Louvre : comment Jean-Luc Martinez organise la disparition progressive des départements

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Alors que les dérives incessantes du Louvre commencent à émerger dans la presse (l’affaire Cy Twombly récemment dans Le Monde, l’achat du Tiepolo dans La Gazette Drouot, et il y a quelques jours un très bon article dans Mediapart), une autre évolution, plus discrète, plus lente dans son déroulement, et dont il est bien peu probable qu’elle scandalise dans les hautes sphères de l’État qui se moquent du fonctionnement scientifique du musée, est néanmoins avérée et remarquée par tous les observateurs : la disparition programmée des départements.

Rappelons que le Louvre n’est pas un musée comme les autres. Sa taille même en fait un établissement à part, constitué en réalité d’autant de musées spécialisés qu’il compte de départements. Cela correspond à son histoire, qui veut que les collections soient scindées par techniques pour les collections de l’époque médiévale aux XIXe siècle, et par civilisation pour les collections antiques. Cela permet également de gérer au plus près les œuvres en recrutant des conservateurs et des chefs de département spécialisés dans leurs domaines. La gestion du Louvre était donc jusqu’à récemment en partie décentralisée, la responsabilité scientifique (études, publications, acquisitions, restaurations,…) reposant essentiellement sur les départements pour les œuvres qui les concernent.

Si cette tendance à l’effacement des départements a pu commencer sous Henri Loyrette, le phénomène s’est fortement accéléré avec Jean-Luc Martinez pour devenir un des fondements de sa politique. Son ambition est bien à terme de les supprimer pour pouvoir gérer le Louvre encore davantage comme il le souhaite, sans s’embarrasser des directeurs de départements qui désormais, pour une grande partie d’entre eux, s’opposent aux dérives actuelles.

Si nous ne pouvons citer de documents où Jean-Luc Martinez écrirait noir sur blanc ce qu’il veut faire, cette politique de sape est largement connue au sein du Louvre par son comportement et ses discours internes, mais surtout par ses actes. Nous listons donc ici tout ce que nous avons pu identifier (et qu’ont identifié les conservateurs) qui prouve cette évolution :


1. L’organigramme du Louvre tel qu’il
apparaît sur son site (7 mars 2021)
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2. L’organigramme du Louvre tiré du
rapport d’activité 2018
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1. Absence des départements dans l’ « organigramme » du Louvre

Il est fascinant à ce titre d’aller consulter l’organigramme du Louvre tel qu’il est donné par le site du musée (ill. 1). On y apprend ainsi que le Louvre, c’est uniquement Jean-Luc Martinez, président-directeur, assisté de quatre personnes : un administrateur général, Maxence Langlois-Berthelot, et trois administrateurs généraux adjoints. Pour en savoir un peu plus sur l’organigramme tentaculaire du Louvre, il faut consulter les rapports d’activité [1] (ill. 2). Aucune trace donc sur le site des chefs de départements qui n’existent tout simplement pas. Et à l’exception peut-être de Vincent Pomarède, aucune trace non plus d’historiens de l’art : si Jean-Luc Martinez fut un vrai chef de département et possède une incontestable compétence dans le domaine des Antiquités grecques et romaines, Maxence Langlois-Berthelot est énarque et inspecteur général des finances, Valerie Forey-Jauregui est ingénieur de l’École nationale des travaux publics de l’État, Anne-Laure Beatrix est une ancienne Science Po (où elle enseigne encore l’histoire contemporaine).

2. Création d’une direction de la recherche et des collections (DRC)

Pour mieux se débarrasser du poids des départements, une nouvelle direction scientifique a été créée dès l’arrivée de Jean-Luc Martinez à la tête du Louvre. Son intitulé même, « direction de la recherche et des collections », ne cache rien de ses ambitions : car les collections sont bien du ressort des départements, comme l’est la recherche. Le premier directeur (par intérim), chargé de mettre en place la structure, n’était autre que Brice Mathieu, dont nous avions parlé car il était encore récemment en charge du centre de réserves de Liévin. Son absence de compétences scientifiques le rendait aussi illégitime à ce poste de directeur de la recherche et des collections qu’il l’était pour celle du centre de conservation. Remarquons qu’il est désormais directeur des ressources humaines du Louvre (une entreprise de plus de 2000 personnes) sans aucune compétence non plus dans ce domaine…
La première « vraie » titulaire du poste a été Anne-Solène Rolland, qui depuis est devenue… responsable du service des Musées de France, le service du ministère de la Culture qui a notamment la tutelle du Louvre. Inutile de dire que celle-ci n’est pas trop sévère envers son ancien patron grâce à qui elle a pu obtenir ce poste. C’est désormais Néguine Mathieux, depuis le 1er septembre 2019, qui est à la tête de cette direction. Celle-ci est conservatrice du patrimoine et était auparavant à la tête du service de l’histoire du Louvre.

