Une autre explication sur l’absence du Salvator Mundi dans l’exposition Léonard

10 10 commentaires
Léonard de Vinci (1452-1519)
Salvator Mundi
Huile sur panneau - 65,5 x 45,1 cm
Ministère de la Culture du Royaume d’Arabie Saoudite
Photo : Wikipedia/Domaine public
Voir l´image dans sa page

Mardi 13 avril à 20 h 50, France 5 diffusera un documentaire consacré au tableau représentant le Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, acquis par l’Arabie Saoudite. Sa venue possible et finalement avortée à la rétrospective du Louvre, avait fait couler beaucoup d’encre. Après une enquête très détaillée sur la redécouverte de l’œuvre, sa vente à l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev puis sa mise aux enchères spectaculaire chez Christie’s à New York - par un acheteur qui s’avéra plus tard être « MBS », c’est-à-dire Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie Saoudite - le film parle des raisons pour lesquelles l’œuvre n’aurait finalement pas été présentée par le Louvre.

La thèse, accréditée par les témoignages (à visages cachés) d’un « haut fonctionnaire au ministère de la Culture » et de « Jacques », un « haut fonctionnaire du gouvernement », est la suivante : le Louvre ne l’aurait pas exposé, car il aurait considéré, après une étude approfondie en laboratoire, que le tableau était dû à l’atelier de Léonard de Vinci, avec seulement une participation minime du maître. Mais si le film est par ailleurs excellent, cette partie est fausse, comme nous pouvons le démontrer ici.

Le livre qui n’existait pas

Ce qui est exact, c’est qu’en 2018 le C2RMF (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France) a étudié le Salvator Mundi. Cette étude était confidentielle, et ses résultats devaient également le rester, si le tableau n’était pas exposé au Louvre. Cela peut se comprendre, car si le Louvre avait pensé que le tableau n’était pas de Léonard de Vinci, les Saoudiens ne souhaitaient pas que cela soit public. Comme le dit la voix off du documentaire : « Ni le Louvre, ni personne n’a jusqu’à présent révélé les résultats de cette expertise qui officiellement n’a pas eu lieu et est devenue un secret d’État ».

Il est pourtant erroné d’affirmer comme le fait « Jacques », que : « à l’issue de ce processus, le verdict tombe : l’expertise scientifique a permis de démontrer que Léonard n’a fait que contribuer à ce tableau. Il n’y a pas de doutes. Donc on en a informé les Saoudiens. » Bien au contraire, le Louvre et le C2RMF ont abouti à la conclusion inverse : pour eux, le tableau est effectivement de la main de Léonard, et seulement de lui. Alors que la communication de cette information aux Saoudiens aurait eu lieu en septembre 2019, en décembre 2019 paraissait un livre, publié en coédition par Hazan et les Éditions du Louvre, qui révèle dans deux essais et une préface de Jean-Luc Martinez le résultat des analyses et des études.

Ce livre est constitué de deux articles devant à l’origine être inclus au catalogue. Comme l’expertise au C2RMF qu’il reprend, il n’existe pas officiellement. Si l’on interroge le Louvre, il n’a même jamais existé. Mais nous avons pourtant pu le lire car il a bien été publié, et aurait même été mis en vente une journée à la librairie du Louvre avant d’être précipitamment retiré, quand il est devenu certain que le tableau ne viendrait pas à l’exposition, même après son ouverture comme c’était envisagé.

Le Louvre confirme l’attribution à Léonard

Que dit cet ouvrage ? Nous reproduisons ici, in extenso, les passages essentiels des trois textes.

