Une façade Art déco menacée à Eppeville dans la Somme

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Nous ne cessons de dénoncer le vandalisme sur l’Art déco, et chaque jour ou presque un nouveau dossier apparaît, une nouvelle menace se fait jour. Cette fois, il s’agit en plus d’un patrimoine industriel de qualité, dans une région qui a déjà beaucoup souffert pendant les deux guerres mondiales, notamment la première. Paradoxalement, ce sont ces destructions qui ont entrainé une reconstruction souvent de grande qualité dans les années 20 et 30.


1. Georges Lisch (1869-1960)
Avant-corps de la sucrerie d’Eppeville, 1919-1922
Photo : Didier Rykner
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C’est le cas de la sucrerie d’Eppeville, vendue avec le groupe Saint-Louis au groupe allemand Südzucker. Celui-ci a décidé de transférer l’activité de l’usine vers le site de Roye, et la production de l’usine d’Eppeville a donc cessé en février 2020.
Mais alors que la façade remarquable de l’architecte Georges Lisch semblait inscrite dans le paysage de toute éternité, le groupe industriel souhaite, avant de vendre les lieux, raser l’intégralité de l’usine, y compris donc ce chef-d’œuvre de l’Art déco qui n’est pas sans rappeler la première gare ferroviaire du Havre qui avait été construite par son père Juste Lisch. Comme on peut le lire sur le site des Archives de la Somme, la construction de cette sucrerie fut commandée en 1920 à Georges Lisch par Edmé Sommier, un projet ambitieux car il s’agissait alors de la plus grande sucrerie de France. De plus, il s’agit de la seule réalisation industrielle de l’architecte.


2. Georges Lisch (1869-1960)
Détail de l’avant-corps de la sucrerie d’Eppeville, 1919-1922
Photo : Didier Rykner
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3. Juste Lisch (1828-1910)
Ancienne gare du Havre
Carte postale ancienne
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Si l’usine a été très modifiée à l’extérieur, notamment sa façade sur les deux côtés, l’avant-corps central, la partie la plus remarquable, est toujours dans son état d’origine. Il est clair par ailleurs que même si les deux ailes à droite et à gauche ont été au cours du temps (et très récemment pour l’aile gauche) doublée de bâtiments préfabriqués, il est très probable que celle de brique que l’on peut voir sur des photographies anciennes existe toujours sous les adjonctions.

Nous n’avons pas pu entrer dans l’usine, mais il semble que l’intérieur ne possède pas de décors, un point qui reste à vérifier. On peut voir sur l’illustration que l’ensemble de l’édifice, en forme de E, était intéressant, mais il est difficile de savoir exactement ce qui subsiste d’origine, même s’il est probable que la charpente métallique existe encore. Il serait nécessaire de faire une étude complète de ce monument pour savoir ce qui peut, et ce qui devrait être conservé, l’avant corps étant vraiment le minimum.


3. Vue ancienne de la sucrerie. On voit notamment la façade d’origine
de part et d’autre de l’avant-corps central. À droite au premier plan,
le bâtiment administratif que l’on voit aussi sur les illustrations 4 et 5.
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L’association locale de protection du patrimoine, RESPECTH, a fait en février 2019 une demande de protection monument historique auprès de la DRAC. Celle-ci nous a dit que le dossier avait été présenté en délégation permanente de la CRPA en mars de la même année, et qu’il était instruit par la Conservation régionale des monuments historiques, en lien avec la Direction générale du patrimoine et de l’architecture, afin de proposer un périmètre de protection. La CRPA doit l’examiner en réunion plénière en juin 2021. Cela est une bonne chose, mais encore insuffisant. En effet, il n’est pas nécessaire à la société Südzucker de déposer une demande de permis de démolir pour mener à bien son funeste projet. Rien n’empêcherait donc celle-ci de détruire l’ensemble avant même que l’inscription soit prononcée.

La seule solution dans un cas comme celui-ci est de placer une instance de classement, qui fige les choses pendant un an en appliquant au monument les effets de la protection du classement pendant cette durée. C’est d’ailleurs un point dont la DRAC est consciente puisqu’elle a envoyé un mail à l’association assurant que « l’instance de classement est en cours compte tenu de l’urgence ». C’était le 13 avril et l’instance de classement n’est toujours pas effective. On ne comprend d’ailleurs pas comment une instance de classement peut être « en cours » puisqu’il s’agit d’une procédure d’urgence qui peut être prise immédiatement. Une instance de classement est prise, ou ne l’est pas. Pour l’instant, elle ne l’est pas, et on peut toujours craindre le pire.


4. Vue de la sucrerie (à gauche) avec à droite
un bâtiment administratif de bonne qualité
Photo : Didier Rykner
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Il est donc urgent d’agir, d’autant que le maire de la commune d’Eppeville tient un discours d’une grande ambiguïté. Tout en affirmant ne pas être favorable à la destruction, il ajoute qu’il préfère « avoir de l’emploi qu’une façade qui va empêcher d’avoir de l’emploi », avant d’ajouter que la façade serait en mauvais état comme le dirait une étude datant de 2014 (!) qui aurait indiqué que celle-ci s’effondrerait si on détruisait ce qu’il y a derrière, ce qui est bien sûr exact sauf si on prend les précautions nécessaires. Conserver une façade en détruisant un monument est une pratique courante (hélas, car souvent le bâtiment détruit est aussi intéressant que la façade). Selon le maire, aucun repreneur ne voudrait de la façade.


5. Georges Lisch
Bâtiment administratif de la sucrerie
Photo : Didier Rykner
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Le discours de l’élu n’est pas très cohérent et part surtout du principe qu’on ne peut rien faire, ce qui est évidemment une erreur. La conservation de la façade, si possible de toute la façade, et même peut-être d’autres parties de l’édifice - notamment le bâtiment administratif à droite - est une nécessité, et l’instance de classement, suivi d’une protection monument historique, une obligation morale pour le ministère de la Culture.

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