l´image dans sa page

Rappelons que dans le domaine du luxe, le principal partenaire du Louvre est LVMH. Et qu’en 2017, cette marque et le Louvre s’étaient associé - cette fois officiellement - avec Jeff Koons afin de produire des sacs « Joconde » (ill. 11), que l’on ne peut s’empêcher de comparer avec ces sacs dits « Kelly » ou « Mid-Kelly » (ill. 12). C’est donc une espèce de mélange contre-nature entre les sacs Hermès Kelly et les sacs LVMH-Jeff Koons que commercialise Alibaba sous la marque du Musée du Louvre. Avouons que tout cela est intrigant, a minima.

Peu de temps avant la publication de cet article, nous avons reçu la réponse d’Alibaba que nous interrogions sur une éventuelle autorisation d’Hermès pour l’utilisation du nom « Kelly ». Voici la réponse d’un porte-parole de la société (nous la traduisons de l’anglais [2]) : « Alibaba prend la protection des droits de la propriété intellectuelle très au sérieux, et nous avons une politique et des programmes en place qui protègent leur intégrité sur toutes nos plate-formes. Après avoir revu la liste, le marchand s’est aligné sur la politique d’Alibaba ». Nous ne savons quoi penser de cette réponse : à cette heure, la page est toujours la même.

Vos commentaires

Afin de pouvoir débattre des article et lire les contributions des autres abonnés, vous devez vous abonner à La Tribune de l’Art. Les avantages et les conditions de cet abonnement, qui vous permettra par ailleurs de soutenir La Tribune de l’Art, sont décrits sur la page d’abonnement.

Si vous êtes déjà abonné, connectez-vous.