Inaliénabilité : la vente d’un Romanelli pose question

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Le 2 décembre doit passer en vente à Paris, chez la SVV Kâ-Mondo, un tableau de Giovanni Francesco Romanelli représentant une Allégorie de la Justice (ill. 1). Cette œuvre de très belle qualité - Romanelli, rappelons-le, est un des meilleurs élèves de Pierre de Cortone - soulève une question patrimoniale inédite, en tout cas certainement très rare.


1. Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662)
Allégorie de la Justice, 1646
Huile sur toile - 196,5 x 181 cm
Vente Kâ-Mondo, Drouot, 2 décembre 2022
Photo : Kâ-Mondo
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L’historique que l’on peut lire sur le cartel l’accompagnant à l’hôtel Drouot, où il est exposé actuellement dans les « temps forts », c’est-à-dire avec des objets importants de toutes études passant bientôt en vente, est en effet pour le moins prestigieux. Il faisait partie, en compagnie d’une autre peinture, La Prudence (ill. 2) aujourd’hui encore dans une collection particulière (elle a été agrandie aux quatre angles), d’un décor de la chambre basse du palais du cardinal Mazarin dans l’ancien hôtel Tubeuf, aujourd’hui inclus dans le quadrilatère Richelieu de la Bibliothèque nationale. Cette provenance s’ajoute ainsi à la qualité de l’œuvre, discernable sous une couche de vernis jauni ; l’aspect de son « pendant », aux superbes couleurs, laisse penser que sa restauration devrait être spectaculaire.


2. Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662)
Allégorie de la Prudence, 1646
Huile sur toile - 196,5 x 181 cm
Conservé dans une collection particulière
Photo : photographe non identifié
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Mais il y a davantage : « entre 1820 et 1830, ces compartiments sont déposés par le musée du Louvre au ministère de la Justice ». En 1829 ils y sont encore recensés [1]. Le 16 novembre 1832, ils sont mentionnés dans une lettre du ministère de la Justice au directeur des musées royaux comme ayant été « livrés à l’administration des domaines » et donc vendus par leur soin.


3. Inventaire Napoléon de 1810 indiquant la provenance des collections royales et le dépôt au ministère de la Justice du tableau de Romanelli
Archives Nationales
Photo : Archives Nationales
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Nous avons pu aller un peu plus loin dans la recherche.
L’inventaire du Louvre, dit inventaire Napoléon de 1810 (ill. 3), répertorie ces deux œuvres, La Prudence [2] et La Justice par Romanelli. Leur provenance est clairement précisée : « ancienne collection royale ». Et dès 1810 au moins (donc pas à partir de 1820) il sont déjà déposés au ministère de la Justice. Les deux tableaux se retrouvent à nouveau sur l’inventaire MR (Musées Royaux) de 1824 (ill. 4), comme toujours conservés au ministère de la Justice. La mention suivante est rajoutée pour chacun d’entre eux : « À supprimer. Don de la Common des inventaires du 24 Xbre 1833 et du 10 fév 1834. Le tableau n’a pas été représenté ». La lettre de 1832 où le ministère de la Justice explique que les tableaux ont été livrés aux domaines incite donc manifestement le Louvre à enlever des inventaires les deux œuvres puisqu’elles ne se retrouvent plus dans ceux qui suivent.


4. Inventaire MR de 1824 indiquant que le tableau est toujours déposé à cette date au ministère de la Justice, avec une mention signifiant qu’il est supprimé des inventaires
Archives Nationales
Photo : Archives Nationales
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Les archives du ministère de la Justice donnent également des informations très intéressantes sur ces deux tableaux. Ils sont en effet cités dans l’inventaire du ministère de la Justice pour la période 1829-1841 conservé aux Archives de Paris sous la cote DQ12 57 (ill. 5 et 6). On les trouve sous le n° 21, décrits de la manière suivante : « Deux grands tableaux octogones représentant la Justice et la Vérité peints à l’huile ». Rien n’y indique donc la provenance du Musée du Louvre qui semble avoir été oubliée depuis le dépôt antérieur à 1810, ni même l’attribution à Giovanni Francesco Romanelli qui n’y apparaît pas et a manifestement également été perdue. Sur la page de droite figure dans la colonne « Objets réformés/cause des réformes » la mention « inutilité » et dans la colonne « Destination donnée aux objets réformés » la précision « remis aux Domaines, le 8 novembre 1830 ».


5. Inventaire du ministère de
la Justice de 1829-1841
(les tableaux sont cités au numéro 21)
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6. Inventaire du ministère de
la Justice de 1829-1841
(page faisant face à celle de
l’illustration 5 où l’on voit les mentions
« inutilité », « remis aux Domaines »,
et la date du 8 novembre 1830)
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Il est donc facile désormais de comprendre la manière dont s’est déroulée cette aliénation. Le ministère de la Justice, en 1830, constate qu’il conserve deux tableaux dont il ne connaît pas la provenance ni l’auteur, et qu’il estime « inutiles ». Il décide donc de les faire vendre par les Domaines sans prévenir la direction des Musées Royaux ni le Louvre puisqu’il ne les sait pas propriétaires, et sans procéder à aucune procédure de déclassement.
En 1832, le Louvre qui conserve toujours sur ses inventaires ces deux tableaux comme déposés au ministère de la Justice s’en inquiète, et reçoit la réponse qu’ils ont été vendus. Cette vente est constatée par une « commission des inventaires » qui en prend acte et les supprime des inventaires. Cette décision n’est en aucun cas un déclassement dans les règles qui doit faire l’objet d’une décision formelle et officielle. Il est évident que si le Louvre avait su que ces tableaux lui appartenant et étant déclarés « inutiles » allaient être vendus, il s’y serait opposé. Mais il n’en a été informé qu’ensuite.

