Le patrimoine est une chose trop sérieuse pour la laisser à cet historien

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Tournage en 2015 d’une émission de Stéphane Bern
sur le patrimoine industriel de Sarreguemines
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Le Monde a publié une tribune de l’historien Nicolas Offenstadt qui s’était déjà offusqué dans L’Obs de la mission confiée à Stéphane Bern sur le patrimoine (voir notre article). Nous avons tenté quelques échanges avec lui via Twitter en critiquant certaines affirmations erronées de son dernier texte, qui n’ont abouti, avec une mauvaise foi ahurissante, qu’à cette réponse de sa part : « « Tribune de l’art » ? ou service de la communication de Stéphane Bern ». La phrase est particulièrement insultante pour un site qui a toujours fait du journalisme libre, en toute indépendance, et sans jamais faire allégeance à personne. Déconsidérer son interlocuteur sans répondre à ses objections, voilà une méthode curieuse et bien peu rigoureuse pour l’historien qu’est Nicolas Offenstadt. Nous ne sommes pas le « service de communication de Stéphane Bern » dont nous n’avions d’ailleurs jamais regardé ou écouté une émission jusqu’à ce jour et que nous ne connaissons pas personnellement. Nous sommes en outre persuadé que la bonne politique serait plutôt de nommer un ministre de la Culture et un directeur des Patrimoines compétents.
Si nous ne pouvons résister au plaisir de démonter ici point par point les arguments de Nicolas Offenstadt, c’est parce qu’il est bon d’être un peu précis face à tant de mauvaise foi et/ou d’incompétence sur un sujet aussi grave que la protection du patrimoine.

Il est dommage que sa tribune ne soit pas en accès libre sur le site du Monde. Afin que notre article soit plus clair pour ceux qui ne pourront pas la lire, nous reprendrons donc ci-dessous ses principaux arguments erronés.

 après quelques considérations philosophiques sur le patrimoine, expliquant qu’il faut s’accorder sur ce que représente cette notion, il écrit : « Ce qui veut dire qu’avant tout, il faut s’entendre sur qui fait patrimoine dans la politique publique que l’on engage. Or cette étape préliminaire et fondamentale n’a jamais existé ».
Il est amusant de lire cela, quand toute la politique patrimoniale en France depuis Prosper Mérimée a consisté justement à définir ce qu’est le patrimoine, à le codifier, et à décider, grâce à des protections diverses (inscription, classement, secteurs sauvegardés, etc.) ce qui méritait d’être conservé et protégé par la puissance publique. Certes la notion de patrimoine évolue pour inclure des monuments, des œuvres ou des objets qui n’étaient pas jusqu’ici reconnus comme tel, mais cela ne change rien à ce constat : le patrimoine est défini par la politique publique, et on ne demande pas à Stéphane Bern de revenir sur ce point.

 Nicolas Offenstadt poursuit : « Il est répété à loisir qu’il s’agit de « recenser » le « patrimoine » à sauver d’urgence. C’est avouer la complète superficialité de la mission. Car les recensements du patrimoine, au premier chef l’Inventaire général, existent en nombre, et parfois de manière très spécialisée. » Il ne craint donc pas de se contredire d’une ligne à l’autre : comment a-t-on pu recenser le patrimoine, alors qu’il venait d’affirmer que la définition du patrimoine n’a « jamais existé » ? Ensuite et surtout, rappelons à l’historien que l’Inventaire général (malgré son nom, il n’a d’ailleurs plus rien de « général » mais est régionalisé) n’a aucun rapport avec les monuments en péril, ni même avec leur protection. Il s’agit de réaliser un recensement le plus exhaustif possible de tout ce qui est considéré aujourd’hui comme patrimonial, à but d’étude et de mémoire, mais pas de sauvegarde (c’est d’ailleurs l’un des écueils principaux de ce gigantesque projet).

 Offenstadt défend les conservateurs honteusement attaqués : « Il existe, on finirait par l’oublier, un corps extrêmement bien formé et compétent de conservateurs du patrimoine, qui ne cesse d’œuvrer dans ce sens [le recensement] ». En réalité, nul ne l’oublie, sauf peut-être Offenstadt lui même. Car il est paradoxal de prétendre que personne ne s’entend sur ce qu’est le patrimoine avant d’affirmer qu’il y a de grands professionnels qui travaillent depuis toujours sur ce sujet ! Nous connaissons bien, pour notre part, les conservateurs du patrimoine, et beaucoup parmi eux ne voient pas d’un mauvais œil la nomination de Stéphane Bern dont ils espèrent que sa mission va enfin inciter leur hiérarchie à se bouger un peu.

