L’église Saint-Jacques d’Abbeville menacée de démolition

1. Victor Delefortrie
Eglise Saint-Jacques
Abbeville
Etat le 7/5/10
Photo : Didier Rykner
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L’église Saint-Jacques d’Abbeville est située dans un quartier épargné par les bombardements qui ont détruit la ville à 80% en 1940. Elle fut construite dans le style néo-gothique par l’architecte Victor Delefortrie, émule de Viollet-le-Duc, à la place de l’ancienne église médiévale détruite parce que son état était jugé inquiétant (déjà !), et consacrée en 1878 (ill. 1). Ses qualités architecturales sont évidentes comme le montrent nos photos. Elle aurait largement mérité une inscription, sinon un classement, mais les municipalités successives ne l’ont jamais demandé.
Depuis quelques années, particulièrement depuis 2005 lorsqu’une tempête fit chuter un élément du clocher qui perça la toiture de la nef, l’état de l’église s’est fortement détérioré. Au point qu’aujourd’hui la mairie envisage sérieusement de raser l’édifice. Le scénario est hélas connu et menace de se multiplier dans les années à venir [1].

Nous avons été reçu par Jean-Marc Dumoulin, architecte de la ville, et par Jean-Marie Hémerlé, adjoint au maire chargé de l’urbanisme. Bien que la décision de détruire ou non l’édifice ne doive théoriquement être prise qu’en juin, il est évident à les entendre que leur opinion est faite. Leurs arguments sont au nombre de deux, toujours les mêmes dès qu’il s’agit de détruire un bâtiment :

 le coût de la restauration : dans un reportage de France 3 datant du 19 mars (à voir ici), l’adjoint au maire affirme que « pour [la] sauvegarder, non pas pour la rouvrir à une activité quelconque, au bas mot c’est 10 millions d’euros », chiffre qu’il nous a lui-même donné en prétendant qu’il s’agit d’une estimation basse. Le maire a répété ce chiffre dans une réunion d’information pour les habitants [2]. On imagine l’effet que cela peut avoir sur ses administrés.

 le danger pour la population et la responsabilité de la municipalité : située sur une place qui s’articule autour d’elle, l’église est située à proximité de maisons et d’une école. Selon Jean-Marc Dumoulin, « si rien n’est fait d’ici l’hiver, il y aura un accident grave ».


2. Victor Delefortrie
Eglise Saint-Jacques
Abbeville
Flanc nord
Etat le 7/5/10
Photo : Didier Rykner
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3. Victor Delefortrie
Eglise Saint-Jacques
Abbeville
Vue du chevet avec un vitrail brisé
Etat le 7/5/10
Photo : Didier Rykner
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L’état de l’église peut, en effet, impressionner les observateurs : des pierres tombent le long de la paroi nord (ill. 2) et une partie de celles-ci se délite, les murs sont lépreux dans bien des endroits, une fenêtre est privée de vitrail (ill. 3), celui-ci ayant semble-t-il été cassé par la chute de pierres et le toit de la nef est percé d’un trou béant. Par ailleurs le clocher s’enfonce dans le sol.
Mais la vraie question, et la seule qui vaille d’ailleurs, est celle-ci : l’édifice menace-t-il de s’écrouler à brève échéance comme l’affirme la mairie, ou ce risque grave et imminent n’est-il qu’un prétexte ?

Les enjeux politiques sous-jacents dans cette affaire sont évidents, les uns et les autres se renvoyant la responsabilité de la situation actuelle. La municipalité prétend que ses prédécesseurs n’ont rien fait, tandis que les opposants soulignent l’inertie de la nouvelle administration depuis son élection. Il est probable que les deux ont un peu raison mais il faut rappeler qu’avant 2005, l’église n’était pas particulièrement considérée comme dangereuse. La situation s’est dégradée rapidement à partir de la tempête de 2005, un fait reconnu par les deux partis. A cette date, selon Paul-Henri Huré, ancien premier adjoint au maire et aujourd’hui dans l’opposition, une étude a été demandée à Vincent Brunelle, architecte en chef des monuments historiques. Celle-ci n’a été rendue qu’en octobre 2008 alors que la mairie avait changé de bord depuis plusieurs mois.

