Pourquoi le Louvre croit à l’attribution à Léonard du Salvator Mundi

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1. Léonard de Vinci (1452-1519)
Salvator Mundi
Huile sur panneau - 65,5 x 45,1 cm
Ministère de la Culture du Royaume d’Arabie Saoudite
Photo : Wikipedia/Domaine public
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Bien qu’il n’ait pas été diffusé, le petit livre publié par les éditions du Louvre en coproduction avec Hazan à propos du Salvator Mundi (voir l’article) est bien sûr protégé par le droit d’auteur et il nous est impossible de le reproduire in extenso. En revanche, nous pouvons parfaitement en parler comme s’il avait été distribué en librairie et en résumer les apports à l’aide de citations.
Précisons ici que nous ne prenons bien entendu pas partie pour ou contre l’attribution à Léonard, ou à Léonard et son atelier, car nous n’en avons ni les compétences, ni la légitimité. En revanche, nous pouvons faire connaître les principaux éléments qui incitent le musée et le C2RMF à donner l’œuvre pleinement à Léonard, et non à son atelier comme cela est la thèse du documentaire à venir sur France 5.

I. Essai de Vincent Delieuvin

1. « Le support est un panneau de noyer, une essence souvent utilisée par Léonard et son cercle, particulièrement en Lombardie. »

2. Les repentirs sont nombreux, et visibles par la réflectographie infra-rouge. Le plus important est celui du bras droit : « au niveau du bras droit, on comprend que la partie supérieure de la main bénissante a été peinte sur un fond noir, ce qui prouve que Léonard ne l’avait pas prévue au début de l’exécution picturale ». L’hypothèse évoquée par Vincent Delieuvin est celle-ci : « l’artiste semble avoir commencé son œuvre avec une composition différente, sans le bras droit bénissant, peut-être comme dans le tableau de Salaï à la Pinacothèque Ambrosienne ». Un autre repentir, moins important, est visible au niveau du pouce droit.
Des repentirs sont également présents dans la main gauche : « La main gauche a été sensiblement modifiée les doigts étaient placés plus haut dans un premier temps et Ie bas de la paume de la main remontait plus haut », mais aussi dans le globe : « On remarque également un double contour pour le globe » et des motifs de la robe : « La cartographie du mercure révèle une autre disposition des motifs de la robe, bien visible sous Ia ligne de la bordure d’entrelacs. Dans Ia carte du potassium, on voit aussi une forme différente, en triangle, de Ia bordure revenant sur Ia poitrine. Enfin, un précédent décor d’entrelacs est visible dans la photographie après restauration et se retrouve dans plusieurs images scientifiques ».
L’importance des repentirs constitue un point important de la démonstration. Si ceux-ci ne sont pas forcément la marque d’un original (il arrive, quoi qu’on en dise, que des copies modifient la composition originale), il est rare pour une copie de les retrouver en si grand nombre.

3. Le dessin sous-jacent est cohérent avec ce que l’on connaît de Léonard de Vinci. Celui-ci est également révélé par la réflectographie infra-rouge. Celle-ci « a révélé un dessin sous-jacent très fin, presque imperceptible, qui s’apparente beaucoup à celui de la Joconde et du Saint Jean Baptiste du Louvre » et « se distingue en revanche nettement de celui des copies d’atelier, notamment du Salvator Mundi de l’ancienne collection Ganay ou de celui de l’église San Domenico Maggiore à Naples ».

4. Malgré le mauvais état de conservation de l’œuvre, certaines parties sont moins abimées : « notamment les mains, plusieurs mèches de cheveux, une partie de la bouche et des yeux ». L’analyse stylistique faite par le conservateur conclut que : « les boucles qui reposent sur l’épaule gauche sont magnifiquement rendues, avec beaucoup plus de volume que dans les versions de Naples et de l’ancienne collection Ganay, grâce à un contraste plus subtil des ombres et des lumières et des transitions plus douces. La facture rappelle celle des boucles du Saint Jean Baptiste du Louvre : les lumières sur les cheveux sont rendues par un reflet plus compact et non par des traits fins et minutieux comme dans les tableaux de Naples et de l’ancienne collection Ganay. De même, on pourrait comparer la partie centrale de la bouche du Christ, mieux conservée, avec celle du Baptiste : on y retrouve les mêmes passages subtils de clair-obscur. La palette de l’œuvre est très riche, notamment avec le bleu lapis-lazuli utilisé pour la robe et le manteau, contrairement à celle des autres versions, où la robe est rouge. »


