Les mésaventures tragi-comiques du Louvre-Abou-Dhabi

Venise, vers 1500
Bassin d’aiguière
Email polychrome peint sur cuivre - Diamètre : 49,5 cm
Abou Dhabi, Louvre-Abou Dhabi
Photo : Christie’s
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Libération, sous la plume de Vincent Noce, a été le plus rapide. Bravo pour son enquête sur les difficultés du projet du Louvre Abou-Dhabi, et pour avoir réussi à se procurer la lettre des émiriens envoyée en février 2012, l’élément principal de cet article dont nous connaissions le contenu mais que nous n’avons jamais réussi à voir.

Car toutes les informations (elles ne sont pas faciles à obtenir, tant la communication de l’agence France-Muséums est verrouillée) parues dans cet article sont exactes. Le projet ne connaît pas seulement un retard d’au moins quatre ans : il est extraordinairement mal parti, largement à cause de l’arrogance des Français vis à vis de leurs interlocuteurs.
Dès le début de cette affaire, nous avons été farouchement opposés à la marchandisation des collections telle qu’elle était prévue, et nous regrettions tout autant que des conservateurs français, fonctionnaires et donc au service de l’État, soient chargés d’acquérir des œuvres pour un musée étranger. Il s’agit d’un cas unique à notre connaissance car la seule concurrence qui peut exister entre les musées internationaux porte justement sur les acquisitions. Il reste qu’une fois l’accord signé, il était nécessaire de le respecter dans l’intérêt de toutes les parties.

La lettre envoyée par Abou-Dhabi en février 2012 était adressée à Henri Loyrette, avec copie à Frédéric Mitterrand, alors encore ministre de la Culture. Ceci n’a pas dû surprendre le ministère, puisque chaque réunion entre France-Museum et les émiriens a donné lieu à des tensions extrêmes, dont les Émiriens se sont plaint auprès de tous les ministres (y compris, déjà, Christine Albanel).
Tous les points de friction dont parle Vincent Noce étaient cités dans cette lettre. Pour y répondre, Henri Loyrette s’est rendu sur place sans aucun mandat et sans prévenir personne au ministère de la Culture, afin notamment de négocier l’abandon de la clause prévoyant la restitution du Pavillon de Flore au musée et le baptême de l’une de ces nouvelles salles du nom d’une personnalité éminente des émirats [1].

Quant aux acquisitions, dont on verra bientôt le bilan à Paris, l’une des craintes que nous pouvions avoir au début de ce projet était qu’elles fassent concurrence aux musées français. Sur ce point, à deux ou trois exceptions près (la fibule wisigothique ou les enfants Dedreux de Géricault, dont l’acquisition par France-Museum a finalement échoué), force est de reconnaître que rien de tel n’a eu lieu. En effet, outre qu’ils ont tout de même choisi de respecter les musées en évitant d’acheter des œuvres qui les intéressaient, les conservateurs en charge de France-Museum - et Vincent Noce le décrit parfaitement - sont peut-être très compétents du point de vue scientifique, mais la plupart ne sont pas très au fait du marché de l’art. Une personne proche du dossier (nous avons pu recouper cette information) nous apprenait ainsi que, récemment, un objet islamique vendu naguère aux enchères 17 000 € a failli être acheté 1 million d’euros ! Il n’est pas étonnant que les émiriens aient commencé à s’inquiéter et demandé à une personnalité extérieure un audit sur les achats (notamment sur les prix payés).

On ne compte plus le nombre de commissions d’acquisitions annulées et reportées, ce qui a parfois mis des marchands en difficulté. L’un d’eux, qui travaille au Louvre des Antiquaires, avait ainsi vendu un objet sans avoir de nouvelles pendant un an. La vente a finalement été annulée. Le tableau de Nicolas Poussin dont parle Vincent Noce, raté par France-Museum, est celui acquis finalement par le Kimbell Art Museum de Fort Worth.
Quant à la logique des achats, contestée par Vincent Noce, on peut effectivement se demander comment des objets aussi différents (et d’un intérêt si divers) pourront s’intégrer dans un discours cohérent. Avec 40 millions d’euros par an, sans doute aurait-il été plus sage de se concentrer - un peu d’ailleurs comme le fait le Kimbell - sur quelques rares œuvres majeures comme il en passe tout de même en vente plusieurs fois par an sur le marché international.

François Hollande se montre décidément peu clairvoyant dans ses choix : alors qu’Henri Loyrette quitte le Louvre, il a décidé, quelques jours avant que Libération ne révèle le résultat assez pitoyable de son action à Abou-Dhabi, que celui-ci devrait « garder un œil sur [ce projet] ». Il est peu probable que les émiriens s’en montrent enchantés. D’autant que la confusion que dénonce Vincent Noce entre les achats pour le Louvre et pour Abou-Dhabi (Cy Twombly et Yan Pei Ming) semble se poursuivre encore un peu au delà : ce dernier artiste a en effet offert à Henri Loyrette son portrait, à l’occasion de son départ du Louvre. Un cadeau à plusieurs centaines de milliers d’euros, voire davantage, pour remercier un fonctionnaire de l’État ? On espère que l’ancien président du Louvre aura le bon goût de donner cette œuvre au Musée national d’art moderne...

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