Louvre : un Tiepolo cher, médiocre et en mauvais état

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Lorsque nous avons appris l’acquisition par le Louvre, avec l’aide de la Société des amis, d’un plafond de Tiepolo, la photo dont nous disposions nous avait alertés. L’œuvre semblait en particulièrement mauvais état, et la composition pas parmi les plus heureuses de l’artiste, avec une figure unique (si l’on ne compte pas le putto) un peu perdue dans les nuées. Mais nous n’avions pas vu ce tableau et nous avons préféré ne pas critiquer cet achat faute de davantage de renseignements, et pour ne pas paraître nous acharner sur ce musée. Nous avons donc publié, volontairement, une brève simplement informative, sans entrer davantage dans la question de la légitimité de cet enrichissement des collections.
Depuis, Vincent Noce, dans la Gazette de Drouot, a publié deux articles (le premier ici, et le second là) révélant un grand nombre d’informations sur ce plafond, qui ont hélas confirmé nos premières craintes, et bien au-delà. Le C2RMF nous a très aimablement transmis leur étude préalable à l’acquisition, et plusieurs photos. Nous avons désormais de nouveaux éléments qui complètent et renforcent ceux donnés par Noce. En revanche, nous avons demandé au Louvre à voir le tableau, sans réponse de sa part.


1. Giambattista Tiepolo (1696 - 1770)
Junon au milieu des nuées, vers 1735
Fresque transposée sur toile et montée sur bois - 350 x 210 cm.
Paris, Musée du Louvre
Photo : C2RMF
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Résumons ce que disaient les deux articles de la Gazette Drouot :

 le tableau est en état médiocre, bien que le directeur adjoint du département, Stéphane Loire, ait affirmé qu’il le trouve « plutôt bien conservé » ; le mauvais état est confirmé par de nombreuses réactions de spécialistes cités par le premier article de Noce ;
 il était passé en vente chez Semenzato en 2004, avec une adjudication de 775 000 € ; il a été acquis par le Louvre pour 4,5 millions d’euros ;
 la décision aurait été prise contre l’avis du chef du département Sébastien Allard ;
 l’histoire du tableau dans les années 1930 et 1940 n’est pas connue.

Nous évacuerons tout de suite le dernier point qui, pour nous, n’est pas un problème : nous avons déjà expliqué (voir l’article) pourquoi nous considérons que les musées français ne devraient pas s’interdire d’acheter des œuvres dont l’historique ne serait pas connu pendant ces années-là. Si celle-ci devait se révéler avoir fait l’objet d’une spoliation, sa conservation dans un musée français est le meilleur gage qu’elle puisse un jour revenir à son légitime propriétaire, tandis que refuser de l’acheter pourrait entrainer l’exportation vers un pays beaucoup moins sensible à cette question.


2. Giambattista Tiepolo (1696 - 1770)
Junon au milieu des nuées, vers 1735
Image numérique en lumière rasante du haut
Fresque transposée sur toile et montée sur bois - 350 x 210 cm.
Paris, Musée du Louvre
Photo : C2RMF
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Les trois premiers en revanche, sont cruciaux, et exacts.

Sur le premier point, nous avons recueilli plusieurs témoignages indiquant que l’œuvre trainait sur le marché depuis plusieurs années sans pouvoir trouver preneur. Un marchand qui avait pu voir celle-ci dans la demeure londonienne du vendeur nous a confirmé qu’il n’avait pas une seule seconde envisagé son acquisition, en raison de son mauvais état de conservation, qui le rendait, selon lui, « inachetable ». « J’ai été très choqué de savoir que le Louvre avait acheté ça », nous a-t-il confié, « c’est une catastrophe pour les conservateurs du Louvre, ils sont vraiment désespérés. Il y aurait de quoi démissionner. »
Quant au rapport du C2RMF, les photos qu’il contient montrent en effet un état réellement dégradé de cette fresque détachée. On y lit que « le support d’origine est conservé sur une faible épaisseur, de l’ordre de 1 à 2 mm maximum », ce qui est réellement très peu. Il précise également, ce qui est particulièrement visible sur la photographie en lumière rasante (ill. 2) que « la surface est fortement déformée avec l’existence de zones en creux coïncidant principalement avec la structure du parquetage actuel », ajoutant qu’« on perçoit également les marques du premier parquetage ». « Tout se passe comme si la toile s’était distendue par une hygrométrie plus importante dans ces intervalles ».


3. Giambattista Tiepolo (1696 - 1770)
Junon au milieu des nuées, vers 1735
Image numérique sous fluorescence d’ultraviolet
Fresque transposée sur toile et montée sur bois - 350 x 210 cm.
Paris, Musée du Louvre
Photo : C2RMF
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On apprend également, ce qui n’est pas étonnant pour une fresque déposée, que « des fissures du support parcourent la composition ». Par ailleurs, « l’ensemble de la couche colorée présente un certain état d’usure avec une abrasion de la couleur sur les reliefs granulaires », ce qui signifie que la couche picturale est usée partout.
Dans la conclusion, le rapport indique que « les repeints sont relativement limités ». Néanmoins, dans le corps de l’étude, on peut lire : « Les vêtements de Junon apparaissent ainsi relativement hétérogènes sur l’imagerie scientifique ce qui suggère des campagnes d’intervention à leur niveau, comme le confirme l’examen rapproché de la surface colorée. Un repeint assez étendu est identifiable sur la partie gauche du manteau de brocart où a été identifié du zinc (blanc de zinc probable) et du plomb (blanc de plomb). » On constate également que : « sur l’angelot, des repeints à base de zinc sont identifiés dans les ailes et en grande quantité dans son drapé bleu. » et que « [s]es carnations […] sont assez usées et altérées ». Les repeints sont donc importants dans ces deux figures (ill. 3), Junon et le putto, qui par manque de chance sont les seules de la composition…