Selon le Musée du Louvre, la direction de la recherche et des collections « propose et met en œuvre des politiques transversales de gestion des collections (acquisitions, récolement, conservation préventive) et des ressources documentaires (photographies, bases de données, bibliothèque…), ainsi qu’une stratégie de recherche, au service des projets des départements et du musée Delacroix. ». Théoriquement, donc, elle est « au service » des départements. En réalité, comme chacun le sait au Louvre, il s’agit du bras armé de la direction pour contrer les départements [2], où ont été d’ailleurs placés de très nombreux anciens des Antiquités grecques et romaines, c’est-à-dire le département que dirigeait Jean-Luc Martinez. Et ils ne se cachent pas, en interne, de leur politique. Comme nous a confié quelqu’un connaissant la DRC de l’intérieur : « son rôle est de faire appliquer les décisions prises par Jean-Luc Martinez aux départements y compris contre leur volonté, parce qu’on saurait mieux qu’eux ce qui est bien pour les collections On arrive malgré tout à avoir de bonnes relations avec les départements et à parvenir à des terrains d’entente, mais on reçoit des consignes pour sans cesse leur taper sur les doigts ! »

Cette direction est en réalité : « un agglomérat de service qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais qui ont pour point commun d’être support des départements ». On y trouve donc : le service du pilotage administratif, les service des acquisitions, le service de la conservation préventive, le service du récolement, le service de l’histoire du Louvre, le service des ressources documentaires et éditoriales, le Centre Vivant Denon et le centre de conservation du Louvre (qui a à sa tête un directeur délégué). Or, les acquisitions, la conservation préventive, le récolement, et le centre de conservation sont des prérogatives normales des départements qui leur ont donc désormais été en grande partie enlevées.

3. Poursuite des mutualisations, aux dépends des départements

Les départements conservent encore, pour chacun d’entre eux, des services qui leurs sont directement rattachés, et qui leur donnent encore une certaine autonomie. Or, il est prévu, que ce soit en cours ou à venir, de leur enlever la plupart de ces fonctions :

* Les réserves et les régies : nous avons déjà évoqué les conséquences que l’organisation des réserves à Liévin avait pour le fonctionnement des départements (voir l’article). Au Louvre, les réserves étaient sous la responsabilité directe, pour ce qui les concernaient, des directeurs de département. Désormais, à Liévin, le directeur de ces réserves (Brice Mathieu dont nous avons parlé plus haut), qui dépend de la Direction de la Recherche et des Collections, a en effet toute autorité sur les réserves. Or, le projet désormais est de mutualiser au Louvre à Paris, les réserves qui y restent encore, sous le nom de « réserves Carrousel » ; elles échapperont donc elles aussi à la responsabilité des départements. On ne sait pas encore qui les dirigera. Cette mutualisation des réserves devrait aller de pair avec celle des régies. Rappelons que les régisseurs sont en charge de la surveillance des œuvres (sécurité, état de conservation...) et de leur logistique (expositions, collections permanentes…). Ils travaillent en collaboration étroite avec les conservateurs, et sont comme eux rattachés à des départements, et dépendants jusqu’ici du directeur de ce département.

* les services de pilotage administratif : rattachés à chaque directeur de département (et à chaque directeur de fonction transverse), ils ont notamment un rôle dans la gestion des budgets, des ressources humaines, et du juridique. Ce sont des moyens détachés dans les directions, qui dépendent directement des directeurs de département. Si les questions juridiques pourraient sans doute être mutualisées sans difficulté, il n’en va pas de même par exemple des budgets. Déjà, comme nous l’a dit une conservatrice : « si l’on veut numériser un fonds d’archive, on doit demander à la DRC, car on n’a plus les budgets ».

