Versailles, en mieux (ou comment des bassins « vicieux » deviennent des bassins durables)

Une pelleteuse, installée dans un bassin de Versailles construit pour Louis XIV par Jules Hardouin-Mansart en 1709 (ill. 1 et 2). Les images sont violentes, mais elles ne le sont pas moins que le traitement souvent infligé au domaine et, dans ce cas précis, à ce bassin.


1. Restauration du Bassin des Enfants Dorés
Pelleteuse en action dans le bassin
© Louis
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2. Restauration du Bassin des Enfants Dorés
Pelleteuse en action dans le bassin
© Louis
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Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut rappeler en deux mots comment étaient constitués les bassins de Versailles selon des techniques qui ont perduré jusqu’au XVIIIe siècle. Trois dispositions principales prévalaient : les petits bassins étaient uniquement en maçonnerie, les moyens seulement en plomb et les grands bassins avec une étanchéité en argile. Dès le XIXe siècle, certaines de ces structures authentiques ont disparu du fait de restaurations qui ont, parfois, remplacé l’argile par du ciment (ou équivalent). C’est ainsi que le bassin de Latone, récemment « restauré » avait vu l’argile qui en composait la base en partie supprimé. En partie seulement : lors de la « restauration » de l’ensemble, il aurait été possible de le restituer partout. C’est le choix inverse qui a été fait par Pierre-André Lablaude l’architecte en chef des monuments historiques des jardins, théoriquement à la retraite, mais qui continue tout de même à y exercer. L’argile restant a été remplacé par du béton. Plus rien donc de la structure d’origine ne subsiste. Mais nous reviendrons à Latone pour nous intéresser d’abord au bassin des Enfants Dorés, en lisière ouest du bosquet du Théâtre d’Eau, actuellement en cours de « restauration » par le même Pierre-André Lablaude, car il s’agissait encore récemment d’un des rares exemples de bassin qui conservait sa conception d’origine, en plomb sur lit de brique (ill. 3).


3. Le bassin des enfants dorés avant
la « restauration »
Photo : Louis
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Certains nous disent, lorsque nous contestons les travaux d’architectes en chef des monuments historiques, que ce ne sont pas eux les responsables mais les maîtres d’ouvrages, à savoir ici l’établissement public du château de Versailles, et aussi la DRAC, théoriquement en charge du contrôle technique. C’est ignorer comment tout cela fonctionne. Car si la responsabilité de Versailles en général, celle de sa présidente Catherine Pégard, mais aussi dans le cas de l’architecture du château ou des jardins celle de son directeur du Patrimoine Daniel Sancho est évidente, si celle de la DRAC (qui semble avoir fort peu d’influence à Versailles) est également en cause, celle de Pierre-André Lablaude est écrasante.
Nous l’avons interrogé à deux reprises (pour le bassin de Latone et pour celui des Enfants Dorés) et son discours est à chaque fois à peu près le même : « Pour les questions de restauration des jardins historiques, je suis en France un peu le seul. Trouvez-moi notamment quelqu’un qui connaisse la restauration des bassins anciens. » Nous avions demandé à Catherine Pégard, lors de la conférence de presse sur la restauration du bassin de Latone, si une commission scientifique serait mise en place. Elle nous l’avait assuré. Bien sûr, il n’y eut aucune commission. Mais pour Pierre-André Lablaude, le seul spécialiste en la matière, une commission scientifique ne sert évidemment à rien, sinon à retarder ses travaux : « J’ai tout de même une certaine expérience des comités scientifiques […] on s’aperçoit au bout d’un certain temps que leurs membres ont le sentiment que les problématiques dont on discute sont en dehors de leurs compétences. Très souvent on nomme des spécialistes de telle ou telle chose, des historiens, des historiens de l’art alors que les problèmes dont on discute sont plutôt des problèmes à la fois théoriques, techniques, de coûts, de délais. » Bref, les commissions scientifiques seraient, ici, inutiles : « Notre métier est beaucoup plus d’optimiser un certain nombre de critères qui sont parfois antagonistes, des critères théoriques, esthétiques, déontologiques, techniques, financiers, de délais, etc. Le métier de l’architecte-restaurateur est de trouver un compromis entre ces différents critiques. Les problématiques qu’on aborde sont peut-être moins pointues que celles sur la Sainte Famille de Léonard de Vinci où les critères de délais et de coûts ont sans doute moins d’importance. »

