Après Tokyo, Strasbourg, Lens, la Liberté va-t-elle poursuivre sa tournée triomphale à Pékin ?

Eugène Delacroix (1798-1863)
La Liberté guidant le peuple
Huile sur toile - 260 x 325 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : RMNGP/H. Lewandowski
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Il faut se méfier des hommes politiques qui n’aiment pas l’art (la majorité d’entre eux), mais aussi de ceux qui l’apprécient. On connaît l’intérêt de Laurent Fabius, héritier d’une grande famille d’antiquaires, pour les œuvres d’art. Celui-ci avait naguère été épinglé par Le Canard Enchaîné à propos d’une exposition organisée au Quai d’Orsay par le musée du même nom au seul profit du ministre et des diplomates qui peuplent ce lieu. Cette fois, Fabius n’innove pas vraiment, il se contente - fortement appuyé par la cellule diplomatique de l’Élysée - de faire comme Jacques Chirac avant lui : utiliser la Liberté guidant le peuple de Delacroix comme outil diplomatique.

Décidément, ce tableau n’a pas de chance. Alors qu’il s’agit d’une œuvre fragile comme l’écrivaient Vincent Pomarède et Arlette Sérullaz dans la petite monographie qu’ils lui ont consacrée, il passe son temps à être envoyé un peu partout en France et dans le monde et jamais pour une raison valable que pourrait être une exposition consacrée à Eugène Delacroix.
En 1999, ce fut pour des raisons diplomatiques : le pays auquel il fallait faire plaisir était le Japon, grande puissance économique du moment. Une convention de dix pages fut signée entre le Louvre et la partie japonaise prévoyant notamment toutes les mesures de conservation nécessaires pour un tableau de cette taille et de cette importance, estimé alors (valeur d’assurance) à 450 millions de francs, soit près de 69 millions d’euros. Ensuite, deux fois, pour montrer que la décentralisation n’était pas un vain mot : la Liberté fut envoyée trois mois à Strasbourg en 2004 par Jean-Jacques Aillagon (alors ministre de Jacques Chirac) puis ce fut l’épisode bien connu et récent de Lens où le tableau fut d’ailleurs victime d’un acte de vandalisme heureusement sans conséquences graves.

A peine retournée au Louvre, voilà cette icône à nouveau menacée d’un voyage au long cours. Car 2014 marquera le cinquantenaire de la reconnaissance par la France, premier pays occidental à le faire, de la République Populaire de Chine. On mesure l’importance de l’événement, d’autant que désormais, le pays qui compte en Extrême-Orient, c’est la Chine. Pour marquer cet anniversaire, Laurent Fabius a donc décidé d’organiser une de ces expositions sans sujet mais où l’on ne trouve que des chefs-d’œuvre, et les musées n’ont qu’à s’exécuter. On se doute que Beaubourg, Picasso et Orsay, qui sont invités à prêter plusieurs œuvres, s’y plieront sans trop de difficultés. Mais au Louvre, la résistance s’organise. Les conservateurs ne veulent pas de ce fait du prince et le nouveau directeur, Jean-Luc Martinez, est monté au créneau au plus haut niveau. Il y est d’autant plus incité que le constat d’état de la Liberté, fait au retour de Lens, a montré certains petits incidents, logiques quand on déplace une œuvre d’une telle taille, mais qui leur font dire que désormais ce grand tableau ne devra plus bouger et ne sera plus jamais prêté, ce qui est la seule décision sensée à prendre. C’est, déjà, le cas du Radeau de la Méduse qu’heureusement aucun politique n’a jamais songé à exiger (peut-être parce que le symbole est moins glorieux que celui de la Liberté sur les barricades...).

Le prêt de la Liberté est encore en débat : le Louvre imposera-t-il sa volonté à l’Élysée et au Quai d’Orsay ? Le contraire serait parfaitement scandaleux, mais il n’est pas sans précédent. Lors de l’envoi de la Liberté au Japon, les conservateurs s’y étaient clairement montrés opposés, sans résultat hélas. Un article publié en 2007 dans la revue ARAAFU, Cahier technique n° 15, par Anne de Wallens, régisseur au Louvre, explique quelles mesures exceptionnelles ont dû être prises pour prêter ce tableau contre l’avis du musée. Elle rappelle que celui-ci avait déjà voyagé quatre fois (pour de vraies expositions) et que ces déplacements avaient déjà fragilisé l’œuvre. La recommandation des conservateurs était donc d’en interdire désormais le prêt. Mais les politiques avaient déjà eu le dernier mot. Voici la conclusion de l’article : « [...] les interventions exceptionnelles réalisées sur le tableau ont été rendues nécessaires du seul fait que le Louvre ait été obligé de le prêter ; elles rendent à présent son déplacement moins risqué, bien que l’on ne connaisse pas l’impact des éventuels effets d’accumulation. » Depuis cette date, il a déjà voyagé deux fois… Que dirait Eugène Delacroix qui, déjà, le 26 mai 1849, se plaignait des dommages subis par la Liberté après l’exposition de 1848 : « mon tableau qui a souffert de ces transports continuels » ?

Mais en réalité, la question est bien plus large : si le tableau de Delacroix reste au Louvre, il sera remplacé par d’autres œuvres. On parle du Verrou de Fragonard et du François Ier de Clouet mais nous n’avons pas pu confirmer cette information [1]. Les conseillers élyséens sont-ils commissaires d’exposition pour se permettre ainsi d’exiger d’envoyer de telles œuvres à l’étranger ? Va-t-on encore supporter longtemps cette utilisation des musées par les politiques à des fins étrangères à leur objet, surtout quand elles mettent en péril des trésors nationaux ? La gauche et la droite mènent sur ce plan des politiques identiques. Mais la chose est d’autant plus choquante qu’elle est ici le fait d’un gouvernement qui a diminué le budget du ministère de la Culture dans des proportions jamais connues. Manifestement, pour François Hollande, les musées ne servent à rien d’autre qu’à l’aider dans sa politique étrangère ou à abonder ses fins de mois difficiles en puisant dans leurs réserves financières. Mais il est vrai qu’il partage avec Nicolas Sarkozy le triste privilège d’être le premier président dont il n’est pas absurde de se demander s’il sait seulement qui est Eugène Delacroix.

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