* les bibliothèques : depuis le départ d’une grande partie du fonds de la Bibliothèque centrale des musées nationaux vers la bibliothèque de l’INHA en 2016, les départements avaient conservé et enrichi des bibliothèques de proximité. La proximité, c’est terminé. Il est désormais question de refaire une bibliothèque centrale, en regroupant tous les fonds dans un lieu unique, autour du centre Vivant-Denon. Idée d’autant plus absurde que les départements sont situés à différents endroits du Louvre, ce qui occasionnera des quantités de déplacement inutiles. Mais on comprend bien l’intérêt, si l’on veut à terme supprimer les départements.

4. Un lien distendu entre le président directeur et les chefs de département

Dans sa tour d’ivoire, entouré de son armée mexicaine (voir notre article), le président-directeur a de moins en moins de relation avec les directeurs de département. Cette volonté de les effacer est par ailleurs contraire aux statuts du musée, clairement organisé par départements, et où les directeurs de département ont un rôle qui leur est aujourd’hui nié. Ainsi, il est prévu dans ces statuts (article 21) que « le président de l’établissement préside un collège composé des des chefs des huit départements de conservation. Ce collège est consulté sur les questions scientifiques et muséologiques, ainsi que sur les conditions dans lesquelles les espaces du musée sont occupés par des organismes extérieurs pour des manifestations exceptionnelles, et sur la politique culturelle de l’établissement avant qu’elles ne soient soumises au conseil d’administration. Il peut être consulté sur toute autre question que le président décide de lui soumettre. […] Le collège est réuni au moins deux fois par mois. »

Dans la pratique, selon les témoignages que nous avons pu recueillir, les directeurs de département exposaient leurs projets et les problèmes qu’ils rencontraient, la discussion avait lieu et, en dernier lieu, le directeur du Louvre arbitrait si nécessaire. Même s’il pouvait y avoir des désaccords et même parfois des conflits, ce mode de fonctionnement était efficace.
Or ce collège, qui était longtemps réuni toutes les semaines, le lundi matin, n’existe plus depuis trois ans. Seule une réunion de direction, un « collège élargi » est organisé où participent l’ensemble des directeurs, c’est-à-dire outre les départements, tous les directeurs des fonctions support. Bien loin de constituer, comme cela est prévu dans les statuts, une instance de consultation, de discussion et de décision, ces réunions qui durent moins d’une heure ne servent qu’à présenter les travaux ou les projets des directions, qui interviennent chacune à leur tour. On ne débat plus, on ne discute plus, on ne décide plus : on expose toute sorte de sujets qui parfois n’ont rien à voir avec la politique scientifique du musée. Comme nous l’a dit un conservateur : « la personnalité autocratique de Jean-Luc Martinez couronne le tout ».

5. Intervention dans les décisions des grands départements patrimoniaux

Rappelons que ce qu’on appelle les « grands départements patrimoniaux » ne recouvrent pas exactement les départements du Louvre. Les chefs de département du Louvre, en effet, répondent directement au président directeur du musée. Mais ils sont également chefs de grands départements patrimoniaux, qui eux sont des émanations du ministère de la Culture. Hors des domaines d’expertise du Louvre, les chefs de département sont plutôt les personnes à la tête de certains musées : par exemple, pour les arts asiatiques, la chef du grand département est la directrice du musée Guimet.

3. Antonio Canova (1757-1822)
Buste de Joachim Murat, 1813
Marbre - 50 x 66 cm
Vente Christie’s Paris du 28/11/17
Photo : Christie’s
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Les chefs de grands départements patrimoniaux ont notamment pour rôle de signer, ou non, les certificats d’exportation de trésors nationaux, et de donner un avis sur les acquisitions des Musées de France. Le président-directeur du Musée du Louvre n’a aucun droit de regard et encore moins d’autorité sur leurs décisions.
Or, Jean-Luc Martinez a mis fin depuis longtemps à cette règle qui s’impose pourtant à lui. Nous pouvons en donner deux exemples (mais il y en a beaucoup d’autres) que nous avons d’ailleurs déjà cités : la signature du certificat d’exportation des deux portraits en pied de Rembrandt (voir les articles) et celle du certificat d’exportation (voir l’article) du buste de Canova (ill. 3). Dans le premier cas, cela s’est fait contre l’avis du directeur du département des Peintures Sébastien Allard, dans le second cas contre celui de la directrice du département des sculptures Sophie Jugie. Si les choses ont pu être en partie rattrapées pour les Rembrandt, le Canova a bel et bien quitté notre pays avec son certificat, alors que le Musée de Versailles avait les fonds pour l’acquérir, mais n’était pas au courant de cette demande. Le portrait du prince Murat par le plus grand sculpteur italien avec le Bernin n’est pas un trésor national pour Jean-Luc Martinez. Il a le droit de le penser, il n’avait pas le droit de l’imposer.