Comment donc pourrait-il se tromper ? Comment oser contester ses choix ? Personne ne le fait, bien entendu, car aucune personne ou aucune structure n’est, dans l’état actuel du système, en position de le faire, non par incompétence, mais parce qu’on ne leur demande pas leur avis.
Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, il n’est même pas nécessaire d’être spécialiste de tous ces domaines pour choisir entre plusieurs solutions de restauration. Il suffit de comprendre les enjeux et la manière dont les choses peuvent se faire, et pour cela il suffit d’écouter ses explications (la structure d’un bassin ancien, que nous avons décrite plus haut, nous l’avons tirée de ce qu’il nous a dit et des plans de coupe que nous avons pu voir, la chose n’est pas complexe à appréhender).
Il est ainsi évident pour n’importe qui ayant des connaissance historiques, d’histoire de l’art et surtout une conscience patrimoniale, qu’un monument dont la structure a été détruite à la pelleteuse, dont les matériaux ont été remplacés par d’autres contemporains (la brique ou l’argile par du béton), aura peut-être extérieurement une allure authentique, mais qu’il s’agira en réalité d’une chimère, sans aucun caractère historique. Il s’agit d’un véritable vandalisme qui se déguise sous l’aspect d’une restauration. Souhaitons que ces méthodes soient bien vite « datées ».

Mais pourquoi donc choisir de remplacer les briques ou l’argile ? Parce que, selon les mots, même de l’« architecte-restaurateur », ces structures étaient, dès l’origine, « vicieuses ». À propos de Latone il explique : « C’est un système qui s’est montré dans le temps défectueux. Elle fuyait sous l’Empire, on l’a refait en 1850. » Peut-on réellement dire qu’un système hydraulique qui fuit au bout d’un siècle et qu’on refait plus de 150 ans après sa création est « défectueux » ? Quant au bassin des Enfants Dorés, il affirme : « la disposition était vicieuse et non durable » Et quand la disposition est « vicieuse et non durable », même si elle date de 1709 comme celle du bassin des Bons Enfants, que fait-on ? On enlève les briques dont seules 15 à 20% étaient récupérables selon lui, et on les remplace par du béton, doublé par de la résine. Le dossier de presse indique (c’est nous qui soulignons le passage en gras) : « Les travaux de restauration visent à remédier aux insuffisances constructives d’origine du bassin ». Pierre-André Lablaude plus fort que Jules Hardouin-Mansart !
Que signifie, pour Pierre-André Lablaude une structure « vicieuse » ? Si on avait remis de la brique, et que le bassin était resté pendant un ou deux ans sans eau, « le plomb se serait fissuré au soleil et la brique se serait dégradée ». En disant cela, il explique donc à la fois que l’établissement de Versailles anticipe qu’il n’entretiendra pas correctement ses bassins dans les décennies à venir (puisqu’il suffit de les mettre en eau régulièrement - ce qui est tout de même leur fonction), mais il reconnaît implicitement que la dégradation (80 à 85% des briques) pourrait bien être due au fait que le bassin, depuis de longues années, n’était plus en eau. Le soleil a donc eu le temps de faire son effet. Le non entretien par Versailles de son patrimoine n’est-il pas responsable des dégâts sur des structures qualifiées de « vicieuses » bien que pluri-centenaires, et qu’on remplace à grand frais par quelque chose de « mieux » et de plus durable ? Le programme de restauration est ainsi décrit : « Les travaux de restauration visent à remédier aux insuffisances constructives d’origine du bassin tout en conservant les principes d’étanchéité par feuilles de plomb, qui représentent la spécificité de ce petit bassin du Jardin de Versailles. Il est le seul exemple d’ouvrage conçu dès le tout début du XVIIIème avec une étanchéité par feuilles de plomb. » Il faut désormais écrire qu’il était le seul, mais qu’il n’y en a plus : car le plomb, désormais, n’a aucune fonction d’étanchéité, il ne sert plus que de décor. L’étanchéité est assurée par le béton, matériau rarement utilisé par Hardouin-Mansart…

4. Bassin de Latone (détail)
après restauration
Photo : Lionel Allorge (CC BY-SA 3.0)
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Les interventions de l’architecte sur les sculptures en métal ne sont pas moins critiquables que sur la structure du bassin. Car Pierre-André Lablaude n’est pas seulement le seul spécialiste des jardins historiques et des fontaines. Il est aussi le seul pour la restauration des métaux comme il nous l’a laissé entendre : « Vous connaissez des spécialistes de la sculpture en métal ? ».
Et là encore, il fait mieux que ses prédécesseurs et que les concepteurs des fontaines. Les grenouilles en plomb de la fontaine de Latone ont été restaurées de telle manière qu’elles n’ont plus du tout l’aspect plutôt mat qu’elles avaient à l’origine. Car voyez-vous, là encore la conception n’était pas bonne : « Ce sont des œuvres qui étaient à l’origine dorées avec du métail, une poudre de cuivre, et mélange d’huile de lin et de dessicatif. Il y avait un aspect doré mais tous les ans, les peintres devaient repasser. » Est-il exact que « tous les ans » il ait été nécessaire de les reprendre ? Permettons-nous d’en douter, mais n’étant pas « spécialiste de la sculpture en métal » nous n’en savons rien. Ce que nous savons en revanche, c’est que la dorure (celle qu’adore l’ architecte en chef de Versailles puisqu’on en met partout, et bientôt sur la chapelle) violemment brillante qui a recouvert les sculptures en plomb du bassin de Latone (ill. 4) n’a rien à voir avec celle d’origine. Que celle-ci n’ait plus existé (une première restauration en faux or avait eu lieu dans les années 1980) n’empêchait pas de restaurer conformément à la technique d’origine. L’emploi de l’or produit en outre, comme le remarque Alexandre Gady dans l’une de ses tribunes de L’Objet d’Art, un effet regrettable d’amaigrissement des sculptures, qui reflètent plus qu’elles ne retiennent la lumière. Pire, cette dorure clinquante inverse la hiérarchie de la composition, Latone paraissant soumise aux grenouilles !

