Les curieuses théories d’un Inspecteur des Monuments Historiques

Le 23 septembre 2008 se déroulait, à la Sorbonne, un « colloque » consacré à la reconstruction des Tuileries. Nous ne reviendrons pas à nouveau sur ce projet car en parler, même pour le critiquer, lui fait de la publicité et surtout lui donne une crédibilité qu’il ne mérite pas.
On s’interrogera en revanche sur la contribution de Pierre-André Lablaude, qui cumule les deux casquettes d’Architecte en Chef des Monuments Historiques et d’Inspecteur des Monuments Historiques. C’est à ce dernier titre qu’il est intervenu en proposant une vision pour le moins étonnante de la restauration, en parfaite contradiction avec les principes qui devraient régir les pratiques de son administration.

La charte de Venise

Cette charte, adoptée en 1965 et devenue convention européenne à Grenade en 1985, énonce certains principes qui doivent être respectés par les restaurateurs de monuments historiques. Elle a été signé par la France, donc ses recommandations s’imposent aux architectes français. On conçoit ainsi qu’elle soit gênante pour ceux qui prônent les reconstructions de monuments ou les restitutions d’éléments disparus.

Pierre-André Lablaude décide donc de faire dire à cette charte exactement le contraire de ce qu’elle préconise. Il affirme en effet que : « La Charte de Venise n’interdit pas la reconstruction ou la restitution ». Il ajoute : « la reconstruction est autorisée sous deux formes. La première est l’anastylose, c’est-à-dire le remontage d’un monument à partir des vestiges authentiques ou des fragments matériels qui peuvent en être encore conservé ; la seconde est la reconstruction à partir de matériaux neufs en l’associant cependant de recommandations très strictes : elle se fonde sur le respect de la substance ancienne et l’existence de documents authentiques. Elle s’arrête là où commence l’hypothèse ».

Que dit réellement la charte de Venise ? L’article 15 affirme : « Tout travail de reconstruction devra cependant être exclu à priori, à l’exception de l’anastylose » Un peu plus loin, on lit : « La restauration[ Nous savons souligné à dessein les deux mots « reconstruction » et « restauration » puisqu’il s’agit de la seule différence entre l’énoncé de Pierre-André Lablaude et la charte de Venise.] est possible à partir de matériaux neufs en l’associant cependant de recommandations très strictes : elle se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques. Elle s’arrête là où commence l’hypothèse »

On constate donc que l’architecte mélange très habilement deux notions fort différentes : la reconstruction, que la charte interdit (sauf pour l’anastylose), et la restauration à quoi doivent s’appliquer ces recommandations. On admirera le tour de passe-passe sémantique : en assimilant « restauration » et « reconstruction », il autorise a priori toutes les dérives.

Mais cette charte de Venise relookée ne lui paraît pas encore suffisante. Il va beaucoup plus loin en prenant l’exemple du Document de Nara sur l’authenticité, un texte que la France n’a pas signé. Il lui fait d’ailleurs subir le même sort qu’à la charte de Venise en le déformant à sa façon.

Le Document de Nara sur l’authenticité

Pour Pierre-André Lablaude : « la charte de Venise a été écrite par des occidentaux, pour les occidentaux. Elle est donc inadaptée à la spécificité des monuments non occidentaux édifiés en matériaux fragiles. Ainsi, certains monuments africains sont refaits chaque année après la saison des pluies, et les temples japonais sont reconstruits tous les 30 ans. Le Document de Nara tient compte de leur spécificité en définissant de manière différente l’authenticité qui aurait deux composantes majeures : la forme et celle de la matière. »

En réalité, le véritable apport de Nara à la réflexion consiste à affirmer que le critère d’authenticité est relatif et doit s’apprécier par rapport à une culture. On y lit en effet : « Tant les jugements sur les valeurs reconnues au patrimoine que sur les facteurs de crédibilité des sources d’information peuvent différer de culture à culture, et même au sein d’une même culture. Il est donc exclu que les jugements de valeur et d’authenticité qui se rapportent à celles-ci se basent sur des critères uniques. Au contraire, le respect dû à ces cultures exige que chaque œuvre soit considérée et jugée par rapport aux critères qui caractérisent le contexte culturel auquel elle appartient. »

