Des Géricault redécouverts dans des musées ? Vraiment ?

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La découverte ou redécouverte de tableaux attribués à des grands maîtres est une chose régulière en histoire de l’art. L’attribution n’est pas une science exacte et de tous temps l’identité des auteurs de certaines œuvres se perdent, puis sont retrouvées. Rien de plus normal donc.
Il est néanmoins nécessaire d’agir prudemment en ce domaine, faute de quoi on finit parfois par ne plus rien y comprendre, et on travaille sur des œuvres qui ne sont pas ce qu’on pense, ou ce que certains pensent qu’elles sont.

Cela fait ainsi de nombreuses années que l’on retrouve dans des musées français des œuvres supposées être de Théodore Géricault. Non seulement celles-ci sont publiées sans aucune restriction comme de lui, sans la prudente mention « attribuée à », mais cette attribution est endossée par les musées, qui n’hésitent pas à communiquer bruyamment autour de ces découvertes sans aucun recul. Ils les présentent sur leurs cimaises comme d’authentiques tableaux de cet artiste, ils les montrent dans des expositions sous ce nom et parfois même ils organisent un événement autour de la toile redécouverte.

Mais ces attributions sont-elles correctes ? Basées uniquement sur le « connnoisseurship », l’« œil », et presque jamais sur des preuves tangibles, elles sont forcément fragiles, d’autant que - c’est un euphémisme - elles ne sont pas acceptées par tout le monde.
Le problème n’est pas que ces attributions soient faites. Il est qu’elles sont endossées sans recul ni précautions par des institutions publiques qui ne se contentent souvent pas de tableaux appartenant à des musées, mais qui n’hésitent pas à accrocher sur leurs murs des œuvres provenant de collections privées dont l’attribution est parfois tout aussi discutable.

Il est évidemment difficile de s’opposer publiquement à ces attributions car, s’agissant de l’œil, qui est le plus légitime ? Il faut donc pour cela s’appuyer soit sur les travaux des quelques spécialistes indiscutables qui osent élever leur voix contre ces découvertes (mais ils sont en général plus que prudents publiquement), soit - et c’est ce que nous tenterons ici - sur des éléments probants qui permettent de réfuter sans aucun doute de telles attributions. Nous traiterons de trois cas en particulier : un tableau du musée du Louvre, en dépôt au Musée du Havre, La Vieille Italienne, dont nous avons déjà beaucoup parlé dans ces colonnes, une Tête d’homme du Musée d’Art Roger-Quilliot de Clermont-Ferrand, autour duquel une exposition avait été organisée, et une autre Tête d’homme du Musée de Rochefort dont la réattribution a été beaucoup commentée dans la presse (sans jamais remettre en question sa pertinence, bien sûr).


1. Jean-Victor Schnetz (1787-1870)
Portrait de Vieille italienne
Huile sur toile - 62 x 50 cm
Le Havre, Musée Malraux (dépôt du Louvre)
Photo : Jean-Louis Coquerel
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Nous commencerons avec la Vieille Italienne (ill. 1), une figure connue de nos lecteurs. Nous avouons - c’était au tout début de ce mouvement de réattributions géricaldiennes - avoir été séduit par celle-ci, et même y avoir cru pendant un temps. Mais les différents articles parus à son sujet - notamment ceux que nous avons publiés sur La Tribune de l’Art -, les avis que nous avons pu entendre par de meilleurs connaisseurs que nous, et la multiplication des nouvelles attributions de ce genre nous ont amené à revoir notre position. Nous renverrons ici notamment à l’article de Jacques Foucart que nous avions mis en ligne il y a sept ans. Notons que même si un nom séduit, mais qu’il est contesté par beaucoup de spécialistes, le terme « attribué à » sur le cartel devrait être la règle. Nous n’en dirons pas davantage à propos de cette œuvre sur laquelle beaucoup d’encre a coulé, si ce n’est que le Louvre la redonne sagement à Jean-Victor Schnetz, nom qu’elle portait dans la collection La Caze qui, comme le rappelle Jacques Foucart, connaissait ce dernier peintre. Soulignons aussi que Philippe Grunchec l’avait refusé, comme il avait refusé ceux dont nous parlons par la suite dans cet article.


2. Auguste Bigand (1803-1876)
Étude de tête
Huile sur toile - 54 x 45 cm
Clermont-Ferrand, Musée d’Art Roger Quilliot
Photo : MARQ
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3. Théodore Géricault (1791-1824)
Détail du Radeau de la Méduse, avec une rotation de 90°
Photo : Wikimedia (domaine public)
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4. Auguste Bigand (1803-1876)
Saint Germain (?)
Huile sur toile
Le Chesnay, église Saint-Germain
Photo : Benjamin Couilleaux
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En revanche, peu à notre connaissance a été publié sur le tableau de Clermont-Ferrand (ill. 2) « révélé » à l’occasion d’une exposition que nous avions recensée (voir l’article), non sans montrer de fortes réticences sur l’attribution de cette peinture - et de quelques autres - en termes néanmoins très diplomatiques. Là encore, il aurait été a minima raisonnable d’écrire « attribué à ». Mais cette précaution même ne tient plus, et ce médiocre tableau - osons le dire - ne mérite décidément plus, à supposer qu’il l’ait jamais mérité, de porter le nom prestigieux de Géricault. Pour justifier cette attribution, cette tête a été rapprochée de celle d’un personnage du Radeau de la Méduse que nous reproduisons ici, en la tournant de 90° (ill. 3). Disons que la comparaison n’est pas très probante...
Il nous faut ici remercier Benjamin Couilleaux, qui au détour d’une conversation nous a indiqué le nom du véritable auteur de cette tête : Auguste Bigand. Si vous n’avez jamais entendu parler de ce dernier, cela n’est guère étonnant : ce petit maître est fort peu connu, même des spécialistes.