S’il fallait, enfin, un dernier indice sur les qualités de ce tableau, on le trouverait dans l’absence d’intérêt de l’Italie. En effet, cette fresque exécutée en 1735 pour une pièce du Palazzo Sagredo à Venise, bien qu’ayant quitté l’Italie au plus tard en 1910, date à laquelle elle se serait trouvée à Paris, est revenue en Italie, à Milan, en 1949. À ce titre, elle avait besoin d’un passeport de sortie qu’elle a reçu sans coup férir en 2005, alors que l’on sait que les Italiens sont très stricts sur les autorisations d’exportation d’œuvres d’art, et qu’ils l’étaient encore davantage il y a quinze ans. Imaginer sortir de ce pays, à cette date, un plafond peint par Tiepolo est à peu près impossible, à moins que celui-ci ait été dans un état désastreux. Il est vrai que l’exportation a eu lieu comme étant une œuvre seulement « attribuée à » Tiepolo (alors que cette attribution n’a jamais donné lieu à contestation), ce qui d’ailleurs pourrait suffire à la rendre discutable.

À propos du troisième point, nous pouvons apporter quelques informations supplémentaires sur le degré d’adhésion du département des peintures du Louvre à cette acquisition qui le concerne pourtant au premier chef.
Le 7 septembre 2020, l’achat du tableau a été discuté au sein du département des peintures, et un vote à bulletins secrets a été organisé, comme c’est le cas pour toute acquisition. Le prix était alors de 6 millions d’euros. Le vote a été sans ambiguïté : sept voix non, une abstention et deux oui.
Jean-Luc Martinez est alors retourné négocier auprès du propriétaire. Car si Stéphane Loire est depuis le début favorable à cet achat dont il estime qu’il vient combler un manque criant des collections du Louvre, le vrai moteur dans cette affaire n’est évidemment pas lui qui ne pourrait sans cela s’opposer au directeur de son département. Celui qui voulait absolument cette œuvre, c’est Jean-Luc Martinez, pour des raisons que nous ne connaissons pas.

Le nouveau prix négocié est descendu à 4,5 millions d’euros. Lorsque l’on sait la manière dont le directeur du Louvre prétexte des passages récents en vente publique pour faire baisser les prix, voire pour renoncer à un achat, on s’étonne d’une acquisition de ce montant, même si la vente était en 2004. On s’étonne aussi qu’il ne se soit pas inquiété d’un prix de vente initial aussi faible. 775 000 €, pour un grand plafond de Tiepolo, cela laisse penser qu’il y a réellement un problème de qualité et/ou d’état.
Cette fois, le département des peintures a voté pour, mais avec un vote étriqué, et Sébastien Allard était toujours opposé à l’acquisition. Selon nos sources, le résultat a été le suivant : quatre votes pour, trois votes contre et quatre abstentions. Soit seulement quatre votes pour, sur onze conservateurs.

Le processus s’est poursuivi avec la présentation devant le Conseil d’acquisition du Musée du Louvre. Résultat : vote presque unanime en faveur de l’achat, à l’exception notable de celle du premier intéressé, le directeur du département des peintures. Le Louvre, que nous avons interrogé sur cette procédure, nous a fait cette réponse : « les membres de la commission d’acquisition se sont réunis au Louvre le 7 octobre 2020. Ils ont pu voir l’œuvre. Le dossier d’acquisition y a été présenté par le conservateur en charge des peintures italiennes, Stéphane Loire, en présence du directeur du département des Peintures, Sébastien Allard. Les membres des deux entités ont voté à la majorité pour l’acquisition. » Il n’écrit pas que Sébastien Allard a voté pour. En revanche, il ajoute que « la proposition d’acquisition a été signée par Stéphane Loire et Sébastien Allard ». Peut-être Sébastien Allard a-t-il signé cette proposition d’acquisition. Ce qui est certain, c’est qu’il s’y est toujours opposé. D’ailleurs, lors de la présentation au conseil artistique des musées nationaux, qui est nécessaire pour les acquisitions dépassant un certain montant, et qui a eu lieu en visioconférence, le dossier y a été défendu par Stéphane Loire, sans qu’une seule fois l’opposition de Sébastien Allard, absent de la réunion [1], ait été portée à la connaissance des participants.

Et voilà comment le Louvre peut dépenser 4,5 millions d’euros, en 2020, en plein milieu de la pandémie et d’une véritable déroute financière uniquement compensée par la dotation du ministère de la Culture [2], pour acheter une œuvre médiocre, en mauvais état, qui vient cocher une case de la collection comme si le Louvre était un club de philatélistes auquel il manque un timbre pour compléter les parutions d’une année…

Didier Rykner

Notes

[1Remarquons que si le Louvre a répondu à une partie de nos questions, il en a éludé certaines : ainsi, si celui-ci nous a indiqué que Sébastien Allard avait assisté à la commission d’acquisition du Louvre, il ne nous a rien dit de sa présence ou de son absence (et nous savons qu’il était absent), à la commission artistique des musées nationaux.

[2Rappelons qu’hélas les Amis du Louvre ont contribué pour 1,5 million d’euros à cette somme, et qu’il est normalement prévu qu’ils financent également la restauration, estimée à au moins 100 000 € !

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