L’authenticité d’un monument occidental s’appréciera donc différemment de celle d’un temple japonais, pour reprendre l’un des exemples cités par Pierre-André Lablaude.
Jamais le Document de Nara ne donne de définition précise de l’authenticité, puisqu’il écrit qu’elle diffère selon les cultures. Pourtant, l’Inspecteur des Monuments Historiques en tire la conclusion que les monuments occidentaux et non occidentaux sont exactement dans le même cas. Il pense le démontrer en prenant comme exemple le Hameau de la Reine à Versailles, dont il a la charge. Il n’y cite d’ailleurs pas les éléments qu’il a purement et simplement reconstruits (comme le phare), mais parle des toits de chaume qui doivent être périodiquement refaits. En prenant ainsi un exemple bien choisi, incontestable mais partiel (la réfection des toitures qui, effectivement, implique souvent le remplacement complet des matériaux d’origine par leur exact équivalent), il tente d’assimiler tous les monuments occidentaux aux temples japonais ce qui est l’inverse de ce que dit le Document de Nara. Il appelle même la façade de Notre-Dame à la rescousse en affirmant qu’une grande partie des pierres datent du XIXe siècle (ce qui n’est pas tout à fait juste et devrait en tout cas être nuancé), confondant, une fois de plus, restauration et reconstruction. Plus grave, il s’appuie sur des pratiques contestables du passé, malheureusement encore souvent employées sur certains chantiers des Monuments Historiques, y compris les siens (le remplacement trop fréquent des pierres plutôt que leur restauration lorsque cela est possible, la reconstitution à partir de gravure d’éléments sculptés disparus [1], etc.) pour justifier sa propre théorie qu’on pourrait résumer ainsi : le système occidental est fondé sur des critères d’authenticité que nous sommes les seuls à pratiquer dans le monde ; il faut donc changer ces pratiques et admettre la reconstruction périodique des monuments, comme au Japon ou en Afrique.

Vers une charte de Pierre-André Lablaude ?

Nara n’autorisant pas les reconstructions, quelle que soit la manière dont on retourne ce texte, Pierre-André Lablaude va encore plus loin. S’éloignant des textes théoriques, il rappelle les reconstructions des places et du beffroi d’Arras après la Première Guerre Mondiale, celle de Saint-Malo après la Seconde, ou des exemples modernes comme le Pont de Mostar. Il cite également, pêle-mêle, le Parlement de Rennes ou le campanile de la place Saint Marc à Venise. Il ajoute à cette liste la reconstruction du L’Hermione, le bateau qui emmena La Fayette en Amérique, celle de la Frauenkirche de Dresde ou celle prévue du Château Royal de Berlin. Il termine enfin sur la construction de l’église de Firminy, sur les plans de Le Corbusier mais après sa mort et sur la poursuite, encore aujourd’hui, du chantier de la Sagrada Familia à Barcelone. En s’appuyant ainsi sur des projets fort différents possédant chacun une histoire et une logique propres, certains tout à fait justifiés et d’autres très contestables, il affirme que l’« on n’a vraiment aucun argumentaire réel à opposer en terme de principe, en terme de déontologie, en terme de philosophie d’intervention sur les monuments à cette démarche de reconstruction, sauf bien sûr à introduire encore une fois une prétendue exception culturelle française ». Circulez, il n’y a rien à voir, il n’y a même pas matière à débattre. Pour Pierre-André Lablaude, puisque toute reconstruction est par nature légitime, les seules questions que l’on est autorisé à se poser sont : « connaît-on suffisamment le monument qu’on veut reconstruire, et dispose-t-on des moyens techniques et humains nécessaires ? ». Il est tout de même choquant de constater qu’un Inspecteur des Monuments Historiques décrète des règles inverses à celles qu’il est chargé de faire respecter en déniant toute légitimité à ses contradicteurs. Soit, parmi d’autres, la plupart de ses collègues.

Mais le plus beau, dans ce raisonnement, c’est sa conclusion. Il compare un monument à un morceau de musique : « De même que pour l’exécution d’un Nocturne de Chopin on peut discuter de l’interprétation, pour la reconstitution il est parfaitement légitime de discuter de la manière de reconstruire. Mais je dénie à qui que ce soit le droit de dire : vous n’avez déontologiquement pas le droit de reconstruire ; ce serait comme dire que puisque Chopin est mort, on ne peut plus le jouer. »
Ce rapprochement est pour le moins audacieux. D’abord parce que les compositeurs créent pour être joués par d’autres, tandis que les architectes construisent eux-mêmes. Ensuite parce qu’un mauvais instrumentiste n’abîme Chopin que très temporairement et tombera vite dans l’oubli, sans empêcher les interprétations de qualité. La reconstruction d’un monument est unique, pérenne et irréversible.

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