La position actuelle de la municipalité est intenable, d’abord parce que le chiffre de 10 millions d’euros est faux : le rapport de Vincent Brunelle indique clairement que le coût total de la restauration sera de 4,2 millions d’euros et qu’il est possible de phaser le chantier sur plusieurs années, l’urgence consistant à stabiliser le clocher, ce que le maire s’est bien gardé de dire aux habitants. Certes, la situation s’est sans doute dégradée depuis octobre 2008 comme l’affirment Jean-Marie Hémerlé et Jean-Marc Dumoulin. Mais à qui la faute ? Depuis la remise du rapport, aucuns travaux n’ont été lancés, et surtout aucune mesure de préservation minimale n’a été prise. La municipalité n’a rien fait pour boucher le trou dans la toiture ni le vitrail cassé, les pigeons s’engouffrent dans le bâtiment [3] et l’eau y pénètre, ce qui aggrave encore la situation. Contrairement à ce que nous ont affirmé Jean-Marie Hémerlé et Jean-Marc Dumoulin, le trou dans la toiture avait été colmaté en 2005 par une bâche, dont on voit encore le châssis.

Jean-Marie Hémerlé a reconnu, alors que nous insistions, qu’il était possible de stabiliser l’église dans un premier temps, puis de répartir le reste des travaux sur plusieurs années, mais son discours n’est pas cohérent. Il prétend d’abord que la somme nécessaire à cette opération de sauvetage serait au moins égale à 2 millions d’euros. Il affirme alors qu’il ne pourra rien faire, de toute façon, s’il n’obtient pas une aide conséquente de l’Etat, sans être vraiment précis sur le montant de cette aide (il a seulement évoqué « au moins la moitié de la somme »). Rappelons que l’église n’est pas protégée et qu’il est donc impossible que l’Etat subventionne le chantier à une telle hauteur. Il ajoute enfin que les travaux nécessitent des appels d’offre, et que cela demande un certain délai.
Son raisonnement peut être résumé ainsi : il faut faire des travaux de manière urgente mais la décision ne sera prise qu’en juin, sachant que la municipalité n’a ni l’envie, ni les moyens d’entamer ce chantier avant l’hiver ; si l’on ne fait rien, il y aura un accident. Bref, pour lui, la messe est entendue : il est impossible de sauver l’église il faut donc la détruire. La mairie a d’ailleurs provisionné 500 000 € à cet effet.

Nous avons essayé à plusieurs reprises de joindre l’architecte des monuments historiques, Vincent Brunelle, qui a fini par nous faire dire qu’il ne « voulait pas communiquer à ce sujet ». Etant employé par la mairie, son refus de s’exprimer est on ne peut plus clair. Il ne veut pas avoir à affirmer publiquement que la restauration est possible et pour un coût bien moindre que celui divulgué par la mairie. Il est inutile d’ailleurs qu’il s’exprime puisque son rapport, remis en 2008, est parfaitement clair et démontre que l’église peut être restaurée, pour un montant très inférieur à celui avancé par la mairie. Si sa position, en tant qu’expert, était la même que celle de la mairie, nul doute qu’il aurait « communiqué ».
Quel est le contenu exact de ce rapport ? Il dit que le chantier peut être mené en plusieurs tranches, et que la seule urgence est de « reposer une serrure sur la porte de la grille autour du chœur ». Certaines mesures préalables sont par ailleurs détaillées : « établissement d’un projet détaillé au niveau des équipements techniques […], diagnostic détaillé de la vitrerie, baies par baies intégrant serrurerie, ébrasement, appui maçonné et vitraux, étude égout et réseau au potable Eauette [4]. » Ces travaux préalables, préconisés en octobre 2008 ont-ils été réalisés ? Evidemment non.
Viennent ensuite les autres phases. L’architecte en chef des monuments historiques explique-t-il que l’église est en péril immédiat et risque de s’écrouler ? Evidemment non. Il indique juste que l’intervention prioritaire, ce que personne ne contestera, est de prendre en charge le clocher et la première travée de la nef « afin d’éviter de nouvelles chutes de pierre et de permettre la réparation de la couverture et de la charpente au revers du clocher […] ». Cinq autres tranches de travaux sont prévues ensuite, moins urgentes, pour traiter la nef et le transept, les bas-côtés, le chœur et l’abside. Tout ceci coûtera-t-il 10 millions voire plus ? Evidemment non. La première tranche est estimée à 1 260 115,50 € (le devis est précis) hors taxe auxquels il faut ajouter les honoraires des différents intervenants soit 376 841,21 € et donc au total 1 636 956,71 €. S’il faut rajouter à ce chiffre qui date de 2008 la mise hors d’eau de l’édifice, à qui le doit-on, sinon à la municipalité qui depuis plus d’un an et demie n’a rien fait pour boucher les trous dans le toit et dans les vitraux ? Le montant total du devis pour la restauration complète est de 4 200 000 €.


