De la « Joconde, etc. » au Radeau de la Méduse, une allégorie du ministère de la Culture

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1. Françoise Nyssen présentant son « plan
d’itinérance
 » à La Villette, 29 mars 2018
Photo : Didier Rykner
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La ministre de la Culture organisait ce matin une conférence pour présenter son « plan d’itinérance » baptisé « Joconde etc. » (sic). C’était assez désolant, comme d’habitude avec Françoise Nyssen, mais au moins n’a-t-elle pas bafouillé son discours (on peut le voir ici [1]). Peut-être s’est-elle décidée à prendre des cours de diction ? Sur le plan de la forme, on était en progrès. Sur le fonds, hélas…

Comme beaucoup de ministres avant elle, et sans doute beaucoup après elle, Françoise Nyssen veut faire « circuler les œuvres des musées ». En son temps, François Léotard avait déjà parlé d’emmener celles-ci dans des trains qui parcourraient les régions les plus éloignées de la capitale. Mais, en réalité, il y a dans cette volonté forcenée d’apporter les « chefs-d’œuvre » des musées parisiens aux régions supposées sans culture ce qui ressemble à un paternalisme d’un autre âge. Paris va apporter la bonne parole. Dans le communiqué de presse, on apprend que le ministère a établi « l’existence de zones blanches du service public culturel ». Ces zones blanches sont des « bassins de vie » (sic) « dans lesquels il y a moins d’un équipement culturel public pour 10 000 habitants ». Il y aurait ainsi quatre-vingt-six de ces « territoires culturels prioritaires », auxquels le ministère propose un « plan fondé sur l’itinérance ». Il s’agit du « plan "Culture près de chez vous" [qui] s’appuie sur trois piliers : artistes et culture sur les routes de France, mobilité des œuvres, déploiement à travers toute la France des "Micro-Folies", musées numériques de proximité. »

Nous ne parlerons pas ici des « artistes et culture sur les routes de France », opération qui sort de notre champ. Nous ne dirons qu’un mot du déploiement des « musées numériques de proximité ». Si ce type d’équipement, qui s’adresse en priori aux enfant en leur faisant découvrir de petites animations vidéo autour des œuvres, accompagnées d’une médiation, n’est pas sans intérêt, il reste que plutôt que de déployer à grand frais ces « Micro-folies », il serait certainement plus utile d’introduire, enfin, réellement l’histoire de l’art à l’école, avec de véritables professeurs diplômés d’histoire de l’art (on en est encore loin) et de déployer une offre de programmes télévisés de qualité consacrés à l’art sur les chaines publiques.

Nous parlerons donc ici surtout de l’ « itinérance des œuvres »… Remarquons tout d’abord que la ministre s’est étonnée que plusieurs journalistes lui parlent de La Joconde, ce qui est plutôt sidérant, nulle autre qu’elle n’ayant lancé ce sujet (lors des vœux à la presse - voir l’article), personne d’autre que le ministère n’ayant intitulé cette conférence de presse : « Joconde etc. Culture près de chez vous. Œuvres et artistes sur les routes de France », et nulle autre que la ministre n’ayant à nouveau parlé de La Joconde pendant la conférence de presse (le « désir de Joconde » (sic) des supporters du club de football de Lens), se gardant bien néanmoins de confirmer qu’elle l’enverrait dans le nord. On était un peu devant une pyromane qui crie au feu…
Les chefs-d’œuvre vont donc « circuler ». Comment ? On ne sait pas, sinon qu’un « commissaire général de circulation des œuvres » (sic) sera nommé et qu’il y aura un « catalogue d’œuvres spécifiquement identifiées » qui seront accueillis dans des lieux « muséaux et non muséaux »… Il y aura aussi des expositions dans des « lieux non muséaux » et un label sera créé appelé « musée hors les murs  ». La ministre, manifestement, aime mieux les lieux « non muséaux » que les musées, comme si le terme « conservation des œuvres » lui était complètement étranger.

