Bouvron : l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire

L’affaire a pris des proportions certainement sans rapport avec la qualité du patrimoine concerné, surtout si on le compare avec des scandales infiniment plus importants, comme par exemple celui du château de La Barben (qui se poursuit, nous y reviendrons bientôt) ou les démolitions qui continuent de plus belles dans le vieux Perpignan. Mais elle n’en est pas moins révélatrice d’une tendance de certaines municipalités à s’enfermer dans de mauvais projets, pour de mauvaises raisons. Et il est donc nécessaire d’en parler.


1. L’îlot devant être détruit, vu de la rue Waldeck-Rousseau (début XIXe siècle)
L’église se trouve derrière nous.
Photo : Didier Rykner
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Nous sommes à Bouvron, village de Loire-Atlantique d’environ 3 100 habitants, surtout connu pour avoir été le lieu de la reddition de la poche de Saint-Nazaire qui marqua, selon le général de Gaulle, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, le 11 mai 1945, trois jours après l’armistice. Le centre du village est pauvre en patrimoine. L’église de la fin du XIXe siècle, avec son clocher reconstruit après les destructions de la guerre, assez beau d’ailleurs, n’est pas protégée au titre des monuments historiques.

C’est juste devant elle, sur la rue Waldeck-Rousseau (ill. 1) et la place de l’Abbé-Corbillé (ill. 2), que se trouve l’îlot Datin, que la mairie souhaite démolir depuis déjà plusieurs années. Les bâtiments datent pour l’essentiel du début du XIXe siècle et sont proches de ce que l’on trouve ailleurs dans le village. Si les façades sont sales, avec un crépi gris, elles ont une certaine qualité que l’on peut imaginer à partir de la restauration récemment terminée sur une maison située de l’autre côté de la place.


2. L’îlot devant être détruit, vu de la place de l’Abbé-Corbillé (début XIXe siècle).
L’église se trouve à droite.
Photo : Didier Rykner
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C’est cet ensemble urbain formant le cœur du village, avec un bâtiment qui servait de stockage (ill. 3) pour le minotier qui occupait les lieux, que la municipalité souhaite détruire. Si le maire a changé en 2020, le nouvel élu, Emmanuel Van Brackel, se situe parfaitement dans la continuité de son action.

Pourquoi détruire ces bâtiments ? La mairie les a acquis en 2012 et n’y a manifestement fait aucuns travaux, les laissant depuis cette date à l’abandon, ouverts aux quatre vents. S’ils sont évidemment en mauvais état, il n’y a néanmoins pas de péril comme nous l’ont confirmé à la fois le maire et Francis Blanchard, le premier adjoint, qui nous a fait visiter les lieux. La mairie prévoit cependant de les démolir pour y installer un programme de onze logements et une supérette. Supérette qui, il faut le préciser, existe déjà à exactement deux minutes à pied de la place (en marchant lentement).


3. Bâtiment sans doute du début du XXe siècle, dans l’îlot devant être détruit
(vue du jardin intérieur de l’ilôt)
Photo : Didier Rykner
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L’objectif est donc de détruire (une destruction appelée pudiquement « déconstruction ») puis de construire un ensemble flambant neuf. Mais quelle allure aura cette reconstruction ? Personne n’est en mesure de le dire, en l’absence d’un dessin précis des façades. Et pour cause : actuellement, il n’y a aucun promoteur choisi ni aucun architecte, alors que les premières démolitions (déjà prévues en 2018 et retardées grâce à l’action de l’association Bouvron-Patrimoine) devraient commencer dans les semaines à venir. Nous avouons avoir du mal à comprendre cette urgence qui risque de laisser un terrain vide au centre du village pendant de nombreux mois, sinon de nombreuses années.

Pourquoi, par ailleurs, ne pas privilégier une réutilisation des bâtiments actuels, qui existent depuis deux siècles et donnent son cachet au village ? Pour la municipalité, ce serait impossible en raison de l’étude d’une société mandatée en 2018 pour examiner la question. Il s’agit de la SERBA, basée à Nantes. Mais lorsque l’on regarde ce qu’est cette société, il s’agit d’un « bureau d’étude spécialisé dans la structure béton », en aucun cas d’un spécialiste de la réhabilitation du bâti ancien. Si sa compétence n’est pas à remettre en cause, nous doutons qu’il soit l’interlocuteur à privilégier dans un cas comme celui-ci. Que dit d’ailleurs son expertise sur l’hypothèse de la « conservation des études principales et réaménagement » ? Qu’il « déconseille ce scénario qui pourrait [1] s’avérer coûteux pour le maître d’ouvrage », que d’un point de vue financier « ce genre de configuration peut entraîner des coûts supplémentaires en accessibilité PMR », que la « réhabilitation des locaux risque d’avoir un coût très élevé en raison de leur mauvais état général », et plus généralement qu’une réhabilitation serait plus onéreuse qu’une construction neuve.