Le premier est la préface de Jean-Luc Martinez, qui écrit : « À l’occasion de la célébration du cinq centième anniversaire de la mort de l’artiste en France, le musée du Louvre a organisé une grande rétrospective qui entend offrir une synthèse complète sur son œuvre. C’est dans ce cadre que le Salvator Mundi, de l’ancienne collection Cook et aujourd’hui propriété du Ministère de la Culture du Royaume d’Arabie Saoudite, a été étudié par le musée et le C2RMF en 2018. Les résultats de l’étude historique et scientifique présentés dans cet ouvrage permettent de confirmer l’attribution de l’œuvre à Léonard de Vinci, une hypothèse séduisante proposée au début des années 2010 et qui a parfois été contestée. L’exposition du tableau près des autres œuvres originales du maître conservées par le Louvre est donc un événement majeur pour les études léonardiennes dans l’histoire de notre musée ».

C’est ensuite au tour de Vincent Delieuvin, dans un essai intitulé « Le Salvator Mundi. Une redécouverte », conservateur en charge des peintures italiennes du XVIe siècle, et co-commissaire de l’exposition Léonard, de dire sa conviction : « Le tableau de l’ancienne collection Cook se distingue donc des autres versions par son dessin sous-jacent très subtil, par la présence de repentirs importants et par l’extraordinaire qualité picturale des parties bien conservées. Tous ces arguments invitent à privilégier l’idée d’une œuvre entièrement autographe, malheureusement abîmée par la mauvaise conservation du support et par d’anciennes restaurations sans doute trop brutales. »

Enfin, dans le long essai « Le Salvator Mundi. Une étude scientifique », Élisabeth Ravaud et Myriam Eveno écrivent : « Le Salvator Mundi de l’ancienne collection Cook, dont l’attribution à Léonard de Vinci a été proposée, a fait l’objet au Centre de recherche et de restauration des Musées de France d’une étude dans le but de comprendre sa genèse, de préciser la technique picturale employée et d’apprécier son état de conservation. Le dossier scientifique comportait des examens non invasifs (dossier d’imagerie multi-spectrale, radiographie, réflectographie infrarouge, tomographie par cohérence optique et cartographie de fluorescence X), complétés par un examen approfondi au microscope. » Et elles concluent : « L’examen du Salvator Mundi nous semble donc démontrer que l’œuvre a bien été exécutée par Léonard. Il est essentiel à cet égard de distinguer les parties originales de celles qui sont altérées et repeintes, ce qui a pu être fait précisément lors de cette étude à l’aide notamment des cartographies de fluorescence X. L’examen au microscope a révélé une exécution tout en finesse, particulièrement dans les carnations et les boucles de cheveux, et un grand raffinement dans la représentation en relief des fils des galons. La radiographie du tableau montre la même image fantomatique que dans la Sainte Anne, la Joconde et le Saint Jean-Baptiste, caractéristique des œuvres de Léonard après 1500. Les nombreuses reprises intervenues lors de l’exécution plaident elles aussi en faveur de l’autographie. La première version du plastron central, de forme pointue, rappelle immédiatement la réserve présente dans la tunique du dessin de Windsor et n’a été remarquée à notre connaissance sur aucune copie. De plus, la modification du pouce droit du Salvator Mundi a été observée de la même manière sur le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci. À la suite de l’étude approfondie des tableaux de la collection du Louvre, plusieurs procédés observés sur le Salvator Mundi nous semblent relever de la technique de Léonard : l’originalité de la préparation, l’emploi du verre broyé et l’usage remarquable du vermillon dans les ombres et la chevelure. De plus, ces dernières données plaident toutes pour une exécution tardive, postérieure au Saint Jean Baptiste, probablement à partir de la deuxième période milanaise. »

On constate donc que le Louvre, contrairement à ce que dit le « haut fonctionnaire » dans le documentaire, accepte pleinement en décembre 2019 (et c’est toujours le cas aujourd’hui) l’attribution pleine et entière de l’œuvre à Léonard de Vinci.

