Chambre de commerce de Marseille : un musée à vendre !

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Il y a deux jours, La Marseillaise révélait que la Chambre de Commerce et d’Industrie Aix-Marseille Provence (CCI AMP) lançait un appel d’offre afin de trouver un commissaire-priseur susceptible de vendre 187 œuvres d’art et objets historiques lui appartenant. Une « première vente » qui sera suivie de bien d’autres. Le contrat avec le commissaire-priseur tel que le décrit le « marché public de prestations intellectuelles » est d’ailleurs très clair. Dans l’objet, il est précisé qu’il porte sur « la vente aux enchères publiques d’objets à caractère historique et autres objets appartenant à la Chambre de Commerce et d’Industrie métropolitaine Aix-Marseille-Provence » en précisant que ces collections comportent notamment « environ 11 500 peintures, gravures, estampes, 1 100 objets historiques divers (maquettes de bateaux, tableaux, véhicule de collection…), environ 15 objets d’art contemporain acquis par la CCIAMP à l’occasion d’un concours artistique et environ 5 100 affiches publicitaires » ! Le « notamment » n’exclut donc pas les 9 000 cartes et plans ou encore les 300 000 photographies dont La Marseillaise souligne qu’ils appartiennent aussi à la CCI AMP.


1. Pascal Coste (1787-1879)
Palais de la Bourse, 1852-1860
Le Musée de la Marine de Marseille y avait des espaces d’exposition jusqu’en 2018.
Photo : Didier Rykner
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Plus qu’une collection, il s’agit en réalité d’un musée que l’on veut vendre aux enchères. Un musée créé au début du XXe siècle par la Chambre de Commerce de Marseille, mais qui n’a jamais reçu l’appellation « Musée de France », ce qui garantirait l’inaliénabilité de ses collections. La page du site Tourisme-Marseille [1] consacrée à ce musée en résume l’histoire édifiante.
Elle rappelle que la disparition de la marine à voile à la fin du XIXe siècle émeut « le public et la presse locale ». La Chambre de Commerce décida alors, en 1929, après une première exposition consacrée à la marine à vapeur, de se doter d’un « Musée de la marine marchande ». Ouvert au public en 1934 au palais de la Bourse sous le nom de « Musée d’Histoire de la Chambre de Commerce  », le musée rouvrit en 1946 au Parc Chanot sous le nom de « Musée de la Marine et de la France d’Outre-Mer », puis retourna en 1969 au Palais de la Bourse (ill. 1) sous le nom de « Musée de la Marine de Marseille ». Il a fermé en 2018...


2. Vue du Musée de la Marine de Marseille
avant sa fermeture en 2018
Photo : Dominique Milherou/tourisme-marseille.com
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3. Vue du Musée de la Marine de Marseille
avant sa fermeture en 2018
Photo : Dominique Milherou/tourisme-marseille.com
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4. Vue du Musée de la Marine de Marseille
avant sa fermeture en 2018
Photo : Dominique Milherou/tourisme-marseille.com
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On peut lire sur cette page le parcours de l’exposition permanente (ill. 2 à 4). Celui-ci : « présentait principalement l’activité économique de la ville-port de Marseille à travers le fait maritime.
Construit de façon chronologique, le parcours abordait les thèmes de l’évolution du port, de la Chambre de Commerce, du négoce, de la navigation, de l’industrie, de l’armement et de la plongée sous-marine.
 » Il était complété par des expositions temporaires : « le Département du Patrimoine culturel montait plusieurs expositions par an. Ces événements étaient l’occasion de présenter des archives, des documents imprimés ou des objets issus des réserves, de mettre en place des partenariats et de faire connaître Marseille et la CCIMP, via son patrimoine, à travers le monde ou simplement dans sa région. Des villes comme New York, Los Angeles, Alexandrie, Gênes ou Stockholm ont accueilli ces expositions. » Le centre de documentation était consulté chaque année par environ « 550 chercheurs, scientifiques ou généalogistes ».


5. Théodore Gudin (1802-1880)
Le Duc d’Orléans assistant à une pêche au thon devant Marseille, 1833
Huile sur toile - 61 x 86 cm
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Photo : Photographe non identifié (Domaine public)
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6. Raphaël Ponson (1835-1904)
Navires charbonniers dans le bassin national, 1890
Huile sur toile - 112 x 188,5 cm (avec le cadre)
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Photo : Wikimedia (Domaine public)
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Les collections ne sont pas anodines. La liste des pièces à vendre, qualifiée « d’indicative » (il s’agit bien à terme, on l’a vu, de disperser l’entièreté du musée), comprend ainsi 117 peintures parmi lesquelles un tableau de Théodore Gudin : Le duc d’Orléans assistant à une pêche aux thons devant Marseille de 1833 (ill. 5), pas moins de 21 peintures de Raphaël Ponson (ill. 6), un peintre de marines particulièrement important pour Marseille où il a fait carrière et où il décora plusieurs bâtiments publics, notamment le palais Longchamp, un tableau d’Emmanuel Coulange-Lautrec (ill. 7), un autre peintre provençal, ou encore Le Bassin de la gare Maritime et la passe de l’Abattoir en 1880 toile exposée au Salon de 1898 par Victor Coste (ill. 8).