Outre que ce dernier point nous semble très contestable - et contesté par beaucoup -, on remarque que cette étude, sans doute car il n’était pas demandé d’aller plus loin, n’est guère précise sur les chiffres, et très vague : « pourrait » « peut » « risque »… Tout est hypothétique. On ne détruit pas un îlot ancien sur de telles affirmations. Tout cela n’est donc guère convaincant, et encore moins si l’on regarde le programme : pourquoi onze logements ici, sur un lieu aussi sensible et où il serait certainement plus utile d’installer des équipements municipaux et de petits commerces davantage susceptibles « d’apporter un minimum de passage sur la place », comme nous l’a écrit le maire pour justifier son projet ? Et, surtout, pourquoi attendre un promoteur incertain, dont on nous dit qu’il souhaiterait quoi qu’il en soit un terrain nu libre de construction, alors qu’au moins deux autres terrains constructibles appartenant à la mairie existent dans le village où rien ne s’oppose à ce qu’elle lance dès maintenant un programme immobilier pour installer des habitations ? Nous pensons notamment à l’emplacement (1 600 m²) de l’ancien cinéma de Bouvron, détruit il y a de nombreuses années.


4. Vue intérieure de l’îlot devant être détruit
(le pignon en haut de l’escalier est celui de la pièce contenant la cheminée)
Photo : Didier Rykner
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5. Cheminée du XVe siècle
Photo : Didier Rykner
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Cette affaire déjà difficile à comprendre vient se complexifier encore avec l’existence, au sein même de l’îlot construit au XIXe siècle, de vestiges archéologiques remarquables datant des XIVe et XVe siècles. Diligentée par la DRAC, une mission a été menée récemment par l’INRAP pendant trois jours pour étudier une pièce dont l’existence est connue depuis 2012. Elle contient notamment une cheminée armoriée du XVe siècle. Cela a permis de confirmer l’époque de sa construction, et de démontrer qu’elle n’avait pas été remontée ici comme l’envisageait au départ la municipalité. Cette pièce faisait partie du manoir de Pierre Raboceau qui était le secrétaire du duc de Bretagne au milieu du XVe siècle. Les murs qui la ferment sont apparemment du XIVe siècle et il est probable que d’autres découvertes soient encore possibles. La destruction de l’îlot entraînerait la destruction de ces éléments anciens, à l’exception de la cheminée que la mairie propose de conserver et de remonter ailleurs. Mais quel sens aurait son déplacement hors de l’environnement pour lequel elle a été créée et qui pourrait pourtant être remis en état ?


6. Vue de la pièce datant sans doute du XIVe siècle (à droite, la cheminée)
Photo : Didier Rykner
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Emmanuel Van Brackel, avec qui nous avons longuement parlé, s’interroge sur l’intérêt de restaurer un tel élément in situ car il serait difficile d’y donner accès aux habitants ou aux éventuels touristes curieux. Outre que rien n’empêcherait de sanctuariser cette pièce à laquelle on peut accéder assez facilement à partir du jardin se trouvant au milieu de l’îlot, la conservation de monuments historiques n’est heureusement pas dictée par la possibilité ou non de les présenter au public, sinon tout ce qui se trouve à l’intérieur des propriétés privées pourrait être détruit. Ajoutons que les autres arguments de la mairie, que l’on peut résumer par : « C’est trop cher, ce n’est pas écologique, ça ne peut pas être mis aux normes » - outre qu’ils sont tous discutables - condamneraient à terme, comme le remarque Le Canard Enchaîné du 25 janvier dernier, tous les quartiers anciens.


7. Ouverture nord de la pièce contenant la cheminée (cette ouverture donne désormais sur la partie du XIXe siècle)
Photo : Didier Rykner
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8. Ouverture sud de la pièce contenant la cheminée (cette ouverture donne désormais sur la partie du XIXe siècle)
Photo : Didier Rykner
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Nous ne pensons pas qu’il existe, chez les élus de Bouvron, une âme de vandale. Ceux-ci, contrairement à d’autres, nous ont reçu et nous ont écouté. Il faut espérer surtout qu’ils nous entendent ainsi que ceux qui s’opposent à cette opération où le village a tout à perdre, et eux rien à gagner. Il est évident que le projet doit être revu et qu’il y a du temps pour cela. À quoi bon commencer des destructions sans avoir aucun projet concret alternatif ? Pourquoi ne pas construire les logements désirés sur une des deux autres friches immédiatement disponibles dans le village ? Pourquoi ne pas réfléchir à un usage différent de cet îlot au cœur du village et pratiquer de même pour l’autre côté de la place qui doit être également détruit sans que davantage de projet n’existe. L’augmentation du coût des matériaux de construction devrait inciter au contraire à réhabiliter, dès que cela est possible, plutôt que de détruire et de reconstruire.

Le ministère de la Culture et la DRAC ne sont pas en cause dans cette affaire, puisque rien n’est protégé au titre des monuments historiques. S’il est dommage que l’église - qui le mériterait - ne soit pas inscrite, ce qui pourrait aider à sauvegarder son environnement, on ne peut pas parler ici de catastrophe patrimoniale. Mais cette affaire est exemplaire de ce qui menace des multitudes de villes : l’indifférence face à l’héritage du passé, l’idée d’être moderne envers et contre tout et une mauvaise appréhension des enjeux environnementaux, qui devraient au contraire inciter à la conservation du bâti ancien (souvent très efficace du point de vue thermique).

Signalons enfin qu’une autre menace très grave pèse sur Bouvron et ses alentours (qui semble par ailleurs inquiéter la municipalité) : des champs d’éoliennes dont certaines seront hautes de 190 mètres risquent bientôt d’entourer la commune, et seraient construites près du château de Quéhillac qui se trouve à proximité du village. Imaginons ces éoliennes construites et ces maisons détruites : c’est Bouvron qu’on assassine.

Didier Rykner

Notes

[1C’est nous qui soulignons, comme dans les extraits suivants.

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