Destruction d’armes patrimoniales : nos craintes se confirment

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1. Visuel de l’opération d’abandon d’armes
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Pour notre article sur l’opération d’abandon des armes menée par le ministère de l’Intérieur (ill. 1), celui-ci n’avait pas pu nous répondre car nous l’avions interrogé un week-end. Nous souhaitions en effet alerter rapidement sur cette affaire, ce qui ne lui avait pas donné suffisamment de temps. Nous avons depuis reçu des réponses de sa part et de celle de son Service Central des Armes et Explosifs (SCAE). Nous avons également demandé au Musée de l’Armée de nous faire part de ses remarques. Ces différents éléments ne nous ont pas rassuré, bien au contraire.

Le ministère de l’Intérieur nous a d’abord affirmé, en préliminaire, que : « Le cadre juridique actuel de l’abandon d’armes ne prévoit que la destruction des armes remises à l’État », et affirme que : « aucune des 20 à 30 000 armes abandonnées chaque année auprès des services de police et des unités de gendarmerie n’a jusqu’alors fait l’objet d’une remise à un musée. Elles ont toutes été détruites », tout en précisant que cette procédure serait révisée en 2023. On ose espérer que cette affaire permettra de mettre un terme à une pratique qui serait déjà en elle-même parfaitement scandaleuse, alors que parmi ces armes il était inévitable que certaines fussent de qualité suffisante pour être abritées par un musée.
Il reste que cela est déjà un peu en contradiction avec ce que nous a dit le Musée de l’Armée, qui nous avait affirmé : « Nous sommes en relation régulière avec certains commissariats et quelques tribunaux de grande instance qui, lors de dépôts, de saisies ou une fois des affaires judiciaires jugées, s’adressent à nous pour examiner des armes susceptibles d’intéresser les collections nationales. Le musée de l’Armée envoie alors sur place ses experts armement afin d’opérer un tri. Les armes qui ont un intérêt du point de vue de l’histoire, des techniques ou de l’art, entrent dans nos collections ou sont proposées à d’autres musées de France. Les autres sont vouées à la destruction. » Le musée a ensuite complété sa réponse : « Il fait entrer chaque année dans ses collections des armes à feu, le plus souvent modernes et contemporaines, qui ont été abandonnées par des particuliers et remises à des gendarmeries ou des commissariats de police. Ce sont ainsi 193 armes à feu qui nous ont été cédées, entre 2018 et 2022, par ces entités et qui ont rejoint les collections nationales ».
Ce cas n’est donc pas général, et hors les services ayant des relations avec le Musée de l’Armée (manifestement hors procédure), toutes les armes sont détruites.

Pour cette opération d’ampleur, le ministère de l’Intérieur, dans sa grande mansuétude, a prévu que « à titre dérogatoire et exceptionnel [il] prendra en compte dans une mesure très limitée  [1] les seules armes présentant un caractère exceptionnel, historique ou patrimonial ». Et pour cela, ce sont les experts du SCAE « qui auront la charge de visiter les lieux d’entreposage des armes avant la destruction. Ils seront assistés d’armuriers de la police et de la gendarmerie chargés d’un premier repérage. » Le ministère précise également : « Il ne s’agit nullement de prétendre à une expertise fine de chaque arme, cela serait impossible et par ailleurs hors de propos » et « les armes qui n’auront pas été retenues à titre dérogatoire et exceptionnel seront détruites, comme elles l’ont toujours été lors des abandons individuels. » Cela comprendra, comme nous le craignions, toutes les armes de collection - dont la possession est légale - et qui n’auraient pas leur place dans un musée.
Comme nous nous inquiétions des compétences en armes anciennes des cinq experts de la SCAE, son directeur nous avait répondu que : « Certains sont spécialisés dans les armes historiques et de collection (et sont reconnus à ce titre dans ce milieu). [Ils] assureront l’orientation des armes à haute valeur historique ou patrimoniale vers des musées. Pour votre information, ce sont ces experts qui assurent actuellement l’inventaire du musée de Saint-Étienne. »
Pourquoi le ministère de l’Intérieur n’a-t-il pas informé le Musée de l’Armée de cette opération ? Voici sa réponse : « Au vu des principes retenus pour la sélection des armes qui seront conservées, il n’a pas été jugé nécessaire de s’entourer d’experts de musée. »

Manifestement, il y a un léger désaccord sur ce dernier point entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Défense. En effet, sur les compétences respectives des experts, le Musée de l’Armée nous a répondu que le Musée de Saint-Étienne est constitué « en majorité d’objets mis en dépôt […] par le musée de l’Armée », et que le récolement de ces collections est assuré par ses propres experts à la fois « connaisseurs en arme à feu […] comme les experts du SCAE », mais surtout possédant « des connaissances historiques et patrimoniales ». « Ils ont une excellente vision des collections publiques dans le domaine des armes et sont en capacité de discriminer les armes ayant un intérêt artistique, historique et technique, quelle que soit leur date de fabrication ». Le musée souligne par ailleurs que « la date de fabrication d’une arme à feu n’est pas le seul critère discriminant à prendre en compte lorsqu’on opère un tri : une arme contemporaine, par exemple utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale ou lors d’un conflit plus récent, notamment lorsqu’elle est reliable à un itinéraire de combattant dûment identifié, peut être tout aussi intéressante, si ce n’est plus, pour un musée de France qu’une arme dite ancienne ».