5. Intérieur de l’église Saint-Jacques d’Abbeville
Vue extraite du reportage de France 3 Picardie
19/3/10
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5. France, XVIIIe siècle
Lutrin
Bois
Abbeville, église Saint-Jacques
Dans les réserves du Musée Boucher de Perthes
Photo : Didier Rykner
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Ce type de polémique occasionne généralement des parties de poker menteur. Nous avons demandé à Jean-Marie Hémerlé et Jean-Marc Dumoulin de pouvoir entrer dans l’église. On nous a alors opposé une fin de non recevoir, pour des raisons de sécurité. Apprenant ensuite qu’une équipe de France 3 Picardie avait pu y faire, peu avant notre venue, le reportage dont nous parlions plus haut, nous avons contacté Pascal Fache, collaborateur de cabinet du maire qui nous a affirmé que les journalistes étaient venus plusieurs mois auparavant et qu’ils avaient juste eu le droit de regarder par la porte. Ce qui est doublement faux : ils étaient venus six semaines auparavant et avaient pu entrer dans le bâtiment comme le prouve leur reportage [5] (ill. 4) et comme Renaud Parquet me l’a confirmé au téléphone.
Si les œuvres les plus précieuses du bâtiment, celles protégées au titre des monuments historiques, ont été sauvegardées et sont aujourd’hui conservées dans les réserves du Musée Boucher de Perthes (un lutrin du XVIIIe siècle - ill. 6, plusieurs belles sculptures du XVIe siècle, dont un Christ en Croix - ill. 7), un Ecce Homo, une Education de la Vierge...), la chaire et au moins un confessionnal, beaux objets néogothiques, s’y trouvent encore comme on peut le voir dans le film tourné par France 3. L’orgue, qui date de 1906, y est toujours aussi.


6. France, XVIe siècle
Christ en Croix
Bois polychrome
Abbeville, église Saint-Jacques
Dans les réserves du Musée Boucher de Perthes
Photo : Didier Rykner
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7. Beffroi d’Abbeville qui abrite le Musée Boucher de Perthes
Ce monument historique inscrit est désormais
classé par l’Unesco au patrimoine de l’humanité
La construction d’une adjonction est-elle souhaitable ?
Photo : Didier Rykner
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Sans doute faudra-t-il trouver une nouvelle utilisation à l’église restaurée si le clergé n’en avait plus l’usage. Paul-Henri Huré nous a suggéré une solution, peut-être impossible à mettre en œuvre mais qui mériterait au moins d’être étudiée. Le musée est trop petit pour exposer toutes ses collections, notamment la donation Mannessier. Un projet d’agrandissement du musée est prévu, dont le principe est d’ailleurs inquiétant puisque plutôt que de construire à l’arrière du bâtiment actuel, classé au patrimoine de l’humanité (ill. 7), comme cela était envisagé auparavant [6] l’adjonction va être construite devant. Le coût des travaux est déjà provisionné. De deux choses l’une : soit l’église peut être utilisée pour créer un musée Mannessier, soit elle ne le peut pas. Dans le premier cas, l’argent prévu pour l’agrandissement du musée est disponible pour la restaurer et la réutiliser. Dans le second cas, et s’il est vraiment impossible de trouver le budget nécessaire pour restaurer l’église (nous en doutons), sa sauvegarde est évidemment prioritaire par rapport à l’agrandissement du musée, quitte à repousser celui-ci de quatre ou cinq ans.

Jean-Marie Hémerlé affirme que la richesse du patrimoine abbevillois est telle qu’on ne peut pas tout prendre en charge. Doit-on alors se féliciter des bombardements des deux guerres mondiales qui ont rasé une grande partie des monuments historiques que l’on n’a plus, désormais à entretenir ? Etre maire est une fonction difficile, personne ne le nie. Mais personne non plus n’est obligé de se présenter. Des solutions existent pour sauver l’église Saint-Jacques mais elles doivent mise en œuvre rapidement. Non loin d’Abbeville, en Picardie, le village de Brévillers a restauré son église du XVIIIe siècle en dépensant 20000 € [7], soit 200 € par habitant, la population de Brévillers se montant à 100 personnes. Abbeville a 24000 habitants, ce qui équivaut, en respectant les proportions, à 4 800 000 €. Soit davantage que le montant estimé par l’étude de Vincent Brunelle, même en tenant compte de la mise hors d’eau du bâtiment. 200 € par habitants, si l’on prend une hypothèse de travaux menés sur quatre ans et de l’absence complète de toute subvention [8], cela fait 50 € par an et par habitant, 25 € si le chantier est étalé sur huit ans. Abbeville ne peut-elle consentir cet effort, pour sauvegarder un élément important de son patrimoine ?

Le vrai courage de Nicolas Dumont, le maire de la ville, serait de décider son sauvetage, avec ou sans subventions. Faute de quoi l’on pourra dire, en paraphrasant les habitants de Rome fustigeant la destruction des bronzes du Panthéon [9] : « ce que les bombes allemandes n’ont pas fait, Nicolas Dumont l’a fait. »

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