Jean-Luc Martinez : de Delphes à Abu Dhabi…

Giambattista Tiepolo (1696 - 1770)
Junon au milieu des nuées, vers 1735
Fresque transposée sur toile et montée sur bois - 350 x 210 cm.
Paris, Musée du Louvre
Photo : RMN-GP/H. Lewandowski
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La presse d’investigation, hors La Tribune de l’Art, se penche enfin sur les pratiques du Louvre. Coup sur coup Mediapart, dans un article abordant plusieurs sujets, certains que nous avions nous-même révélés, et d’autres que nous ne connaissions pas, et Le Canard Enchaîné de ce jour, qui est revenu sur l’affaire de l’achat du Tiepolo (voir l’article), ont parlé de quelques-uns des scandales qui émaillent la présidence de Jean-Luc Martinez, dont la question du renouvellement pour trois ans se pose ces jours-ci.

Nous pouvons apporter ici quelques compléments à ces deux articles à propos du mécénat que le vendeur du Tiepolo, Pier Franco Grosso, a accordé à l’École française d’Athènes, pour une publication sur Delphes dirigée par Jean-Luc Martinez.
Les deux journaux, Mediapart et Le Canard, s’interrogent sur la conjonction des deux affaires : l’achat par le Louvre d’un tableau qui trainait sur le marché de l’art depuis des années et dont personne ou presque ne voulait, si ce n’est Stéphane Loire, adjoint au directeur du département des peintures, et Jean-Luc Martinez, et le don de 35 000 € de Pier Franco Grosso à l’École française d’Athènes.

Il y a un point important néanmoins dont ils n’ont pas parlé : la visite du site de fouilles de Delphes que Pier Franco Grosso a effectuée le 2 mars 2020, au moment où Jean-Luc Martinez s’y trouvait aussi. C’est après cette visite qu’à la demande de l’École française d’Athènes (dont Jean-Luc Martinez est président), il nous a dit vouloir aider un projet d’exposition consacrée aux fouilles de Delphes, notamment son catalogue sous la direction de Jean-Luc Martinez. Nous avons en effet interrogé Pier Franco Grosso qui nous a très aimablement et très rapidement répondu. Nous le citons ici intégralement :
« Je veux tout d’abord préciser que je ne suis pas marchand contrairement à ce qui a pu être écrit : je suis collectionneur depuis plus de trois générations. Par ailleurs j’ai déjà fait des dons à des institutions dans le monde entier [1]. À propos de cette affaire, je ne veux pas rentrer dans la bataille sur le renouvellement du poste de directeur du Louvre, c’est une chose qui n’a rien à voir avec moi [2].
Je me suis effectivement rendu sur le site des fouilles de Delphes, où se trouvait également Jean-Luc Martinez, en février 2020. J’ai adoré être sur ce site, c’était une émotion unique. C’est le lieu où Alexandre le Grand a trouvé l’inspiration, j’ai trouvé cet endroit très fort, très émouvant, très attachant. À ce moment, était prévue une exposition sur le centenaire des fouilles à Delphes je crois, à Paris et à Delphes. Ils m’ont demandé si je pouvais soutenir cette exposition. J’ai bien sûr accepté : j’adore la Grèce et le travail que mène l’École française d’Athènes, cela n’a rien à voir personnellement avec monsieur Martinez. L’idée était de financer le catalogue de l’exposition, mais on ne savait pas encore combien cela coûterait exactement. J’ai donc donné 35 000 euros dans un premier temps. [3] »


2. Copie écran de l’application de l’École Française
d’Athènes sur les fouilles de Delphes
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Cette visite est également racontée par Jean-Luc Martinez dans un mail daté du 8 février 2021, adressé au président du fonds de dotation de l’EFA, Louis Schweitzer, et que nous citons ici entièrement [4] :