La vraie raison de l’absence de la rétrospective

Pourquoi, alors, celle-ci n’était-elle pas à l’exposition ? Le problème est venu du souhait des Saoudiens que le tableau soit exposé à côté de la Joconde. Or celle-ci n’a finalement pas été exposée dans les salles du Hall Napoléon mais est restée dans la salle des États, ce qui fut un point d’achoppement entre le Louvre et les Saoudiens. Les conservateurs, notamment, étaient très opposés à l’installation de ce tableau dans la salle de la Joconde. D’une part, cela aurait occasionné des problèmes de sécurité en raison de l’affluence à prévoir du simple fait de la présence de ce tableau très médiatisé à côté de la Joconde ; d’autre part, ils estimaient que si ce tableau avait toute sa place dans l’exposition, il n’y avait pas de raison d’en faire, pour de mauvaises raisons liées à son prix d’adjudication, le tableau le plus important de la rétrospective. Les discussions ont duré longtemps, et pendant un temps la solution envisagée fut d’installer le Salvator Mundi dans l’exposition, puis de le monter dans la salle des États. Mais finalement, cela n’aboutit pas, et les Saoudiens refusèrent définitivement son prêt.

Deux versions qui s’opposent

Nous avons contacté Antoine Vitkine, l’auteur du documentaire. Celui-ci a manifestement de nombreuses sources et s’est montré sûr de ses informations. Voilà ce qu’il nous a dit : « Les Saoudiens avaient vraiment envie d’exposer le tableau et ils étaient fortement embarrassés qu’il puisse exister des doutes sur son attribution. Sur le fond, je maintiens mes informations qui sont d’origines multiples, celles que j’évoque dans le documentaire, mais également d’autres sources, notamment écrites, parfois plus précises. Je me suis bien sûr intéressé à ce fameux catalogue, qui aurait été publié en décembre, que le Louvre n’a d’ailleurs jamais voulu confirmer. Mon hypothèse est que, si ce catalogue existe, cela pourrait s’expliquer par le fait que le Louvre devait, dans tous les cas, se préparer à exposer le Salvator Mundi aux conditions saoudiennes si Emmanuel Macron n’avait pas refusé de donner suite aux exigences saoudiennes (l’exposition du tableau avec une attribution certaine à Léonard de Vinci). C’est dans ce cadre là que je comprendrais l’existence de ce catalogue et les conclusions qu’on lui prête. Ce que je sais par ailleurs, c’est que des discussions avec les Saoudiens ont continué après l’ouverture de l’exposition. Cela pourrait aussi expliquer cette date tardive d’impression, décembre. Encore une fois, ce sont des hypothèses, le Louvre n’a jamais accepté de s’exprimer sur ce catalogue à propos duquel il a été expliqué qu’il aurait été mis en vente par erreur avant d’être immédiatement retiré. Il y a là un mystère, ce qui ne m’étonne pas, étant donné cette histoire et les enjeux considérables qu’elle charrie, en particulier s’agissant des relations franco-saoudiennes. »

Nous avons nous aussi des sources d’origine multiple, outre le livre que nous avons pu consulter et dont nous avons donné des extraits. Nous confirmons qu’il porte la date de décembre 2019. Et nous ne croyons pas une seconde qu’il soit possible que le Louvre et le C2RMF aient envisagé de créer ce qui s’apparenterait à un véritable faux pour confirmer une attribution à laquelle ils ne croiraient pas. Nous avons par ailleurs pu lire cet ouvrage et les deux essais qu’il contient, et l’hypothèse d’une mystification ne tient pas.

Nous confirmons en revanche que les discussions ont continué après l’ouverture de l’exposition, et que cela explique la date tardive de l’impression : à cette date, le Louvre espère encore pouvoir montrer le tableau, mais n’a pas inclus les conclusions de son étude dans le catalogue, qui était déjà paru. C’est la raison pour laquelle il a publié cet ouvrage, finalement annulé puisque le tableau n’est pas venu et que l’obligation de confidentialité n’était pas levée.

