Acquisitions : comment le Louvre rogne sur ses frais de déplacements

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Le Figaro consacrait jeudi 15 juin, sous la plume d’Éric Bietry-Rivierre, un article à la politique d’acquisition des musées français, donnant largement la parole à trois directeurs de département du Louvre. Ce qu’ils disent est affligeant, mais permet au moins de comprendre en partie la curieuse politique d’acquisition de ce musée (voir aussi cet article).


1. Alexeï Yegorov (1776-1851)
Scène de prédication, recto
Pierre noire, rehauts de blanc - 27,8 x 42 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Galerie Emmanuel Marty de Cambiaire
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2. Alexeï Yegorov (1776-1851)
Joseph vendu par ses frères, verso
Pierre noire, rehauts de blanc - 27,8 x 42 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Galerie Emmanuel Marty de Cambiaire
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Qu’on en juge plutôt. C’est Xavier Salmon, directeur du département des Arts Graphiques, qui ouvre la danse. Il affirme d’abord - et c’est une bonne idée - qu’il souhaite privilégier les dessins russes, peu représentés dans les collections. Pour regretter aussitôt de n’en avoir acheté qu’un seul en quatre ans [1] (ill. 1 et 2). Et de conclure : « Il faudrait pouvoir prospecter dans ces pays-là, mais cela exige beaucoup de frais ».
Ah oui. C’est vrai, c’est trop difficile. Et trop cher. Trop cher sans doute d’exercer une veille sur internet ? Trop cher d’aller deux ou trois fois par an à Saint-Pétersbourg et à Moscou ? Nous avons regardé : un aller-retour Paris-Saint-Pétersbourg sur Air France du lundi 19 juin au jeudi 22 juin coûte… 399 € ! Nous avons ensuite cherché un hébergement de trois nuits au centre de la ville sur booking.com, et nous avons trouvé pléthore d’offres entre 300 et 400 €. Soyons luxe, choisissons 400 €. Se rendre à Saint-Pétersbourg revient donc à 800 € pour trois jours. L’avion pour Moscou est un peu plus cher mais en s’y prenant aujourd’hui pour novembre, les aller-retour sont à moins de 250 € ! Sébastien Allard, directeur du département des peintures, en rajoute encore : « On a raté des ventes en France, et encore plus à l’étranger, où nous allons peu ». Ce qui est vrai : les conservateurs du Louvre sont quasiment absents des grands événements du marché de l’art international, à l’exception de la TEFAF. Mais qui leur interdit d’aller à l’étranger faire leur travail ? Ah oui, les frais ! Un des plus grands musées du monde n’a donc pas les moyens de permettre à ses conservateurs d’exercer leurs missions hors de France, des moyens pourtant dérisoires si on les compare aux prix des œuvres d’art.

Mais ce n’est pas grave n’est-ce pas, si on rate une œuvre… Car comme l’affirme Sophie Jugie, directrice du département des sculptures, dans ce même article du Figaro : « Parfois on laisse passer. Les prix peuvent baisser avec le temps ». Comme si la baisse du prix d’une œuvre était le cas le plus fréquent. Ne pas acquérir un objet en espérant que son prix baisse constitue un pari très risqué, parfois gagnant, mais qu’il faut manier avec précaution, et avec une connaissance particulièrement fine du marché. Il y a beaucoup plus de risques que l’œuvre soit acquise par un musée d’un autre pays et devienne donc inaccessible. La conservatrice ajoute plus loin, à propos de certains musées étrangers qui les laisseraient parfois enchérir sans aller contre le Louvre : « En retour, nous leur signalons les choses qui pourraient les intéresser et dont nous savons qu’elles vont être proposés. Enfin, il m’est aussi arrivé de confier que le Louvre est sur les rangs mais pas au-dessus d’un certain prix. Si l’objet va au-delà, j’invite à prendre le relais. Au moins l’œuvre rejoindra un musée. » Ceci est à la fois très exagéré, et surtout paradoxal. Exagéré, car s’il arrive que certains conservateurs (et peut-être Sophie Jugie), échangent ponctuellement avec leurs collègues, cela reste rare. Voilà ce que J. Patrice Marandel, successivement conservateur à Providence, Houston, Detroit et au Los Angeles County Museum of Art, nous a écrit : « Je peux vous assurer que les conservateurs français ne signalent pas aux musées étrangers des œuvres qui pourraient les intéresser. Cela ne m’est jamais arrivé en 50 ans de carrière aux USA et je n’ai jamais entendu raconter une telle histoire parmi mes collègues ! On ne m’a jamais demandé non plus de "prendre le relais." Cette image fictive ne rend aucun compte de la réalité beaucoup plus complexe de la compétition - parfois amicale, certes - entre musées en ce qui concerne leurs politiques d’acquisition. » Paradoxal, pour ne pas dire absurde, car on ne peut pas attendre que le prix d’un objet baisse tout en proposant à un musée étranger de l’acheter.

De là à penser qu’il y a un manque d’intérêt pour les acquisitions, nous n’hésiterons pas à l’écrire car c’est hélas le cas. On est aujourd’hui bien loin du Louvre de Michel Laclotte, de Pierre Rosenberg ou de Jean-Pierre Cuzin ! Pour acheter, et pour acheter bien, il faut être curieux, dynamique, attentif au marché et connaisseur de celui-ci, conscient des manques du Louvre et de l’intérêt des œuvres…
Et cela repose, une fois de plus, la question des réserves de Liévin. Si le Louvre n’est pas capable de payer les déplacements pour une de ses missions essentielles, comment fera-t-il pour financer les coûts de fonctionnement supplémentaires énormes que va engendrer ce projet, tant du point de vue des œuvres que de celui du personnel ?

Didier Rykner

Notes

[1Ce beau dessin néoclassique double-face a été acheté chez Marty de Cambiaire au Salon du Dessin 2015. Nous n’en avions pas parlé, c’est donc l’occasion ici de le faire. Il est dû à Alexeï Yegorov, artiste formé à l’Académie de peinture de Saint-Pétersbourg, ayant séjourné à Rome de 1803 à 1807 et ayant ensuite poursuivi sa carrière comme professeur de la même académie ; il fut également le professeur de Karl Brioullov, l’auteur du Dernier jour de Pompeï.

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