« Vous m’avez interrogé ce jour sur l’opportunité de la proposition de mécénat de M. Grosso et je vous en remercie. Comme vous le savez, j’ai veillé à ne pas mélanger mes fonctions actuelles, celle de Président-directeur du Louvre et celle de Président du Conseil d’administration de l’EFA, voire de chercheur et d’ancien membre de cette école. J’avais même hésité à accepter la fonction de président du CA de l’EFA pour cette raison. J’ai ainsi refusé de rejoindre le fonds de dotation de l’EFA que vous présidez malgré votre sollicitation car il était évident que pour des mécènes la confusion pouvait exister entre mes fonctions. Dans le cas présent M. Grosso n’est pas mécène du Louvre. Je l’ai reçu en février 2020 pour une visite du site de Delphes avec l’autorisation de l’Ephorie de Phocide et de l’EFA sans le solliciter d’aucune manière. Il a de lui-même proposé de contribuer aux activités de l’EFA en remerciement. Je l’ai alors renvoyé vers vous-mêmes et la directrice de l’École pour ne pas me mêler de cette question. M. Grosso n’est en effet pas mécène du Louvre mais collectionneur et a vendu récemment une œuvre de sa collection au Musée du Louvre. N’ayant pas moi-même sollicité le mécénat de M. Grosso, je ne pense pas qu’il y ait là le moindre conflit d’intérêt. Le projet en cours que je dirige à Delphes est par ailleurs déjà financé et fait l’objet d’un mécénat de la part de la Fondation Électricité de France. Je vous recommande cependant pour éviter tout risque réputationnel de refuser ce mécénat.
Il faudrait sans doute préciser par une charte de déontologie les limites- toujours délicates- à formaliser dans ce domaine.
 »

Il convient de mettre cela en parallèle avec la chronologie de l’acquisition du tableau par le Louvre. Le rapport du C2RMF « Étude en vue d’une éventuelle acquisition [du Tiepolo] » date du 27 janvier 2020. Le 2 mars de cette même année [5], peu avant le confinement, Jean-Luc Martinez, à l’origine archéologue rappelons-le, fait donc visiter le site de Delphes à quelqu’un avec qui il est en négociation pour acheter une œuvre problématique en raison de son état et de son prix. Avouons que c’est un hasard particulièrement curieux.
Ajoutons que Pier Franco Grosso nous a confirmé que c’est bien l’École française d’Athènes (dont Jean-Luc Martinez est le président) qui lui « [a] demandé s’[il] pouvait soutenir » l’exposition. Le Louvre affirme au contraire qu’il « n’a été sollicité en aucune manière »…

Le mail adressé au président du fonds de dotation de l’EFA date du 8 février 2021. Il aura donc fallu presque un an à Jean-Luc Martinez pour réaliser qu’il y avait un fort risque de confusion des genres et de conflit d’intérêt dans l’acceptation de ce mécénat par le vendeur d’une œuvre avec lequel il était en négociation (et alors qu’en février 2021, l’achat était conclu depuis déjà plus de deux mois).
En réalité, comme l’a révélé Le Canard et comme le confirme la date de la demande du président du fonds de dotation, c’est bien après la publication des premiers articles mettant en cause l’opportunité de l’achat du Tiepolo - les articles de Vincent Noce dans La Gazette Drouot datent du 17 décembre et du 14 janvier - que celui-ci s’est inquiété de ce mécénat. Et ce n’est pas Jean-Luc Martinez, mais bien le président du fonds de dotation qui a posé la question sur la table.

Que le projet du Louvre soit « d’ailleurs déjà financé par la Fondation Électricité de France » en février 2021 ne signifie pas qu’il l’était en mars 2020, et on voit mal l’EFA refuser un mécénat supplémentaire. Quoi qu’il en soit, il est difficile de dire, comme le Louvre le fait dans la réponse qu’il nous a envoyée que : « Concernant vos questions reliant l’acquisition d’une fresque de Tiepolo au financement d’un ouvrage, il n’en est rien puisque, comme Mediapart et le Canard le mentionnent eux-mêmes, l’ancien propriétaire du Tiepolo n’a pas fait de don au fonds de dotation de l’EFA. C’est pour bien séparer les deux fonctions de M. Martinez que ce don a été refusé ». Comment peut-on dire que le don a été refusé, alors que l’argent a été accepté et rendu seulement presque un an après, sur pression du président de la Fondation. Rappelons la citation du Canard, provenant d’un des deux fondateurs de la Fondation : « Louis Schweitzer s’est alors rapproché de Jean-Luc Martinez, qui a convenu de ce risque [d’un conflit d’intérêt] après réflexion. Il a alors été décidé par le fonds de dotation de l’École d’Athènes de refuser ce don et de rendre l’argent à M. Grosso ». Ce dernier nous a confirmé que l’argent lui a été rendu (et donc qu’il avait été accepté).
Mieux encore : selon Pier Franco Grosso, l’argent n’a pas été rendu pour une crainte concernant un conflit d’intérêt. Voilà ce qu’il nous a expliqué : « on m’a dit en février de cette année que si on me rendait l’argent, c’était parce que l’exposition n’avait pas pu se faire à cause du Covid, et qu’on ne pouvait donc pas utiliser cet argent pour l’instant, mais que dès qu’il serait possible à nouveau de voyager, et que l’exposition aurait lieu, je retournerais en Grèce et la situation changerait. »

Décidément, malgré tous les efforts du Louvre, le « risque réputationnel » comme l’écrit Jean-Luc Martinez n’est pas complètement exclu.