5. Auguste Bigand (1803-1876)
Étude de tête, signé en bas à gauche
Huile sur toile - 58,5 x 48 cm
Vente Christie’s New York, 5/10/99
Photo : Christie’s
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6. Auguste Bigand (1803-1876)
Étude de tête
Huile sur toile - 54 x 45 cm
Clermont-Ferrand, Musée d’Art Roger Quilliot
Photo : MARQ
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Si Benjamin Couilleaux a fait le lien entre le tableau de Clermont-Ferrand et un Saint Germain de Bigand [1] de l’église du Chesnay (ill. 4) dont il nous a aimablement confié la photo, rendons hommage ici à un autre historien de l’art, Philippe Nusbaumer, qui avait publié ce dernier en 2001 dans Les Annales du Chesnay [2] en le rapprochant d’une autre étude de tête, passée chez Christie’s New York le 5 octobre 1999 (ill. 5), exactement semblable à la tête de Clermont-Ferrand (ill. 6). Si cette dernière - les deux bras qui se posent sur ses épaules en témoignent - est probablement préparatoire à un autre tableau que le Saint Germain, ce qui est aussi le cas de celle de Christie’s, couverte d’une capuche, la comparaison des trois œuvres ne laisse pas l’ombre d’un doute : le tableau auvergnat n’est autre qu’un Auguste Bigand, ce qui, convenons-en, est un peu moins prestigieux que Géricault.


7. France, vers 1830-1835
Buste d’homme
Huile sur toile - 62 x 48 cm
Rochefort, Musée d’Art et d’Histoire
Photo : Musées de Rochefort
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8. Hippolyte Flandrin (1809-1864)
Étude de tête d’homme
Huile sur toile - 45 x 35 cm
Collection particulière
Photo : Propriétaire de l’œuvre
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Le troisième tableau (ill. 7) est accroché aux murs du Musée de Rochefort qui s’était réjoui bruyamment de cette « découverte ». L’œuvre semble d’à peine meilleure qualité que la précédente. Mais pourquoi l’attribuer à Géricault ? Rien, à vrai dire, pour qui connaît un peu la peinture de la première moitié du XIXe siècle, ne fait réellement penser à ce peintre. Et si nous ne pourrons pas être aussi affirmatif que pour l’Auguste Bigand, des indices assez forts permettent de mettre en doute le nom prestigieux de l’auteur de la Méduse.
Car sans être particulièrement physionomiste, cette tête est évidemment très reconnaissable, avec ses traits marqués, ses épais sourcils, l’implantation de sa chevelure, la forme de son nez.
Deux œuvres - il en existe sans doute d’autres - tendent à montrer qu’il s’agit d’un modèle actif dans les ateliers d’Ingres et de ses élèves dans les années 1830.


9. Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867)
Détail de l’illustration 10
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La première est un tableau d’Hippolyte Flandrin (ill. 8), réalisé dans l’atelier d’Ingres et provenant des descendants Flandrin, conservé en collection particulière (ill. ). Si ce n’est lui, c’est donc son frère.
La seconde n’est autre que Le Martyre de Saint-Symphorien. L’un des modèles ayant posé pour le licteur à droite du tableau (celui dont une étude dessinée est passée récemment aux enchères à Paris - voir la brève du 7/12/23), que l’on voit dans une étude peinte du Fogg Art Museum, est, là encore sans qu’on puisse en douter réellement, le même personnage (ill. 9 et 10).


10. Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867)
Étude pour le Martyre de saint Symphorien, 1833
Huile sur panneau - 60,3 x 49,5 cm
Cambridge, Fogg Art Museum
Photo : Fogg Art Museum
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Mais ne pourrait-on alors envisager que celui-ci ait, aussi, posé pour Géricault ? Il s’avère que le « découvreur » du musée de Rochefort affirme - on peut le lire dans un article de L’Hebdo de Charente-Maritime - qu’il s’agit d’une « académie de 1811 ou 1812, une période qu’on ne connaît pas beaucoup car on n’a que très peu de tableaux de Géricault de cette époque, et son style a énormément changé ». Soit plus de vingt ans avant le tableau d’Ingres. Indiscutablement, le personnage a découvert l’élixir de jouvence. On lit aussi dans cet article de L’Hebdo de Charente-Maritime que, selon la même source, « 50 académies de Géricault restent à identifier ». On en frémit déjà. Si la prochaine exposition du Musée de la Vie Romantique n’en montrera probablement aucune, puisqu’il s’agit là de chevaux, l’une des deux œuvres que l’on peut voir dans l’annonce sur la page du musée laisse penser que d’autres « redécouvertes » passionnantes sont à prévoir…

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