 Il continue : « Un nouveau recensement, même limité aux « urgences », prenant appui sur les résultats existants, demanderait un temps et une compétence bien supérieurs à ceux de la mission  ». Cet historien qui se préoccupe de patrimoine (et dont nous n’avions jamais entendu parler dans ce rôle auparavant) connaît-il réellement l’état d’urgence dans lequel celui-ci se trouve ? Il est évident qu’il n’est pas question ici de recenser de manière exhaustive le patrimoine en péril, car si c’était le cas, aucune action ne serait possible avant des années. Il s’agit, comme pour la médecine de catastrophe, de faire ce que l’on peut, sans finasser ni espérer tout sauver. Si la mission de Stéphane Bern aboutissait au sauvetage ne serait-ce que de vingt monuments, ce serait déjà un résultat appréciable. Surtout, on attend de lui qu’il fasse prendre conscience aux Français de la situation actuelle désastreuse des monuments historiques. Nicolas Offenstadt aura beau écrire toutes les tribunes qu’il veut dans Le Monde, La Tribune de l’Art pourra s’indigner tant qu’elle le veut, ni lui ni nous n’avons cette capacité à toucher le grand public.

 Vient ensuite une grosse contre-vérité : « Après les critiques portées à l’annonce de la nomination, le « patrimoine ouvrier » a fait ainsi une irruption aussi rapide qu’incongrue dans la bouche du missionné, dont les émissions omettent notoirement d’évoquer l’histoire sociale du pays. On attend donc les zigzags suivants, au gré des critiques à venir ou des domaines découverts en cours de route. » Même si Stéphane Bern ne consacrait ses émissions qu’au patrimoine des églises et des châteaux, et pas au patrimoine ouvrier, cela le disqualifierait-il pour une mission consacrée au patrimoine dans son ensemble ? Si l’on avait nommé Nicolas Offenstadt dans ce rôle de « monsieur Patrimoine » (on sent que c’est tout de même cela qui le démange un peu, « pourquoi pas moi ? »), aurait-on dit qu’il était illégitime parce qu’il travaille essentiellement sur l’espace public au Moyen Âge et la grande guerre et pas sur les châteaux et les églises ?
Mais dire que Stéphane Bern aurait soudainement inclus le patrimoine ouvrier dans son discours pour répondre aux critiques, est tout simplement faux. Une recherche sur Internet de quelques minutes nous a suffi pour trouver par exemple cet article publié le 8 juillet 2015 dans Le Républicain Lorrain à propos d’une de ses émissions (ill.) où il explique ceci : « A Sarreguemines, nous avons un patrimoine industriel. Sa valeur réside dans la mobilisation d’hommes et de femmes qui ont travaillé à sa renommée. On connaît la ville pour ces faïences mais, concrètement, il y a une part de l’identité locale qui s’exprime. […] De l’histoire mais aussi la vie. Le patrimoine local crée du lien social mais induit également une économie. Alors que l’industrie faïencière s’est éteinte à Sarreguemines, c’est une façon de rendre hommage aux ouvriers et ouvrières qui ont travaillé ici, de doper le tourisme. C’est important de valoriser cela pour les gens qui vivent dans ces lieux. De leur dire qu’ils ont là une richesse, de leur donner une raison supplémentaire d’y vivre. » On ne saurait trouver plus beau démenti aux accusations de Nicolas Offenstadt. Intéressant exemple d’un historien de mauvaise foi incapable de retrouver des archives disponibles sur Internet et datant de deux ans !

 L’universitaire est formel : « D’ailleurs, l’objectif est clair. Il ne s’agit pas d’une véritable politique des patrimoines, mais de plaire aux touristes étrangers lors de leurs visites éclairs […] C’est annoncer d’emblée que le patrimoine considéré comme le plus éclatant sera privilégié, et c’est en cohérence avec l’appel au mécénat. » Là encore, il suffit de rechercher sur Internet pour voir des émissions où Stéphane Bern défend du petit patrimoine, dans des petits villages, qui n’attirera jamais un tourisme de masse, comme dans celle-ci, où il propose d’aider à sauver le fort de Saint-Marcouf (il est au milieu d’une réserve ornithologique sur une île au large du Cotentin interdite au tourisme), un orphelinat du XIXe siècle ou une grange du XIIIe siècle. On est bien loin d’endroits qui bénéficieraient de « visites éclairs par les touristes étrangers ». On se demande si l’historien enquête parfois un peu avant d’écrire des articles.