7. Emmanuel Coulange-Lautrec (1824-1898)
Marseille vue de Saint-Barthélémy, 1894
Huile sur toile - 100 x 200 cm
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Photo : Wikimedia/Domaine public
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8. Victor Coste (1844-1923)
Le Bassin de la gare Maritime et la passe de l’Abattoir en 1880
Huile sur toile - 120 x 170 cm
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Photo : Wikimedia/Domaine public
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9. France, XIXe siècle
Le Tage, bâteau à aube, mixte
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Huile sur toile - 66 x 89 cm
Photo : Rama (CC BY-SA 2.0)
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La liste comprend aussi d’innombrables vues de Marseille et de ses environs par des peintres de l’école provençale tels que qu’Alfred Casile ou Jean-Baptiste Olive, des tableaux anonymes (ill. 9) de nombreuses maquettes de bateaux liés à l’histoire de Marseille (ill. 10), des instruments de navigation, dont deux compas du XVIIIe siècle, une boussole italienne de la même époque, un graphomètre du XIXe siècle… La sculpture de François Girardon cité dans l’article de La Marseillaise n’est pas aussi précieuse qu’il le suggère puisqu’il s’agit d’un moulage du buste de Colbert réalisé par les ateliers du Louvre, mais cela démontre bien que tout doit disparaître. Y compris une voiture de collection, une Torpedo 7 CV construite en 1927 par la firme marseillaise Turcat-Méry ! Nous reproduisons aussi ici quelques autres œuvres appartenant à ce musée, non spécifiquement désignées dans la première liste mais qu’il est donc prévu de vendre ensuite (ill. 11 à 15). Nous les avons trouvées sur la page « Musée de la Marine et de l’Économie de Marseille » de Wikimedia Commons...


10. Maquette du Massilia
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre
Photo : CeCILL (CC BY-SA 2.0)
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Comme elle le rappelle dans son appel d’offre, la Chambre de Commerce de Marseille a été créée le 5 août 1599, ce qui en fait la plus ancienne qui soit en France. Que ses héritiers de 2022 décident ainsi de brader son histoire en dit long sur ce que cette institution est devenue.
Son président, Jean-Luc Chauvin, et son directeur général, Philippe Blanquefort, ont refusé de répondre à nos questions. Devant la levée de bouclier s’opposant à leur décision scandaleuse, ils ont décidé de publier un communiqué dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est proprement surréaliste et qui mérite d’être cité ici intégralement, faute de quoi on pourrait nous taxer d’exagération :

«  Patrimoine historique et culturel de la CCI métropolitaine Aix-Marseille- Provence : Les nécessités d’une mise en lumière
Les interrogations soulevées par la procédure de choix d’un commissaire-priseur chargé d’estimer les œuvres propriétés de la CCIAMP, et qui n’est pas une première, illustrent l’une des exigences majeures de notre institution consulaire.
Plus ancienne Chambre de Commerce et d’Industrie au monde, celle d’Aix-Marseille- Provence porte en effet une responsabilité particulière au regard de l’histoire de notre ville et de la Provence toute entière.
Au-delà de sa mission première au service des entreprises et, plus largement, de l’économie de notre territoire et de son rayonnement dont elle porte la voix, la CCIAMP est ainsi investie d’un devoir culturel et mémoriel essentiel vis-à-vis des générations futures.
Une gestion aussi rigoureuse qu’ambitieuse de son patrimoine, exceptionnel à bien des aspects, s’inscrit dans cette exigence.
Rien ne serait plus dommageable de laisser les milliers d’œuvres de toute nature dont elle dispose enfermées dans des lieux de stockage certes sécurisés mais où elles restent durablement inaccessibles au public. Des sites où, pire encore, le temps accomplit son redoutable ouvrage de dégradation.
Cette procédure constitue donc la première étape d’une volonté assumée et d’une réflexion patrimoniale stratégique globale en cours et destinée justement à mettre en lumière auprès du plus grand nombre, des collectionneurs publics en passant par les collectionneurs privés et tous les amoureux de Marseille et de la Provence, la culture collective dont notre Chambre de Commerce et d’Industrie est bien plus que le dépositaire, le témoin et l’acteur historiques.
Offrir aux Marseillaises et Marseillais la possibilité de se réapproprier, de découvrir et redécouvrir et de profiter pleinement de son patrimoine historique et culturel, voici le seul et unique objectif qui nous guide et nous guidera.
Cette culture et ce patrimoine nous font devoir.
 »