La véritable omerta qui existe autour de ce livre s’explique selon nous par cet accord de confidentialité, et pas par l’interdiction qu’aurait le Louvre d’ « expertiser » des œuvres qui n’appartiennent pas aux collections publiques. Cette règle est en effet très souple et dans bien des cas des tableaux de collection privée voient de facto leur attribution validée par les musées lorsque ceux-ci les publient (souvent même sans qu’ils soient exposés, dans des essais des catalogues).

Encore beaucoup de questions

La vraie question, si notre version est la bonne - et nous pensons qu’elle l’est -, est la suivante : qui sont ces « hauts fonctionnaires » qui racontent n’importe quoi dans le documentaire de France 5 ? Le fameux « Jacques » n’hésite pas à se mettre en avant puisqu’il explique : « Du côté français il y avait deux positions : celle de Riester au ministère de la Culture et celle de Le Drian au ministère des affaires étrangères. Ils étaient sensibles à tous les projets que nous faisaient miroiter les saoudiens. Ma position, que j’ai relayée au plus haut niveau de l’État, c’était que la demande saoudienne était disproportionnée. L’exposer aux conditions saoudiennes ce serait du blanchiment d’une œuvre de 450 millions de dollars. » On croit comprendre que Riester aurait soutenu le Louvre qui n’aurait pas cru à l’attribution, et que Le Drian aurait souhaité exposer le tableau sous le nom de Léonard pour des raisons diplomatiques. Mais tout cela est impossible, puisqu’il n’y avait pas de discussion sur l’attribution.

La conclusion de ce « haut fonctionnaire » est encore plus baroque : « Vous comprenez : on mettait en jeu notre crédibilité. La crédibilité de la France, du Louvre, sur une période longue. À terme, on ne nous prêterait plus d’œuvres si on faisait ce genre de choses ce qu’a fait d’ailleurs la National Gallery qui a été bien légère. Il faut avoir des convictions qui vont au-delà du reste, au-delà des intérêts immédiats. » Imaginer que le Louvre risquait de ne plus avoir de prêts s’il présentait comme bon une œuvre qu’il aurait pensée douteuse est absurde et démontre une mauvaise connaissance du monde des musées.

Quelle est l’origine, alors, de cette théorie d’un Louvre refusant l’attribution à Léonard (ou du moins donnant le tableau essentiellement à l’atelier) ? On ne peut imaginer que cela vienne du gouvernement ou du ministère de la Culture qui n’ont évidemment pas intérêt à nuire aux relations entre la France et l’Arabie Saoudite. Il semble impossible également que cela puisse venir de ce dernier pays qui n’a aucun intérêt à laisser croire que le tableau qu’il a acquis à prix d’or ne serait pas de Léonard de Vinci.
Une troisième hypothèse - qui n’est vraiment qu’une hypothèse pour laquelle nous n’avons aucune preuve, mais qui semble crédible à plusieurs personnes - est la suivante : il s’agirait d’une « opération » venant des Émirats Arabes Unis qui voient d’un mauvais œil le partenariat culturel qui s’instaure avec la France et le Louvre, notamment autour d’Al’Ula, qui concurrence d’une certaine manière le Louvre Abu Dhabi.

Nous ne prétendons donc pas répondre à toutes les questions que pose cette affaire bizarre, qui a probablement des aspects politiques ou diplomatiques qui nous échappent. Il reste une possibilité de connaître le fin mot de cette histoire : que l’Arabie Saoudite délivre le Louvre de son obligation de confidentialité et l’autorise à publier les résultats de l’étude qui montre que le tableau est, selon le musée et le C2RMF, de la main de Léonard de Vinci, et de lui seul [1].

Vos commentaires

Afin de pouvoir débattre des article et lire les contributions des autres abonnés, vous devez vous abonner à La Tribune de l’Art. Les avantages et les conditions de cet abonnement, qui vous permettra par ailleurs de soutenir La Tribune de l’Art, sont décrits sur la page d’abonnement.

Si vous êtes déjà abonné, connectez-vous.