Les musées de Strasbourg perdent un legs à venir de 5 millions d’euros

Luca Signorelli (vers 1450-1523)
Prophète tenant un rouleau
Tempera sur panneau - D. 18 cm
Strasbourg, Musée des Beaux-Arts, don Poitrey-Ballabio
Photo : Musées de Strasbourg
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Alors que la fermeture des musées strasbourgeois continue à faire des vagues jusqu’au Conseil municipal où un débat à ce sujet a été organisé lundi dernier (voir la vidéo ici), ses conséquences se font sentir encore bien au-delà. On se rappelle en effet de la très généreuse donation Poitrey-Ballabio faite en 2019 aux musées de Strasbourg (voir les articles). Cette donation devait être complétée, comme nous l’avions annoncé, par le legs de toute la fortune de madame Marie-Claire Ballabio à la ville de Strasbourg pour abonder un fonds de dotation exclusivement en faveur des acquisitions du Musée des Beaux-Arts et du Cabinet d’art graphique (voir la brève du 7/10/19). Ce legs - il s’agit d’un total d’environ 5 millions d’euros - n’ira pas à Strasbourg comme vient de nous le dire Marie-Claire Ballabio, mais à un autre musée dont elle ne souhaite pas encore divulguer le nom. Son testament a été modifié en ce sens avec son notaire au début de la semaine. Il y a à cela deux raisons principales, une qui nous semble sans doute excessive, l’autre qui justifie à elle seule cette décision.

La première est, selon elle, les mauvaises conditions de conservation des œuvres déjà offertes. Elle se base pour cela sur la visite faite au début du mois d’août par des petits-cousins de madame Poitrey, qui auraient constaté une température de 40 degrés dans les salles, ce qui menacerait selon elle la pérennité des tableaux, notamment des peintures sur panneau. On peut comprendre que la donatrice s’inquiète de cette chaleur. Mais Paul Lang, le directeur des musées, nous a affirmé que la température, certes élevée, n’était dans les salles que de 31 degrés et non de 40 [1]. Il nous a assuré que les conditions de conservation du musée sont bonnes, même en l’absence de climatisation.

En effet, ce qui menace avant tout la conservation des peintures, c’est d’une part l’humidité, d’autre part les variations violentes et rapides de températures. Or le Palais Rohan possède une très bonne inertie naturelle qui exclut ces variations brutales. Ajoutons que, toujours selon le directeur des musées, les œuvres de la collection n’ont subi aucune détérioration en raison de la météo de cet été, pas davantage que celles de la donation Poitrey-Ballabio. Les équipes de conservation du Musée des Beaux-Arts, au premier rang desquels Paul Lang, le directeur des musées de Strasbourg et Dominique Jacquot, celui du Musée des Beaux-Arts, sont des professionnels reconnus qui savent ce qu’ils font. D’ailleurs, tous les musées français et internationaux prêtent sans aucune difficulté à ce musée, car ils estiment que les conditions de conservation ne posent pas de problème.

Selon Paul Lang, les termes de la donation ne précisaient aucune exigence de climatisation. Ils ne demandaient pas davantage l’organisation d’une exposition ni la publication d’un catalogue, qui ont pourtant été mis en œuvre très rapidement par la conservation du musée (voir cet article). Enfin, la donation imposait la présentation de toutes les œuvres dans les salles, ce qui a été parfaitement respecté. Cela ne convainc pas du tout Marie-Claire Ballabio qui confirme le chiffre de 40 degrés et nous a dit qu’il y avait eu « tromperie » et qu’on lui avait « caché les conditions réelles de conservation »…

Si cette première raison de sa colère nous semble excessive, d’autant que la climatisation des musées ne nous paraît pas forcément la solution à tous les problèmes (voir cet article), nous ne pouvons en dire autant de la seconde : la fermeture du musée à l’heure du déjeuner et un jour supplémentaire par semaine. « J’ai donné pour que les œuvres soient vues. Tout cela est inexcusable. L’affaire de fermeture me concerne au plus haut point. » nous a-t-elle dit.
Anne Mistler, adjointe à la culture de Strasbourg nous a longuement parlé pour nier l’impact de la fermeture des musées sur la décision de Marie-Claire Ballabio, prétendant que celle-ci est due à ces questions de conservation et à des relations dégradées avec la conservation des musées. Il est probable en effet que l’annulation du legs aurait eu lieu même sans la réduction de l’ouverture. Mais celle-ci a renforcé la détermination de la donatrice comme on le comprend des explications qu’elle nous a données et de la chronologie des événements : la visite en question a eu lieu le 5 août, soit deux jours après que nous avons révélé la décision de la mairie de faire des économies sur le dos des musées (voir la brève du 3/8/22). Quant au changement de légataire, il s’est concrétisé il y a deux jours seulement. Il est clair que la politique de la mairie pour ses musées est suffisante à elle seule pour justifier la colère de Marie-Claire Ballabio. Quoi qu’il en soit, les ponts semblent bien définitivement coupés entre Strasbourg et la donatrice.

La mairie semble particulièrement embarrassée par les innombrables réactions qui ont suivi l’annonce de la réduction des horaires et des jours d’ouverture des musées, seul exemple, rappelons-le, dans une ville de cette importance. Certains signes semblent désormais indiquer qu’elle commence à envisager de revenir à terme sur cette décision, en prétendant qu’il s’agirait - c’est le terme employé par Anne Mistler, et lors du débat au conseil municipal - d’une « évaluation » qui pourrait (le conditionnel subsiste néanmoins) amener à revoir la situation en janvier prochain. Il n’était bien entendu jusqu’à présent jamais question d’une évaluation, mais bien d’une décision définitive de fermeture deux jours par semaine et à l’heure du déjeuner. Il faut vraiment espérer pour Strasbourg que les musées - qui doivent appliquer les nouveaux horaires à partir du 3 octobre ne souffrent pas trop longtemps de cette situation. Car il est évident que les donations et les legs sont conditionnés par l’intérêt qu’une ville porte à ses établissements culturels. Il est à craindre que d’autres généreux mécènes soient découragés de donner à des musées qui ne seraient pas largement accessibles au public. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre dans une enquête du Figaro parue il y a deux jours Bertrand Gillig, président de la Société des amis des arts de Strasbourg, qui se demande même si son association ne devrait pas « lever le pied ».

Lors du conseil municipal, Anne Mistler affirmait : « ce qui est certain, c’est que nous continuons à enrichir les collections des musées », remerciant les associations d’amis de musées et « les donateurs individuels qui sont nombreux ». Un des problèmes de Strasbourg, c’est bien que les musées ne s’enrichissent presque que grâce à des donateurs et fort peu par le budget municipal que l’adjointe à la culture s’est bien gardée d’évoquer comme source d’enrichissement. Et pour cause : les acquisitions onéreuses sont fort peu nombreuses et il suffit de regarder les articles que nous avons consacrés à celles-ci pour les comparer, par exemple, à celle du Musée Fabre de Montpellier… Le legs de madame Ballabio, d’environ 5 millions d’euros, aurait été une occasion magnifique d’enrichir encore des collections qui ont déjà bénéficié de sa générosité…

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