Une nouvelle revendication discutable du ministère de la Culture

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1. Manuscrit-Tractatus de Musica. Item Prosa de S. Autberto.
Item Architrenius ad Walterium Rothomagensen Archiep.
Anticlaudianus Alani de Antirufino

Ensemble de plusieurs manuscrits sur peau de vélin
rédigés par plusieurs mains en latin à différentes époques
(première moitié du XIIe siècle jusqu’au XIIIe siècle)
réunis en 1 vol in-4 (dim : 270 x 145mn) de 135 feuillets
réglés à la pointe sèche ou à l’encre et rubriqués
Revendiqué par le ministère de la Culture
Photo : Orne Enchères
Voir l´image dans sa page

Un recueil formé de plusieurs manuscrits médiévaux réalisés entre le début du XIIe et le XIIIe siècle devait être mis en vente à Alençon par la SVV Orne Enchères le 5 mai prochain. Mais celui-ci vient d’être revendiqué par le ministère de la Culture qui prétend qu’il appartient au domaine public, imprescriptible et inaliénable. Ce n’est donc pas la direction des Patrimoines mais la direction générale des médias et des industries du livre qui fait ainsi une nouvelle demande de revendication. Et celle-ci est toujours aussi discutable, pour ne pas dire scandaleuse, que celles du fragment du jubé de Chartres (voir les articles) et du pleurant du tombeau de Philippe Le Hardi (voir l’article).

Une fois de plus, une œuvre disparue pendant la Révolution est revendiquée par l’État, fragilisant ainsi le marché de l’art ce qui, à terme, n’est pas bon pour le patrimoine puisque cela encourage la dissimulation des découvertes et les exportations frauduleuses.
Comme nous l’avons plusieurs fois écrit, il est légitime que des objets ayant disparu des musées ou des bibliothèques, même au XIXe siècle, soient revendiqués par le ministère de la Culture lorsque la preuve incontestable est apportée qu’ils appartenaient au domaine public. C’était le cas, par exemple, du tableau de Nicolas Tournier (voir la brève du 7/11/11), d’un tableau italien de l’église de Chatenay-Malabry (voir la brève du 22/6/17), ou encore des deux fragments d’une grande toile du Guerchin dont nous avions signalé la vente, alors qu’ils provenaient d’une œuvre répertoriée sur les inventaires du Louvre [1] (voir la brève du 4/6/15).

Revenir sur des disparitions pendant la période révolutionnaire est déjà beaucoup plus discutable. Mais cela l’est encore davantage dans un cas comme celui-ci où rien ne vient prouver l’appartenance au domaine public.
Les faits sont pourtant simples. Un inventaire effectué au Mont-Saint-Michel en 1739 montre la présence du manuscrit sous la cote 219 visible sur un des feuillets. En 1795, un nouvel inventaire est fait après les saisies révolutionnaires (Catalogue des livres en dépôt à l’administration du district d’Avranches), où apparaît encore le manuscrit sous la cote 245. Cependant, cette cote n’est visible nulle part sur les feuillets, et il ne semble pas - selon les informations qui nous ont été fournies, nous n’avons pas vu le manuscrit - qu’aucun manque ni trace de grattage aurait pu effacer cette marque. En 1801 enfin, dans ce qui est devenue la bibliothèque d’Avranches, un inventaire est effectué où il n’y a pas de trace du manuscrit.

Le raisonnement de l’administration est simple : l’inventaire de 1795 témoigne de la présence de l’ouvrage, il est donc dans le domaine public, inaliénable et imprescriptible, il doit donc être revendiqué.
On pourrait déjà discuter de la réalité de ce domaine public en 1795 pour une bibliothèque qui n’existe pas réellement. Il est intéressant de consulter par exemple le « Rapport au ministre de l’instruction publique sur les bibliothèques des départements de l’Ouest » publié en 1841 par Félix Ravaisson. On y lit a propos de la bibliothèque d’Avranches : « L’histoire des bibliothèques communales est partout à peu près la même : formée par les confiscations, abandonnée aussitôt aux ravages des vers et de l’humidité, ou aux déprédations des particuliers ; organisées enfin avec les écoles centrales, à peu près détruites avec elles, et réorganisées de nouveau d’une manière durable, sans doute, dans ces dernières années ; telle est aussi l’histoire de la bibliothèque d’Avranches ». C’est dire qu’en 1795, dans ce qui n’est pas appelé encore une bibliothèque mais un « dépôt » par l’inventaire même, on peut discuter de savoir s’il s’agissait déjà d’un fonds inaliénable.

2. Dessin au dos du dernier feuillet
Photo : Orne Enchères
Voir l´image dans sa page

Mais peu importe, en réalité. Car rien n’indique que cet inventaire de 1795, qui reprend celui de 1739, soit un véritable inventaire (il est d’ailleurs appelé « catalogue », pas « inventaire ») et qu’il n’a pas été effectué en se référant à celui effectué près de soixante ans plus tôt. L’absence de cote ou de marque, contrairement aux manuscrits demeurés dans la bibliothèque d’Avranches, démontre la grande probabilité de cette interprétation. Rien ne prouve que ce manuscrit était en 1795 dans ce dépôt. On ne comprend donc pas bien ce qui justifie la revendication de l’État.

Une nouvelle fois, ce sera donc à la justice de dire si celle-ci est ou non justifiée. Malheureusement, on peut douter du résultat de ces procédures judiciaires si l’on en croit les jugements rendus dans les affaires précédentes. Comme nous le disions dans une interview réalisée pour France 3 Normandie (à voir ici), « l’État est tellement incapable d’acheter des œuvres importantes qu’il a trouvé cette méthode assez peu élégante de revendiquer des œuvres qui ne lui appartiennent pas ». Et pendant ce temps là, les deux albâtres de la cathédrale d’Arras, trésors nationaux, eux aussi disparus pendant la Révolution d’ailleurs, vont être vendus à New York [2]. (voir l’article).

Didier Rykner

P.-S.

17 avril 2018 : Plusieurs personnes et amis spécialistes des manuscrits pensent improbables qu’une cote ait été apposée sur les manuscrits en 1795 contrairement aux informations qui nous ont été données que ceux conservés à Avranches en conserveraient une (nous ne les avons pas vus, pas davantage que nous n’avons vu le manuscrit en question). Quoi qu’il en soit, la question demeure : peut-on revendiquer des œuvres rassemblées dans des dépôts à l’époque révolutionnaire, avant la constitution réelle des musées et des bibliothèques ? Nous ne sommes pas les seuls à penser que ce serait totalement illégitime.

Notes

[1Remarquons qu’à notre connaissance, ces deux fragments n’ont toujours pas été récupérés par le ministère de la Culture !

[2On peut s’étonner de ce deux poids, deux mesures. À notre interrogation, le ministère de la Culture a répondu « D’après la documentation réunie pendant l’instruction de la demande de certificat, ces deux sculptures sont bien comptées dans un inventaire de 1791, mais rien dans les archives ne permet de confirmer une volonté constante de conservation ».

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