Il s’avère donc comme nous le disions dans notre précédent article que :

 les experts utilisés par le ministère de l’Intérieur n’ont pas les compétences nécessaires pour réaliser un tri pertinent entre les objets dignes d’un musée et ceux qui ne le sont pas,
 il n’est pas question de faire ce tri de manière approfondie puisqu’il s’agit d’une dérogation « exceptionnelle », mais au contraire de manière très superficielle et que, même réalisé avec les compétences nécessaires, il laisserait détruire des œuvres intéressantes mais qui n’auraient pas été repérées,
 le ministère de l’Intérieur n’a pas jugé nécessaire de mettre les vrais spécialistes du Musée de l’Armée dans la boucle,
 les armes de collection mais pas dignes d’un musée (ou dont les musées conserveraient déjà suffisamment d’exemplaires) seront détruites,
 des armes rares, patrimoniales, historiques et/ou artistiques pouvant intéresser un musée seront forcément détruites dans une opération faite très rapidement.


2. Sur cette photo diffusée sur Twitter par la préfecture de Maine-et-Loire, on voit, au milieu des armes à feu - dont certaines sont de possession libre ou autorisées à la vente - un sabre d’officier d’infanterie modèle 1882, parfaitement légal, qui ne peut intéresser un musée car assez commun, mais dont la valeur peut être estimée autour de 150 €.
Ce sabre historique de collection est donc promis à la destruction
Photo : Préfecture de Maine-et-Loire
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3. Sabre d’officier d’infanterie modèle 1882
Photo : Bertrand Malvaux
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Un autre aspect doit être évoqué même s’il dépasse un peu notre champ : n’y a-t-il pas dans toute cette opération, légitime sur le fond mais manifestement très mal menée, une spoliation de certains des déposants qui ne sont pas suffisamment informés de la valeur de ce qu’ils possèdent ? La communication du ministère, que l’on peut retrouver partout sur Internet, y compris sur son site, explique en effet benoîtement : « Vous faites partie des milliers de français qui possèdent une arme, trouvée ou acquise par héritage, sans connaître les obligations réglementaires qui s’y attachent ? Vous souhaitez régulariser votre situation ? Deux options : l’enregistrement ou l’abandon. » Il oublie ainsi d’informer les personnes concernées que l’arme qu’ils possèdent (notamment les armes blanches - ill. 2 et 3) peuvent être de possession parfaitement légale sans aucun enregistrement (ou mises en vente sans autorisation) et que la troisième option est : je la garde ou je la vends.
La réponse du ministère de l’Intérieur à ce sujet n’est absolument pas satisfaisante, qui ose affirmer que « la valeur de l’arme remise importe peu, c’est le danger potentiel qu’elle représente qui conduit à la remettre au point de collecte ». Il n’est pas certain que si on disait à ces personnes que leur arme est légale et qu’ils peuvent la vendre pour parfois plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’euros, la valeur de cette arme leur « importerait peu »…

Ainsi, un commissaire-priseur de la région Rhône-Alpes nous a raconté une histoire édifiante. Il avait fait un inventaire chez une dame âgée qui avait besoin d’argent et il avait retenu trois armes, deux pistoles à silex et un fusil de chasse, pour être vendues aux enchères. Mais cette femme l’a appelé pour lui dire que les gendarmes étaient venus dans son village faire du porte à porte pour demander aux habitants s’ils avaient des armes dont ils voulaient se débarrasser dans le cadre de cette opération. Elle leur a remis les deux pistoles à silex, et a dit qu’elle avait gardé pour la vente le pistolet de chasse. Selon le commissaire-priseur, les deux pistolets auraient pu lui rapporter au bas mot 3 000 à 4 000 euros pièce !
Un expert en armes anciennes nous a fait le témoignage suivant : « J’ai été contacté par une famille qui n’a pas pu être accueillie par les autorités lors de l’opération "armodromes", j’ai pu évaluer plusieurs armes de collections qui passeront légalement aux enchères pour plusieurs centaines d’euros, à la grande joie (et surprise) de la dite famille ». Ce même expert nous a dit, au vu des photos qui ont circulé sur les réseaux sociaux et dans la presse, qu’il estimait qu’environ un quart des armes correspondaient à des objets dont la possession est libre, ou dont la possession est règlementée mais qui peuvent être vendues. Un quart de 160 000 armes, cela représente donc un total d’armes d’environ 40 000 armes qui possèdent une valeur vénale. En estimant celle-ci en moyenne à 200 €, ce sont donc pas moins de 8 000 000 d’euros dont les Français (et pas forcément les plus riches) ont été spoliés, mal conseillés par le ministère de l’Intérieur [2]. Que les remises d’armes aient été volontaires ne suffit pas à l’exonérer de cette responsabilité, celui-ci les ayant sciemment induits en erreur sur la légalité de la possession et de la vente, sur leur valeur, en jouant de la « peur du gendarme ». Ces armes ne seront d’ailleurs peut-être pas perdues pour tout le monde, estiment certains connaisseurs...

Le Musée de l’Armée nous a dit que depuis lundi il avait « entrepris des démarches pour entamer un dialogue avec les entités concernées du ministère de l’Intérieur ». Il reste à espérer que celles-ci seront fructueuses et que le bon sens reviendra. Dans le cas contraire, le ministre de l’Intérieur, Gérard Darmanin, serait responsable d’un nouveau scandale patrimonial majeur.

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