Si nous n’avons jamais interrogé Pier Franco Grosso (qui a tenu pourtant à faire spontanément une mise au point sur ce sujet) à propos d’un lien entre cette affaire et le renouvellement du mandat de Jean-Luc Martinez, il est évident qu’après tous les scandales que nous avons révélés, l’affaire Cy Twombly (voir l’article) et les articles de Mediapart et du Canard, la position de celui-ci à la tête du Louvre est pour le moins fragilisée. Est-ce pour son éventuel renouvellement qu’il doit rencontrer demain la ministre de la Culture, ou pour lui faire part de l’état de ses discussions avec Abu Dhabi visant à prolonger l’autorisation d’utilisation de la marque Louvre ?

Il y a une quinzaine de jours, Jean-Luc Martinez s’est en effet rendu dans les Émirats pour discuter avec les autorités d’Abu Dhabi de cette prolongation. Mais quelle est sa légitimité pour une telle négociation ? Non seulement le président du Louvre est en fin de mandat, mais son renouvellement pour trois ans n’est pas encore acquis. De plus, la première négociation, qui a abouti à un traité, s’était faite d’État à État. Et la non application par le Louvre du premier contrat avec Abu Dhabi sur les royalties qui lui sont dues pour l’utilisation de son nom dans les contrats publicitaires, que la cour des Comptes avait dénoncée (voir la brève du 28/5/19), n’augure pas bien de ces négociations. Pense-t-on vraiment, au plus haut niveau de l’État et au Quai d’Orsay, que Jean-Luc Martinez soit la personne la plus à même pour cette mission ?

D’après nos informations, les montants en cours de négociation seraient très inférieurs à ce qu’avait obtenu le Louvre lors du premier contrat [6], comme si le nom du Louvre avait en grande partie perdu sa valeur. Ce qui compte pour l’instant, c’est de parvenir à un accord permettant l’acquisition du Porte Étendard de Rembrandt (voir la brève du 22/4/19). Nous nous en réjouirions, bien entendu. Mais il faut justement profiter de la volonté des Émiriens de conserver l’autorisation d’utiliser le nom du Louvre au-delà des trente ans prévus pour leur vendre cela au juste prix, qui est bien au-delà de celui du Porte Étendard.

On se demande vraiment ce que vont se dire Roselyne Bachelot (qui jusqu’à présent soutenait la candidature de Jean-Luc Martinez à son renouvellement, alors que l’Élysée y est plutôt opposé) et Jean-Luc Martinez , et l’on aimerait être petite souris pour le savoir. On y parlera Abu Dhabi, mais aussi certainement Cy Twombly, Tiepolo, Delphes, et on l’espère de beaucoup d’autres sujets comme les bronzes grecs ou les buis du jardin de l’Infante…

Didier Rykner

Notes

[1À notre demande de précisions, Pier Franco Grosso nous a répondu : « J’ai financé dans le passé des projets à la Tate Gallery de Londres, à Venise à la Venitian Héritage, à Monaco où j’habite, plusieurs projets au cours des derniers 25 ans (entre autres le soutien d’un hôpital au Sénégal). Je suis aussi contributeur aux efforts de la Fondation Albert II pour l’écologie et la protection des océans ».

[2Remarquons que nous ne l’avions pas interrogé à ce sujet.

[3La nature exacte de l’utilisation du mécénat de Pier Franco Grosso reste vague. Celui-ci nous a parlé d’une aide à l’exposition prévue, avec la publication d’un catalogue sous la direction de Jean-Luc Martinez. La directrice de l’École française d’Athènes nous a dit qu’il s’agissait d’« apporter une contribution à un programme de recherches de l’EFA sur la sculpture à Delphes, programme impliquant plusieurs opérations d’études sur le terrain, un séminaire de formation et un ouvrage collectif. Jean-Luc Martinez en tant que chercheur a la responsabilité de coordonner ce travail de recherche sur la sculpture à Delphes ».

[4Le texte de ce mail nous a été transmis par le Louvre.

[5Pier Franco Grosso nous a confirmé qu’il était en Grèce en vacances fin février et que la visite à Delphes a eu lieu le 2 mars, pas en février comme nous l’ont dit la directrice de l’EFA et le Louvre.

[6Rappelons que le traité de 2007 prévoyait 400 millions d’euros (ce qui, avec l’actualisation, représente encore davantage)

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