La sous-protection du patrimoine français, l’exemple d’Hittorff

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Un nouveau numéro de l’intéressante revue Monumental aux éditions du Patrimoine nous donne l’occasion de revenir sur la sous-protection chronique des monuments historiques français, qui ne va d’ailleurs pas en s’arrangeant.
Celle-ci, en effet, liste tous les ans dans son numéro du premier semestre les monuments qui ont fait l’objet d’un classement monument historique deux ans plus tôt (en 2021 donc). Cette énumération est extrêmement réduite. On y compte [1] neuf monuments aux morts de de la Première Guerre mondiale dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, un château dans l’Allier, une villa du début du XXe siècle (villa Vermorel) à Villefranche-sur-Saône, deux maisons des années 1960 dans le Finistère, quatre églises (deux médiévales, deux du XIXe siècle), une ancienne église gothique à Bordeaux (voir nos articles), un gisement paléolithique en Indre-et-Loire, huit sites archéologiques, un bâtiment industriel (complément d’une protection d’un ensemble de Le Corbusier), un autre site corbuséen (également un complément de protection), une maison du XVIIe siècle à Paris, un immeuble de Mallet-Stevens à Paris, un hôtel du XVIIIe siècle à Paris (l’hôtel de Brancas, déjà en grande partie classé), une citadelle (Mont-Louis dans les Pyrénées-Orientales), un viaduc du XIXe siècle (viaduc du Viaur - ill. 1 - à la limite de l’Aveyron et du Tarn).


1. Paul Bodin (1847-1926)
Viaduc du Viaur, 1902
Classé monument historique en 2021
Photo : Jean-Jacques Lasmolles (CC BY-SA 4.0)
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Quelles conclusions tirer de cette énumération ?

 d’abord le nombre incroyablement faible de classements, compte tenu - voir plus bas - du nombre de monuments en France qui ne sont ni classés ni même souvent inscrits alors qu’ils mériteraient de l’être ; cela témoigne d’un malthusianisme terrible, encore aggravé par les remarques suivantes :
 plusieurs des monuments classés l’étaient en réalité déjà en partie, voire en grande partie ; il s’agit donc d’un élargissement très souhaitable, mais qui n’augmente pas de manière significative leur protection ; on peut plutôt parler d’une rationalisation ;
 une grande partie de ces monuments étaient déjà inscrits ; une protection insuffisante, mais qui existait déjà, parfois depuis plusieurs dizaines d’années : on ne comprend pas pourquoi d’ailleurs ce qui mérite le classement aujourd’hui ne le méritait pas hier ;
 certains classements issus de campagnes locales rendent tout cela incompréhensible : pourquoi classer neuf monuments aux morts en Auvergne-Rhône-Alpes et aucun ailleurs ? N’y a-t-il pas des monuments aux morts méritant le classement et n’étant pas encore classés que dans cette région ?


2. Hôtel Bouctot-Vagniez à Amiens, dont le mobilier a été classé in situ
Photo : HaguardDuNord (CC BY-SA 3.0)
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On peut cependant remarquer, dans ce numéro, une très bonne nouvelle : le classement comme ensemble et in situ du mobilier Art nouveau de l’hôtel Bouctot-Vagniez (ill. 2) qui y fait l’objet d’un court article et sur lequel nous reviendrons dans notre rubrique « Itinéraires ». Ce classement qui date de 2018 est l’un des rares exemples de l’application de la nouvelle possibilité donnée par la loi LCAP de classer des ensembles mobiliers, éventuellement in situ. Depuis deux ans au moins nous prévoyons un article sur un autre exemple de ce type, au château de Valençay. Cette excellente mesure, que permet désormais le Code du patrimoine, mériterait d’être très largement appliquée, mais elle ne l’est que fort peu.


3. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Cirque d’Hiver, 1852
Seulement inscrit
Photo : DXR (CC BY-SA 4.0)
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Ce qu’on déduit donc de la lecture de Monumental peut se voir de manière encore plus nette - ce n’est qu’un exemple - avec les monuments construits par Jacques-Ignace Hittorff. Rappelons d’abord que le théâtre de la Gaîté-Lyrique, qui lui est dû, a été inscrit en 1984, ce qui n’a pas empêché la destruction de la salle de spectacle lors de la transformation en parc d’attractions « Planète Magique » en 1989 [2], qui n’a conservé que la façade, le foyer et le hall d’entrée [3]. La salle à l’italienne a été sauvagement détruite. Le maire d’alors était Jacques Chirac.


4. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Gare du Nord, 1846
Seulement inscrite
Photo : Velvet (CC BY-SA 3.0)
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Hittorff est pourtant, de l’avis de tous les spécialistes et connaisseurs, l’un des plus grands architectes du XIXe siècle. Il a fait l’objet d’une exposition rétrospective au Musée Carnavalet en 1986, et d’une monographie aux éditions du Patrimoine. On compte à son actif quelques-uns des plus importants monuments parisiens, outre le théâtre de la Gaîté-Lyrique déjà vandalisé : le cirque d’Hiver (ill. 3), qui a servi de modèle à ce type de constructions dans toute la France, la gare du Nord (ill. 4), l’église Saint-Vincent-de-Paul, les hôtels particuliers entourant la place de l’Étoile, l’aménagement de la place de la Concorde avec son mobilier, ses fontaines et les guérites supportant les statues des villes, mais aussi la Fondation Eugène-Napoléon dans le XIIe arrondissement ou la mairie du Ier arrondissement devant la colonnade du Louvre…


5. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Fondation Eugène-Napoléon, 1856
Partiellement inscrite
Photo : Didier Rykner
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6. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Mairie du Ier arrondissement, 1858-1860
Ni classée ni inscrite
Photo : Pline (CC BY-SA 3.0)
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Or, parmi tous ces monuments, deux seulement sont entièrement classés monument historique : l’église Saint-Vincent-de-Paul, depuis 2017 et la place de la Concorde (pas uniquement bien sûr parce qu’Hittorff y a travaillé).
[Addendum (19/1/23) : nous avions écrit par erreur que le tombeau de la comtesse Potocka au cimetière Montmartre n’était ni classé ni inscrit. C’était une erreur, en réalité il est classé depuis 2014 (voir la fiche de la base Mérimée, qui nous avait échappé). Une excellente chose donc, d’autant qu’il a été très récemment restauré, qui ne remet cependant pas en cause les conclusions de cet article.]
Deux des hôtels de la place de l’Étoile sont classés, seulement partiellement, aucun autre ne bénéficiant de protection (Hittorff n’est l’auteur pour certains que des dessins des façades).
Deux monuments absolument essentiels, le cirque d’Hiver et la gare du Nord, ne sont pas classés mais seulement inscrits.
La fondation Eugène-Napoléon (ill. 5) n’est inscrite que partiellement, alors qu’elle mériterait d’être entièrement classée.
La mairie du Ier arrondissement (ill. 6) n’est même pas inscrite, alors que ses qualités architecturales, son décor intérieur et sa présence dans le périmètre du Louvre et de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois devraient lui valoir un classement.
La mairie annexe du Ve arrondissement, qui doit assez peu à Hittorff, qui n’a contribué qu’à son achèvement, n’est que partiellement inscrite (uniquement sa façade).
Mais ce n’est pas tout : même hors Paris, où il a finalement assez peu construit, Hittorff n’est pas mieux traité : le château de La Motte-Fénelon à Cambrai n’est ni classé ni inscrit ! Il mériterait un classement.


7. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Monument funéraire de la comtesse Potocka au cimetière Montmartre
Classé (nous avions écrit par erreur qu’il n’était pas protégé)
Photo : Mossot (CC BY-SA 4.0)
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Nous n’avons même pas été exhaustif, mais le constat est évident : Hittorff est dramatiquement sous-protégé, alors qu’il est un architecte majeur.
Et puisque l’on a parlé des mairies annexes de Paris, seules six d’entre elles (sur vingt) sont inscrites, alors que toutes mériteraient au moins une inscription, et certaines un classement. Nouvel exemple de sous-protection du patrimoine.


8. Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867)
Château de La Motte-Fénelon, 1850
Ni classé, ni inscrit
Photo : Licence ouverte
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Rappelons que pour classer un monument, il faut l’accord du propriétaire. Si la gare du Nord n’est pas classée, c’est notamment à cause de la SNCF, qui refuse ce classement. Or - contrairement à ce qu’a dit récemment Clémentine Autain - la SNCF est à 100 % une entreprise publique. C’est donc l’État, via la SNCF, qui refuse à l’État (le ministère de la Culture) cette protection.
Par ailleurs, le classement vient constater que « la conservation [d’un immeuble] présente, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public » et dans ce cas le ministère de la Culture peut proposer un classement d’office, validée par un décret du Conseil d’État. Tous ces monuments présentent, incontestablement, un « intérêt public » à leur conservation. Ils pourraient donc être classés, même si leurs propriétaires le refusaient. On sait hélas que cette possibilité donnée par le Code du patrimoine n’est pratiquement jamais utilisée et que même une inscription, qui ne demande pas l’acceptation du propriétaire, n’est désormais presque plus jamais imposée.

Roselyne Bachelot, dans son livre (voir l’article), se targue d’avoir fait augmenter le budget des monuments historiques, ce qui est exact, même si cette augmentation, permise par le plan de relance pour contrer les effets de la crise du Covid, n’a pas vocation à durer. Il reste que l’argent n’est qu’un aspect de la protection du patrimoine. La sous-protection du patrimoine français ne demande pas beaucoup de moyens supplémentaires pour y remédier. Elle demande simplement de la volonté. C’est de cela qu’on manque le plus, et nous ne pouvons nous y résoudre.

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