Miroir du monde. Chefs-d’œuvre du Cabinet d’art de Dresde

Paris, Musée du Luxembourg, du 14 septembre 2022 au 15 janvier 2023

Âmes sensibles s’abstenir. Une centaine d’œuvres venues des musées de Dresde se déploie au Musée du Luxembourg pour évoquer les cabinets de curiosités qui se développèrent en Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et plus particulièrement le fameux Kunstkammer ou Cabinet d’arts. Fondé vers 1560 par le prince électeur Auguste Ier de Saxe, enrichi par Auguste le Fort au XVIIIe siècle, il est à l’origine des Collections Nationales de Dresde (SKD) aujourd’hui composées de quinze musées parmi lesquels la Voûte Verte [1].


1. Nuremberg, entre 1603 et 1609
Centre de table en forme de bateau sur roues
Nautile, argent doré - 40,1 x 20 x 13 cm
Dresde, Voûte Verre, Staatliche Kunstsammlungen
Photo : Grünes Gewölbe, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Paul Kuchel
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Naturalia, artificialia, scientifica collectés aux quatre coins du monde sont ainsi présentés dans cette exposition. Coupe en noix de coco, cuillers en coquille d’escargot, bassin couvert de nacre, coffret en filigrane d’argent, nautile monté sur argent (ill. 1), porcelaines chinoises ou tapis ottomans, les pièces choisies sont toutes extra-européennes, ou plus précisément fabriquées à partir de matériaux extra-européens. Pourquoi pas. Mais ce parti-pris cherche moins à valoriser des objets extraordinaires qu’à dénoncer la volonté de l’Europe de dominer le monde. Le regard posé sur les œuvres paraît anachronique, tout imprégné de culpabilité : leurs matériaux ne respectent pas la nature, leur iconographie offense la nature humaine, et les intentions de ceux qui les commandèrent ou les collectionnèrent étaient douteuses. La commissaire, Claudia Brink, prend tellement de pincettes pour présenter ces collections que le visiteur a le sentiment d’observer non pas des œuvres d’art, mais des patates chaudes. En fin de compte, c’est un cabinet de curiosité malsaine que l’on exhibe.


2. Vue de l’exposition.
Section sur les ivoires
Sphère dite chinoise (sphère multicouche)
Guangzhou, Chine, XVIIIe-XIXe siècle
Sphère sur tige haute, Georg Friedel, Dresde, 1611-1619
Coupe en ivoire du prince électeur Auguste Dresde, 1586
Dresde, Staatliche Kunstsammlungen
Photo : bbsg
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Chacune des sections thématiques est introduite par un petit texte évoquant « le point de vue des musées  ». Et le point de vue des musées est apparemment suspicieux sur les collections qu’ils ont pourtant la charge de valoriser. Ainsi sont présentées les œuvres en ivoire : elles « font aujourd’hui l’objet de nombreux débats qui touchent à la préservation des espèces animales. L’histoire coloniale est étroitement liée à cette question : quel est son impact sur l’appréciation de l’art de l’ivoire ? Peut-on encore exposer des pièces en ivoire sans encourager le commerce illégal. » (ill. 2)
Voilà que la mission d’un musée est remise en cause : conserver d’accord, étudier, bien sûr, mais montrer, est-ce bien raisonnable ? L’intérêt intrinsèque de ces objets – que celui-ci soit historique, technique, scientifique, artistique – pèse moins que le symbole qu’on voit en eux, et qui change selon les préoccupations d’une époque et les évolutions d’une société. Il n’est plus question de préserver et de transmettre un patrimoine aux générations futures, mais de l’adapter et de faire le tri pour la génération présente. Il ne s’agit plus de montrer ni d’expliquer, c’est-à-dire de s’adresser à la fois aux sens et à l’intelligence des visiteurs, mais de ménager leurs sensibilités. Il est d’ailleurs étonnant que les enfants soient oubliés dans le parcours du Luxembourg : nulle part il n’est indiqué que les ivoires - attention ! - risqueraient de rappeler aux chérubins la mort de la maman de Babar, tuée par un vilain chasseur. Aucun panneau ne prévient non plus que la corne de narval présentée dans une vitrine confirmera aux plus petits que les licornes n’existent pas.