Rappelons à nouveau que les œuvres des collections publiques - ce que ces deux tableaux étaient en raison de leur présence sur les inventaires du Louvre jusqu’en 1832 - sont inaliénables et imprescriptibles. Inaliénables, cela signifie qu’ils ne peuvent ni être vendus ni donnés (sauf à d’autres collections publiques françaises) tandis que l’imprescriptibilité signifie que toute cession qui en serait faite contrairement à ce principe reste irrégulière de manière permanente.
Nous ne sommes évidemment pas ici dans le cas d’une œuvre disparue à la suite d’un vol, comme par exemple pour le tableau de Nicolas Tournier qui appartenait au Musée des Augustins (voir les articles) ou les fragments d’une toile du Guerchin (voir les articles) du Louvre. Ajoutons que le vendeur comme l’expert, Éric Turquin (qui s’est basé sur des recherches encore inédites de Silvia Bruno) et le commissaire-priseur sont d’une entière bonne foi, d’autant qu’ils n’ont rien caché de l’historique du tableau. La cession de 1830, illégale, était une erreur regrettable, mais ces tableaux restent inaliénables et imprescriptibles. Ils ne peuvent donc pas être vendus. Nous avons soumis cette question à Yves-Bernard Debie, avocat spécialisé dans le domaine du marché de l’art, qui a confirmé notre analyse.

À l’erreur de l’État (via le ministère de la Justice) au début des années 1830 s’est ajouté une erreur manifeste de l’État (via le ministère de la Culture) en 2022 qui semble s’être complètement désintéressé de cette œuvre. Car ce tableau provenant des collections royales, commandé par Mazarin à Giovanni Francesco Romanelli, avec les autres décors conservés aujourd’hui encore sur le site de la Bibliothèque nationale, a obtenu sans difficulté son certificat d’exportation signé par le grand département. Même si cette toile n’avait pas appartenu au Louvre, ce pedigree prestigieux aurait dû amener à tout faire pour qu’elle soit acquise par une collection publique.

Nous avons bien sûr interrogé le ministère de la Culture à ce propos. Celui-ci nous a dit que « les premières recherches relatives à ce tableau de Romanelli montrent que, si l’œuvre semble bien avoir été remise aux Domaines pour vente sur l’initiative du ministère de la Justice et si le musée du Louvre n’a été informé de cette mise en vente qu’après coup, une décision de la Commission des inventaires, en date des 24 décembre 1833 et 10 février 1834 a entraîné la radiation de ce tableau de l’Inventaire général des musées royaux de 1824. L’étude historique semble montrer que l’œuvre a été déclassée officiellement et que sa sortie du domaine royal semble respecter les formes légales en vigueur à l’époque ». La démonstration complète que nous avons faite plus haut démontre que non, les formes légales en vigueur à l’époque n’ont pas été respectées puisqu’aucune décision formelle de déclassement n’a été prise. Qu’en trois jours le ministère n’ait pas réussi à nous fournir d’autres informations que ce qu’il est possible de trouver en quelques minutes sur le site des Archives nationales nous fait par ailleurs douter qu’une étude sérieuse ait réellement été menée à ce sujet.

Que faire alors face à une telle situation ? La meilleure solution aurait été sans aucun doute que le grand département ne signe pas le certificat d’exportation, et que le ministère de la Culture négocie avec le vendeur en prenant en compte à la fois l’impossibilité de mettre l’œuvre sur le marché mais aussi l’erreur manifeste de l’État qui avait vendu le tableau. Dédommager d’un montant raisonnable ceux qui en étaient les apparents propriétaires depuis deux siècles paraît en effet souhaitable. Remarquons toutefois qu’à l’époque l’achat auprès des Domaines d’un tableau dont le ministère de la Justice ne voulait pas n’a probablement pas été trop onéreux. Et l’estimation de 200 à 300 000 euros pour la vente prévue le 2 décembre est certainement due à cet historique remarquable [3]. Car les œuvres de Romanelli n’atteignent à peu près jamais ce montant et si on se réfère aux ventes récentes, 100 à 150 000 euros semblerait un chiffre plus raisonnable et déjà assez élevé. Mais c’est également cet historique qui en rend la vente discutable.

La solution la plus morale désormais - le tableau ne pouvant que revenir dans une collection publique - serait, au nom de la continuité de l’État, que le dommage causé par le ministère de la Justice soit réparé par ce même ministère, et que celui-ci rachète l’œuvre dont il s’était débarrassé pour la remettre au ministère de la Culture. Le Louvre, manifestement, n’en veut pas puisque le grand département était prêt à la laisser partir sans coup férir. Selon nos informations, la Bibliothèque nationale n’est pas intéressée non plus, ce qui se comprend encore moins. Pourquoi alors ne pas déposer ce tableau au futur Musée du Grand Siècle à Saint-Cloud ? Il y témoignerait de l’importance de Romanelli pour la peinture française du XVIIe siècle.

Didier Rykner

Notes

[1Selon la fiche détaillée de l’œuvre que nous a aimablement envoyée l’étude.

[2Le titre exact du tableau donné par cet inventaire est Adam et Ève. La Prudence. Il y a peut-être une erreur avec la présence du serpent, attribut à la fois d’Ève et de la Prudence, car il s’agit bien entendu d’une allégorie de la Prudence.

[3Nous n’avons pas réussi à retrouver la vente, récente semble-t-il, où l’autre tableau, La Prudence aurait été vendue 210 000 €, une information que nous n’avons donc pas pu vérifier. Ce tableau n’est pas répertorié par Artprice.

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