6. L’achat d’œuvres contre les chefs de département

4. Giambattista Tiepolo (1696 - 1770)
Junon au milieu des nuées, vers 1735
Fresque transposée sur toile et montée sur bois - 350 x 210 cm.
Paris, Musée du Louvre
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski
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Une des conséquences de l’existence des départements est que chacun d’entre eux est maître de ses acquisitions. Dans une certaine limite financière, bien entendu, ce qui signifie que parfois, des arbitrages à faire entre certaines acquisitions et certains départements doivent être faits. C’était le cas avant dans le cadre du collège des directeurs de département évoqué plus haut. Les acquisitions étaient « la chasse gardée des départements » pour reprendre le mot d’un de nos interlocuteurs, et quand plusieurs départements convoitaient des objets différents mais que les moyens financiers ne permettaient pas de les acheter tous, il fallait choisir. Chacun exposait ses raisons pour vouloir cette acquisition et tout le monde parlait.Si aucun accord n’était possible, c’était alors le directeur qui tranchait, comme cela est normal.
Ce qui est choquant, désormais, c’est que celui-ci s’est arrogé le droit d’imposer une acquisition à un département comme ce fut le cas par exemple pour le plafond de Tiepolo (ill. 4), que refusait Sébastien Allard (voir l’article). Jamais, du temps des précédents directeurs du Louvre, cela n’aurait été possible.

7. Un nouveau site internet où les départements ne sont plus cités

Le Louvre va lancer en mars un nouveau site Internet. Normalement, il sera plus riche que celui actuellement en ligne, ce dont on doit se réjouir. Mais d’après nos sources (et d’après ce qu’on peut voir des vœux vidéos envoyés aux agents du Louvre par Jean-Luc Martinez - ill. 5), les départements auront entièrement disparu. Dès la page d’accueil d’ailleurs, l’accès aux collections en ligne ne se fera plus par département mais par technique uniquement. Ainsi, les « sculptures » ne correspondront pas au département des sculptures, mais aux sculptures de ce département, et des départements antiques !


5. Vue d’une page du nouveau site du Louvre présenté par Jean-Luc Martinez lors de ses vœux. On y voit le nouveau classement des œuvres, plus par départements, mais uniquement par techniques
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Cette volonté d’hégémonie sur la direction du Louvre en faisant disparaître les départements n’est donc jamais franchement affirmée car elle va contre les statuts de l’établissement public (dont il se murmure qu’ils seraient en cours de refonte…). Mais les exemples que nous avons donnés (et on pourrait sans doute en trouver davantage) démontrent clairement la volonté de Jean-Luc Martinez de donner tous les pouvoirs au président-directeur. Sans doute cela fait-il partie des cours de management qu’il dispense sur internet ? Car quand on est aussi doué pour diriger un musée, il serait dommage de ne pas en faire profiter tous les directeurs en devenir. C’est ainsi que le site Majelan vend sans rire des podcasts de Jean-Luc Martinez, une « masterclass » (sic) où il enseigne notamment « comment transformer et renouveler une institution ». Décidément, le ridicule ne tue pas.

Didier Rykner

Notes

[1Et encore : même là, les organigrammes restent très succincts. On peut néanmoins noter qu’il y a pas moins de sept directions opérationnelles, avec une administration hypertrophiée. Rien que pour la direction de la médiation et de la programmation culturelle, on compte environ 250 personnes, et sept niveaux hiérarchiques sous le directeur (naguère Vincent Pomarède, aujourd’hui Dominique de Font-Réaulx !

[2Un conservateur nous a même parlé de « machine de guerre contre les départements.

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