« Peut-on encore exposer des pièces en ivoire sans encourager le commerce illégal ? » Si les conservateurs suivent un tel raisonnement, que restera-t-il dans les musées ? Peut-on encore exposer des pièces en or sans encourager les braquages de banques ou bien l’orpaillage dont l’impact environnemental est catastrophique ? Peut-on exhiber des objets en bois alors que les forêts sont décimées ? Et si les matériaux sont contestables, que dire des sujets représentés ? Peut-on encore accrocher des peintures de Danaé ou de Lucrèce sans encourager le viol ? Peut-on montrer des scènes de taverne sans message préventif, « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé » ? Quant à Rosa Bonheur, chantre des vaches dont les flatulences et les éructations participent à l’effet de serre, peut-être faudrait-il boycotter la rétrospective que le musée d’Orsay va bientôt lui consacrer.


3. Vue de l’exposition
À gauche, bassin nacré, Gujarat, probablement du XVIe siècle
À droite, bol de Chine, dynastie des Ming (1368-1644) période Jiaqing (1522-1566)
Couteaux et fourchettes avec manche en corail, probablement Gênes vers 1580
Dresde, Staatliche Kunstsammlungen
Photo : bbsg
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L’exposition du Luxembourg semble avoir été préparée par des personnes qui n’aiment pas les œuvres d’art. Non seulement le choix des pièces est modeste - les objets les plus précieux et les plus spectaculaires sont restés à Dresde - mais leur nombre est plus que restreint - rappelons que la commissaire n’a choisi que cent œuvres dans les fonds de quatorze musées. Et que dire de la scénographie, ennuyeuse au possible ? Sans doute ces objets, trop scandaleux, ne méritent-ils pas d’être mis en valeur. De tailles et de fonctions différentes, les voilà tristement alignés dans des vitrines (ill. 3), tandis que des miroirs semblent combler le vide dans un espace pourtant réduit. Certains sont presque cachés. Combien de visiteurs remarqueront le petit Jésus en grenat, réalisé à Ceylan au début du XVIIe siècle à partir de modèles européens (ill. 4). Haut de dix centimètres, il est presque invisible, puni dans un coin.

Outre leur présentation, le discours général confirme ce désamour de la commissaire pour les œuvres : elles ne sont pas exposées, elles sont sur la sellette, pointées du doigt. On retrouve ici l’esprit de l’exposition « Imaginaires et représentations de l’Orient » au Musée Delacroix dont le commissariat fut confié à Lilian Thuram (voir l’article). Au musée du Luxembourg, la dimension encyclopédique du cabinet de curiosités souhaitée par Auguste le Fort est évincée, son intention de mieux connaître le monde est dénoncée, et les objets extraordinaires qu’il a accumulés ne doivent pas être admirés, puisqu’ils trahissent une volonté de puissance européenne. Cette condamnation se confirme par le choix de confier à Bénédicte Savoy la rédaction du journal de l’exposition, celle-là même qui veut vider les musées et prône les restitutions sans aucun recul (voir par exemple cet article). Et bien évidemment, elle met en garde le visiteur : ne vous fiez pas aux apparences, « au-delà de leur beauté, richesse ou virtuosité » certains de ces objets « sont les témoins silencieux d’épisodes militaires violents ; d’autres […] tirent leur charme malencontreux de stéréotypes racistes ou exotisants ». Et bien évidemment, elle remet en cause les collections de Dresde et, dans leur sillage, un certain nombre de musées : « L’Europe a cru, par de telles collections, donner à voir la diversité du monde. Ce qu’elle donnait à voir aussi, et peut-être surtout, c’était une manière de fragmenter, de réifier, d’enjoliver et de surplomber le monde  ».