2. Atelier de Léonard de Vinci (1452-1519)
Salvator Mundi
Huile sur panneau
Collection particulière
Photo : Didier Rykner
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5. L’ouvrage s’attarde longuement sur l’exemplaire de la collection Ganay (ill. 2) dont il conclut que le statut est comparable à celui de la Joconde du Prado et de la Sainte Anne du Hammer Museum, à savoir qu’il s’agit d’œuvres pouvant « être attribuées à un fidèle élève du maître, sans doute peintes sous son étroite supervision et avec sa possible intervention », une pratique attestée par le témoignage de Fra’Pietro da Novellara qui visite son atelier en 1501, dans une lettre à Isabelle d’Este : « deux siens garçons tirent des copies et que lui y met parfois la main ». Le style de ce tableau de la collection Ganay est d’après l’auteur très proche des tableaux du Prado et du Hammer Museum. Ni dans cette version Ganay, ni dans une autre version conservée à San Domenico Maggiore à Naples, on ne trouve de « repentirs significatifs » : « Le seul petit ajustement [de la version napolitaine] se situe au niveau de la sphère, qui a deux contours, comme dans l’exemplaire de I’ancienne collection Cook ». En revanche, pour ce tableau napolitain, « le dessin sous-jacent révélé par la réflectographie infrarouge, présente un trait continu et appliqué, assez éloigné de celui des œuvres du maitre » et la palette est moins riche, le bleu n’étant pas fait de lapis-lazuli (le pigment le meilleur et le plus cher) mais « d’indigo et/ou de smalt ».

6. Comme nous l’écrivions dans notre précédent article, l’avis du conservateur du Louvre est très clair : « Le tableau de l’ancienne collection Cook se distingue donc des autres versions par son dessin sous-jacent très subtil, par la présence de repentirs importants et par l’extraordinaire qualité picturale des parties bien conservées. Tous ces arguments invitent à privilégier l’idée d’une œuvre entièrement autographe, malheureusement abîmée par la mauvaise conservation du support et par d’anciennes restaurations sans doute trop brutales. »

7. L’auteur s’intéresse ensuite à la datation de la peinture sans avancer de date précise, estimant dans l’état actuel de la recherche que ce projet est « difficile à dater ». Il passe notamment en revue les différentes hypothèses avancées par les historiens de l’art, pour les rejeter, comme celle d’un tableau peint pour le roi de France Louis XII ou d’une œuvre exécutée à Florence.

8. En conclusion de son article, après avoir noté que l’on peut déduire des analyses précédentes que le tableau a fait l’objet d’une « lente exécution picturale », comme c’était l’habitude pour Léonard de Vinci, Vincent Delieuvin revient sur sa conviction qu’on est face à une œuvre autographe : « Le Salvator Mundi de l’ancienne collection Cook, malgré les abrasions et les lacunes, montre dans les parties les mieux préservées de la peinture une technique picturale particulièrement savante, fondée sur une superposition de glacis transparents qui permettent de construire subtilement les passages de l’ombre à la lumière, d’atténuer les lignes de contour (le célèbre sfumato) et d’intensifier le relief de la figure. Cette technique s’apparente à celle des tableaux de la pleine maturité de Léonard, c’est-à-dire des années 1500 et 1510, tel le Saint Jean Baptiste du Louvre.
Malgré les outrages du temps, le
Salvator Mundi de I’ancienne collection Cook conserve une présence remarquable. On ressent encore la force des savants effets de clair-obscur qui donnent l’impression d’un surgissement calme et rassurant de la figure divine. La résurrection de cette œuvre après sa longue disparition, est à n’en pas douter l’une des découvertes les plus remarquables des dernières décennies. Il faudra sans doute des années encore pour convaincre toute la critique, comme ce fut le cas il y a près d’un siècle pour l’Annonciation des Offices, la Ginevra de’ Benci de Washington ou la Dame à l’hermine de Cracovie. Espérons que les arguments avancés ici puissent contribuer à un débat sérieux, assis sur des bases historiques et scientifiques. »

II. Essai d’Elisabeth Ravaud et Myriam Eveno

Nous résumerons ici essentiellement les informations contenues dans le chapitre intitulé : « Le Salvator Mundi en regard des œuvres peintes de Léonard de Vinci », qui souligne que l’étude fait apparaître que « plusieurs des caractéristiques matérielles du Salvator Mundi de l’ancienne collection Cook correspondent à celles observées dans d’autres œuvres de Léonard et de son atelier ».