5. La fontaine de Latone en cours de remontage.
On voit à quel point une grande partie est neuf
Photo : D. R.
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La fontaine de Latone désormais apparaît bien propre, bien neuve (ill. 5), bien clinquante. Les plombs ont été lourdement redorés, les marbres d’origine, en partie remplacés car irrécupérables selon Pierre-André Lablaude, sont eux aussi d’un aspect beaucoup trop neuf, l’argile restant a été remplacé par du béton, le plomb des canalisations a été en partie changé (l’une des araignées est désormais neuve contrairement aux prévisions des études préalables), ainsi que de très nombreux blocs de pierre formant la structure de la fontaine intégralement démontée, tout cela ayant coûté fort cher (financé par le mécénat). Au moins, comme nous l’avons écrit ici même, la restauration était elle absolument urgente et indispensable car le monument s’écroulait sur lui-même. C’est, en tout cas, ce que tout le monde disait à Versailles puisque Pierre-André Lablaude l’affirmait. Et nous l’avons cru.
Sauf que non. La rumeur courait parmi les fontainiers qu’en réalité la fontaine de Latone n’était pas menacée à brève échéance. Et l’architecte nous l’a confirmé, lorsque nous lui avons posé la question : « Je vais dire les choses clairement. C’est comme en chirurgie. Parfois vous avez un diagnostic que vous faites avant, et quand vous ouvrez le malade vous trouvez des choses un petit peu différentes. On pensait, au vu des résultats géotechniques que l’on avait des problèmes de stabilité des sols en sable en dessous, […] qu’il y avait un problème de tassement résiduel des remblais qui aurait affecté toute cette structure de maçonnerie qui forme ce socle. Et une fois démonté, on s’est aperçu qu’il n’y avait pas de désordres significatifs. » Qui aimerait se faire opérer de l’appendicite pour une banale crise de foie [1] ? Pas grand monde sans doute. Dans le cas du bassin des Enfants Dorés, l’argent du mécénat, celui d’AHAE (!), devait couler à flot, ce qui a contribué à évacuer la question d’une restauration modeste. L’établissement public du château de Versailles doit désormais financer seul les suites du massacre.

Le plus extraordinaire, c’est que pour justifier ce remplacement des matériaux anciens, Pierre-André Lablaude se réclame de la charte de Venise et à son article 10. Qui ne dit rien de tel d’ailleurs : « Lorsque les techniques traditionnelles se révèlent inadéquates, la consolidation d’un monument peut être assurée en faisant appel à toutes les techniques modernes de conservation et de construction dont l’efficacité aura été démontrée par des données scientifiques et garantie par l’expérience. » Il n’est question ici que de consolidation, pas d’une réfection totale. Et dire que la structure « traditionnelle » serait « inadéquate » revient en réalité à dire que Pierre-André Lablaude est meilleur que Jules Hardouin-Mansart dont les fontaines ont été fonctionnelles trois siècles sans transformations majeures.
Cet appel à la charte de Venise de la part de l’architecte est d’ailleurs cocasse. Car il passe son temps à la contester sur beaucoup d’autres points. Il nous avait ainsi affirmé, dans notre entretien précédent, à propos du bassin de Latone : « La charte de Venise a cinquante ans. Nous, les professionnels, ne nous sentons pas engagés par une convention qui a cinquante ans ! » Pierre-André Lablaude vient donc d’inventer la charte - ratifiée par la France - à géométrie variable, où il peut choisir, pour l’invoquer sur certains points, et la révoquer sur d’autres.

Tout ce que nous écrivions ici est public et assumé par Versailles. Tout cela choque beaucoup d’historiens et d’historiens de l’art mais reste ignoré du grand public sans qu’aucun vrai débat n’ait lieu. Comment peut-on laisser ainsi la bride sur le cou à cet établissement public qui dénature profondément et presque systématiquement ce qui nous a été légué par les siècles (voir notre article sur la « vieille aile ») et pour qui la frontière entre le vrai et le faux devient de plus en plus trouble ? Cette question, nous ne cessons de la poser sans obtenir aucune réponse de l’autorité de tutelle, le ministère de la Culture, aux abonnés absents, sur cette question comme sur tant d’autres. Versailles n’est plus qu’une vieille dame liftée qui croit retrouver sa jeunesse et qui a en réalité passé un pacte avec le diable.

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