4. Sri Lanka, début du XVIIe siècle
Enfant Jésus sur socle
Grenat, cristal de roche, or, rubis, spinelle, saphir - 10,35 cm
Dresde, Voûte Verre, Staatliche Kunstsammlungen
Photo : Grünes Gewölbe, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Dirk Weber
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L’une des sections du parcours est consacrée aux « stéréotypes » avec pour pièce phare une statuette d’homme noir portant un plateau d’émeraudes (ill. 5). Cette œuvre se compose de deux éléments d’époques différentes. En 1581, le prince électeur Auguste reçut en cadeau de l’empereur Rodolphe II des cristaux d’émeraude imbriqués dans un morceau de pierre. En 1724, Balthasar Permoser, sculpteur à la cour de Dresde, fut chargé de mettre ces pierres précieuses en valeur et conçut une statuette pour les présenter : une figure incarnant le Nouveau Monde et les richesses dont il regorge. Étonnamment, il a choisi d’évoquer le continent américain à travers un homme de type africain.
Quoi qu’il en soit, qu’on se rassure : « Les musées veillent à adopter une approche réfléchie des représentations stéréotypées des non-Européens. Les images de personnes portant de lourds fardeaux, légèrement vêtues et aux expressions faciales caricaturales, qui étaient destinées à légitimer la domination coloniale et l’esclavage ne sont plus exposées sans commentaires aujourd’hui.  » Si ces œuvres trahissent le regard réducteur de l’Occident sur des peuples considérés alors comme non civilisés, et si ces clichés doivent être expliqués aujourd’hui, peut-on affirmer qu’elles furent créées spécifiquement dans le but de « légitimer la domination coloniale et l’esclavage » ? La vision caricaturale qu’elles donnent de ces peuples n’est-elle pas d’abord celle d’un monde lointain donc méconnu et fantasmé ?
Le thème de la domination coloniale est renforcé par les œuvres d’art contemporain dont la présence est d’autant plus agaçante que l’espace est petit, et la fourchette chronologique réduite en théorie aux XVIe-XVIIIe siècles. Ainsi, un film de Marcel Odenbach montre trois hommes d’origine africaine contemplant Le Radeau de la méduse comme un écho à leur histoire migratoire. Quant aux boomerangs en céramique de Karoline Schneider, ils dénoncent la récupération irréfléchie de biens culturels ethniques.


5. Balthasar Permoser (1651-1732)
Statuette au plateau d’émeraudes, 1724
Poirier laqué, argent doré, émeraudes, rubis, saphirs,
topazes, grenat, almandin, écaille - 63,8 x 29 x 31 cm
Dresde, Voûte Verre, Staatliche Kunstsammlungen
Photo : bbsg
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Toute cette exposition réduit la création de chefs-d’œuvre à un rapport de force. Les Européens méchants et vaniteux voulurent dominer le monde, et voici les témoins de leur soif de puissance. Ces objets pourtant, illustrent des influences et des admirations réciproques, prouvent que les rivalités artistiques et techniques encouragèrent la création, témoignent de la rencontre de cultures différentes, ils sont les fruits d’une émulation permanente. Cet aspect-là méritait d’être davantage développé.
La section sur la porcelaine est aussi éloquente que les autres : la production chinoise « avait remis en question la conviction qu’avaient les Européens de leur supériorité culturelle. », mais Auguste Le Fort, dans sa collection, prit soin de mettre en scène le triomphe de la manufacture de Meissen sur la porcelaine de Chine. Ne faut-il pas plutôt se réjouir que l’admiration de l’Europe pour la porcelaine chinoise ait entrainé la création de grandes manufactures ? Apparemment non. Meissen est notamment évoquée par deux bustes d’Asiatiques, un homme et une femme, conçus par Johan Joachim Kaendler sur lequel rien n’est dit : ces représentations conformes « aux clichés européens de l’époque [...] témoignent de la prétendue supériorité dont se targuaient alors les Européens. »

Finalement un objet manque cruellement dans cette exposition : un fouet, pour se flageller. Les musées de Dresde en conservent un certain nombre, Auguste le Fort notamment possédait des cravaches pour la chasse, délicatement ornées de matières précieuses, cornaline, grains de rubis, or, argent...
Mais le choix le plus cohérent pour illustrer le propos de cette exposition serait de fermer ses portes. Tel un happening muséal, il faudrait déclarer aux visiteurs que des œuvres ont été réunies à grands frais au musée du Luxembourg, mais qu’elles ne seront pas visibles parce qu’elles sont néfastes, puisqu’elles «  continuent d’influencer l’imaginaire collectif  ». Une telle démarche en fin de compte serait moins catastrophique qu’un autodafé.


Commissaire : Claudia Brink


Sous la direction de Claudia Brink, Miroir du monde, Éditions RMN-GP, 2022, 208 p., 40 €. ISBN : 9782711879335


Informations pratiques : Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard 75006 Paris. Tél. : 01 40 13 62 00. Ouvert tous les jours du de 10h30 à 19h, nocturne le lundi jusqu’à 22h. Tarif : 13 € (réduit : 9 €)

Bénédicte Bonnet Saint-Georges

Notes

[1La Voûte verte (Grünes Gewölbe), la Collection de porcelaine (Porzellansammlung), la Salle d’armes (Rüstkammer), la Galerie des maîtres anciens (Gemäldegalerie Alte Meister), le Salon de mathématiques et de physique (Mathematisch-Physikalischer Salon)...

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