La mise à l’encan d’un musée, dont les pièces seront offertes au plus offrant, constitue donc pour la CCI AMP « une réflexion patrimoniale ». Elle « offre » ainsi aux Marseillais la possibilité de découvrir son patrimoine, bien mieux encore que lorsqu’elle exposait et conservait celui-ci ! On conserve donc un musée en le vendant, on démocratise l’art et l’histoire en en privant le public et on protège le patrimoine en le dispersant. Il fallait oser écrire cela.
Nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes : c’est pourtant bien ce que fait la CCI AMP en expliquant que ne pas exposer au public les œuvres et les maintenir en réserves entrainerait leur dégradation. Car qui a décidé de cacher ces collections et de ne plus les entretenir, sinon la Chambre de Commerce elle-même qui s’assoit ainsi sur son histoire ? Qui d’autre qu’elle a décidé de fermer son musée pour installer à la place un un « restaurant de type "trendy business […] au sein d’un lieu cosy et convivial, hyper connecté » comme on peut le lire sur l’appel à manifestation d’intérêt qu’avait lancé la Chambre de commerce en 2019 pour occuper une partie de l’espace dédié au musée [2] ?
Il est extraordinaire d’employer le terme « Offrir » pour expliquer qu’elle permettra aux Marseillais de mieux profiter de son patrimoine, alors qu’elle est prête à le vendre au plus offrant comme cela ressort d’ailleurs du cahier des charges de l’appel d’offre. 45 % du choix sera en effet basé sur le « prix proposé », c’est-à-dire sur le pourcentage de frais vendeur. Moins le commissaire-priseur sera gourmand, plus la CCI AMP récoltera d’argent ! Les 55 % restants sont des critères « qualitatifs ». Mais dans ces critères « qualitatifs » figurent aussi la « valorisation des objets à vendre ». Il s’agit bien de maximiser financièrement l’opération.


11. Attribué à Antoine de Favray (1706-1798)
Réception d’un ambassadeur français par le Grand Vizir de Constantinople
Huile sur toile
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre (cette œuvre n’est pas dans la première liste)
Photo : Rama (CC BY-SA 2.0)
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12. Dominique Magaud (1817-1899)
L’Apothéose des grands hommes de Provence, 1860
Huile sur toile
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre (cette œuvre n’est pas dans la première liste)
Photo : Wikimedia (Domaine public)
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Que faire donc, désormais, devant un tel cynisme ? Les pouvoirs publics ne manquent pas d’outils, encore faut-il qu’ils aient la volonté politique de les mettre en œuvre. Rappelons que la CCI AMP est un établissement public de l’État et qu’il ne pourrait donc pas si facilement s’opposer à la volonté de celui-ci, si le gouvernement s’engageait pour la défense du patrimoine. D’ailleurs, le ministère de la Culture peut faire jouer le Code du patrimoine qui prévoit, s’agissant d’un établissement public de l’État, qu’il peut décider le classement comme ensemble mobilier ; si l’établissement public affectataire n’est pas d’accord, cela peut être fait d’office par un décret en Conseil d’État.


13. Maquette du Marseillois
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre (cette œuvre n’est pas dans la première liste)
Photo : Rama (CC BY-SA 2.0)
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14. France, fin du XVIe siècle
Marseille en 1572
Estampe
Marseille, Musée de la Marine
que la CCI AMP veut vendre (cette œuvre n’est pas dans la première liste)
Rama (CC BY-SA 2.0)
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Nous avons bien sûr interrogé le ministère de la Culture pour savoir s’il comptait réagir, et comment. La DRAC nous a promis une réponse dans les prochains jours, et nous ne manquerons pas de la faire connaître. Au-delà du cas marseillais, cela pose une nouvelle fois une question plus globale : celle des collections des Chambres de commerce et d’industrie, que nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer avec le Musée des Textiles et des Arts décoratifs de Lyon (voir les articles) ou avec celui de la Chambre de commerce de Rouen (voir l’article). Il n’est pas normal que ces affaires doivent être traitées en urgence au cas par cas. Les collections muséales des établissements publics d’État doivent d’urgence être classées « musées de France », ce qui les rendrait inaliénables.


15. France, fin du XVIIe siècle
Vue du port de Marseille et de l’Arsenal des galères
Estampe
Marseille, Musée de la Marine que la CCI AMP veut vendre
(cette œuvre n’est pas dans la première liste)
Photo : Rama (CC BY-SA 2.0)
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Nous avons aussi interrogé la Ville de Marseille, concernée au premier chef par cette menace sur son patrimoine, même si elle n’en est pas responsable. Jean-Marc Coppola, adjoint au maire de Marseille notamment en charge du Patrimoine, nous a confirmé s’être saisi de la question et avoir, lui aussi, interrogé la DRAC. Il nous a affirmé : « il est clair qu’il s’agit d’un patrimoine marseillais, et que nous souhaitons que cela reste dans notre ville. »
Puisque la CCI AMP déclare vouloir « offrir aux Marseillaises et Marseillais la possibilité de se réapproprier, de découvrir et redécouvrir et de profiter pleinement de son patrimoine historique et culturel », et qu’il s’agit du « (seul et unique objectif qui [la] la guide et [la] guidera », prenons la au mot et suggérons une solution qui devrait lui convenir, et dont Jean-Marc Coppola nous a assuré que la municipalité en serait très heureux : transférer gracieusement la collection aux musées de Marseille dont on souhaite qu’ils puissent la mettre en valeur ! Toute autre décision serait incompréhensible.

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