Cette politique est absurde car elle se substitue à ce qu’il faudrait faire, et que le ministère ne fait pas. Prenons d’abord l’exemple d’un de ces « territoires culturels prioritaires ». L’Eure en ferait partie. Est-ce pour cela que l’une des meilleures expositions de l’année dernière, « Une Renaissance en Normandie » (voir l’article), qui se tenait à Évreux (dans l’Eure), a été privée du label d’intérêt national, si important pour les communes en terme de reconnaissance et d’aide financière ? Est-ce pour cela que le projet de Musée Nicolas Poussin aux Andelys (dans l’Eure), basé sur le don de la collection de Pierre Rosenberg (voir l’article), n’a presque pas avancé depuis un an ? Est-ce pour cela que le bâtiment du Musée de Louviers (dans l’Eure), comme nous en a informé sa société d’amis via Twitter, est dans un état catastrophique, alors que le musée lui même n’a que « des moyens dérisoires » ?


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Est-ce pour cela que les magnifiques sculptures des apôtres de la collégiale de Louviers (dans l’Eure) ont été abandonnées scandaleusement pendant des années par la Direction Régionale des Affaires Culturelles malgré les deux articles que nous leur avons consacrés ? Le rôle du ministère de la Culture, plutôt que de faire « circuler » les chefs-d’œuvre, ne serait-il pas d’abord de prendre soin de ceux qui se trouvent sur des territoires soi-disant sinistrés, mais en réalité riches d’œuvres que l’on laisse détruire dans l’indifférence générale ?

Car comme l’explique si bien l’association Sites et Monuments (voir cet article sur leur site), la meilleure manière de lutter contre ce que la ministre appelle la « ségrégation culturelle », c’est d’abord de restaurer le patrimoine historique qui ne peut pas « circuler » et que l’on trouve absolument partout ; et, plutôt que de leur apporter des chefs-d’œuvre conservés à Paris, de maintenir ceux qui se trouvent déjà à la campagne. Pour cela, Sites et Monuments propose huit mesures de bon sens qui pourraient se traduire dans la loi et qui permettraient de conserver les objets in situ. Cela rejoint par ailleurs notre combat pour la sauvegarde des trésors nationaux : plutôt que de dépenser des millions d’euros par an comme le propose la ministre pour faire « circuler les œuvres », ne serait-il pas plus logique de les utiliser pour renforcer drastiquement les budgets d’acquisitions des musées, qui n’ont cessé de fondre ces dernières années, ce qui permettrait - pourquoi pas ? - d’enrichir les petits musées de province et les châteaux privés ouverts à la visite en évitant la véritable hémorragie d’œuvres d’art que connait la France depuis des années ?

2. Théodore Géricault (1791-1824)
Allégorie du ministère de la Culture
dit aussi Le Radeau de la Méduse, 1819
Huile sur toile - 491 x 716 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Wikimedia - Domaine public
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Mais la ministre comprend-elle seulement les enjeux ? Alors qu’elle répondait, après la conférence, aux questions des journalistes, lui fut posée la question du déplacement de la Joconde et de ce qu’est, pour elle, un « chef-d’œuvre iconique [2] », susceptible de faire partie de l’itinérance : « Je vous le répète, ce n’est pas un plan Joconde, c’est un plan itinérance, des œuvres […] il n’y a pas que la Joconde. La Joconde est [une œuvre iconique] mais ça peut être [aussi] le Radeau de la Méduse ». Décidément, la ministre a tout faux, et démontre une nouvelle fois qu’elle ne comprend rien aux musées et à la conservation des tableaux. Avec La Joconde, l’autre œuvre mondialement connue et tout autant indéplaçable car extraordinairement fragile est justement Le Radeau de la Méduse (ill. 2) qui n’avait d’ailleurs pas été transporté au Grand Palais lors de la rétrospective Géricault de 1991-1992.
En parlant du Radeau de la Méduse, Françoise Nyssen voulait certainement dresser le bilan de son passage au ministère.

Didier Rykner

Notes

[1Il est d’ailleurs incroyable que le ministère de la Culture puisse mettre en ligne une telle vidéo, où à de nombreuses reprises le son se dédouble pour aboutir parfois à la superpositions de plusieurs bandes son, ce qui rend certains passages à peu près incompréhensibles.

[2Expression employée dans le dossier de presse.

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