1. Après être revenu sur le panneau de noyer, qui n’est pas un élément décisif mais est cohérent avec l’œuvre de Léonard et « oriente fortement vers l’hypothèse d’un achat à Milan, ce qui n’empêche pas que le panneau ait pu être déplacé par la suite avec I’artiste », l’étude signale que « la coupe de la planche, débitée en pleine dosse, est analogue sur ce point à celle du Saint Jean Baptiste » et que « l’insertion du tableau dans un cadre à rainure est une donnée que l’on retrouve dans d’autres panneaux de Léonard, notamment la Joconde ».

2. « L’emploi d’une préparation base de blanc de plomb directement appliquée sur le bois est une des caractéristiques de la technique de Léonard à partir des années 1490. Son origine pourrait remonter aux liens noués par l’artiste avec l’atelier des Pollaiolo avant son premier départ pour Milan. L’application d’une couche à base de pigment au plomb se retrouve en effet dans la Dame à l’hermine, la Belle Ferronnière et la Joconde. »

3. Si la présence de grains de verre n’a « en revanche pas été observée dans la préparation d’autres tableaux de Léonard étudiés ou publiés jusqu’ici », leur utilisation qu’on retrouve chez d’autres peintres (Lorenzo Costa, le Pérugin, Vincenzo Foppa et Michel-Ange) est en revanche totalement nouvelle et originale puisque l’analyse montre « la superposition de deux couches base de blanc de plomb et de grains de verre de concentration différente associés à deux types de granulométrie ». Pour ces spécialistes, cette technique inédite « s’accorde parfaitement à l’esprit inventif de Léonard, qui expérimente sans cesse de nouveaux procédés, comme l’a montré la très grande variété des modes préparatoires utilisés durant sa carrière ».
En revanche, l’emploi de grains de verre dans les couches de peinture (pas dans la préparation) « semble être une pratique à laquelle Léonard a de plus en plus recours au fil du temps. S’il reste assez limité dans la Sainte Anne, il s’accentue dans la Joconde et s’accroit nettement dans le Saint Jean Baptiste, où l’artiste ajoute cet additif dans les couches sombres du fond comme dans les carnations. L’abondance de ces grains, telle que la décrit Mme Dwyer Modestini, et son utilisation jusque dans la préparation nous semblent constituer une particularité propre à Léonard dans sa recherche de transparence. »

4. Toujours selon les auteurs : « la finesse des couches et la subtilité des transitions du modelé des carnations sont similaires à celles que l’on observe sur les tableaux du maître ». Par ailleurs, elles observent que « l’obscurcissement des ombres est obtenu non au moyen de couches riches en grains noirs, mais aussi grâce à des concentrations de vermillon de plus en plus grandes, qui ont pour effet d’approfondir les ombres sans les opacifier », une évolution de la technique qu’elles ont « souligné [dans l’essai publié dans] le catalogue de l’exposition « Léonard de Vinci » ». Elles ajoutent : « cette tendance s’accentue avec la Sainte Anne, puis avec la Joconde et surtout avec le Saint Jean Baptiste. II semble que la propension à utiliser ce pigment dans les couleurs sombres soit encore plus forte dans le cas du Salvator Mundi. »

5. Enfin, dans le chapitre consacré à l’étude des matériaux et de la technique picturale, les auteurs expriment le même avis que Vincent Delieuvin sur la qualité des boucles de cheveux : « les zones les mieux préservées sont les boucles qui retombent sur la gauche du visage du Christ ainsi que quelques boucles basses sur son côté droit », « la finesse d’exécution de ces boucles est remarquable et rappelle les magnifiques boucles du Saint Jean Baptiste ».

Il était nécessaire, devant la polémique qui se développe sur ce que pense ou ne pense pas le Louvre de ce tableau, de développer un peu les arguments contenus dans le petit livre - largement illustré - publié en décembre 2019, dont on peut espérer qu’il finira par être entièrement rendu public. Non seulement le Louvre croyait - et croit toujours - à l’attribution du tableau, mais il apporte des éléments très concrets à ce débat.

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