 Il poursuit : « Bien sûr, le mécénat, dans une juste proportion, aide de nombreux projets culturels, mais il les dégrade aussi : avez-vous vu ces immenses publicités pour des chaussures de sport sur l’église Saint-Eustache, bijou du centre de Paris ? Au nom du mécénat. » Là, on croit vraiment rêver. Nous n’avons pas plus lu Offenstadt que nous n’avions vu les émissions de Stéphane Bern, mais nous espérons sincèrement du premier qu’il fasse preuve de plus de rigueur dans ses ouvrages historiques. Car comment peut-on prétendre que les panneaux publicitaires sur monuments historiques (une pratique que nous dénonçons également inlassablement) seraient du mécénat ? Même les partisans de ce scandale qui défigure Paris n’osent pas le prétendre [1]. Ce n’est pas du mécénat et ce n’est pas défiscalisé comme du mécénat. Il s’agit de publicité. De telles approximations, comme celle sur la mission de l’Inventaire, devraient suffire à disqualifier le texte de Nicolas Offenstadt.

 Celui-ci enfonce le clou : « Avec de telles prémisses, cette mission est assurée de faire de la politique patrimoniale une politique bling-bling, sans cohérence  ». Nous pensons avoir déjà démontré que Stéphane Bern, en s’intéressant à tout le patrimoine, était bien loin du « bling-bling » qu’il peut aussi représenter à travers ses émissions sur les têtes couronnées. Mais posons une question toute simple : qui oppose le patrimoine prestigieux au patrimoine plus modeste et introduit la lutte des classes dans les monuments historiques, sinon Nicolas Offenstadt lui même ?

 Enfin vient un argument ultime : « Si le patrimoine est avant tout un tri, un choix, la question de celui qui opère le tri devient dès lors centrale. La notion de patrimoine n’existe que dans le cadre de la société qui la construit. Or, en mettant cette mission sous les auspices d’un animateur qui fait de l’anecdote le sel de l’histoire, qui porte au pinacle l’histoire la plus insignifiante des familles royales et se définit lui-même comme un amateur du « roman national », que peut-on vraiment attendre ? Qu’il se défasse de cette vision aussi dépassée qu’orientée du passé par le seul fait de sa nomination ? » L’attaque est directe et n’est pas nouvelle. Elle serait certainement valable si l’on demandait à Stéphane Bern d’enseigner l’histoire ou de définir les programmes scolaires, ce qui n’est pas le cas. Nul ne doute que les mêmes se seraient opposés à la nomination de Stéphane Bern à la tête du château de Versailles ou comme directeur des Patrimoines, alors qu’aucun - et certainement pas Nicolas Offenstadt - ne s’est indigné de l’arrivée respectivement à ces postes d’une ancienne journaliste politique proche de Nicolas Sarkozy et d’un haut fonctionnaire spécialiste de la finance à Bercy puis à la mairie de Paris. Stéphane Bern ne prétend pas être historien, et personne ne le lui demande pour la mission qui lui est confiée.

Il s’agit simplement ici, entouré de spécialistes dont des conservateurs et des universitaires (car tous n’ont pas les œillères de Nicolas Offenstadt), de réfléchir en dehors du cadre politique et des administrations sur la manière dont on pourrait faire plus et mieux pour sauver notre patrimoine. Chacun devrait s’en réjouir.

Didier Rykner

Notes

[1Juste après la parution de cet article, nous avons pris connaissance d’un tweet de Nicolas Offenstadt qui renvoyait vers cette page du ministère où celui-ci, effectivement, cite les bâches sur monument historique dans les actions de mécénat. Nous le répétons : ce n’est pas du mécénat et ce n’est d’ailleurs pas traité fiscalement (heureusement) comme tel. Que le ministère de la Culture appelle cela du mécénat ne le transforme pas en mécénat. Et qu’il organise une telle confusion ne fait que confirmer ce que nous ne cessons de dénoncer : son incompétence de plus en plus dramatique dans la gestion du patrimoine. Il reste que lorsque les défenseurs du patrimoine parlent de chercher du mécénat, il n’est jamais question de bâches publicitaires qu’ils condamnent largement.

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