La grande misère des fontaines parisiennes

L’abandon du patrimoine parisien par la municipalité d’Anne Hidalgo n’est pas seulement celui des églises. Ce sont bien, peu ou prou, tous les monuments historiques appartenant à la Ville de Paris qui sont menacés, faute d’entretien. Nous avons ainsi enquêté sur les fontaines parisiennes. Et nous sommes allé les voir une par une (soit environ 200 fontaines, dans tout Paris), pour vérifier leur état, mais aussi si elles fonctionnaient ou non. Et le résultat est édifiant, comme nous le démontrons ici, en complétant notre article par une carte Google.



Voir l´image dans sa page

Nous devons, dans un premier temps, préciser notre méthode. Nous souhaitions au départ ne parler que des fontaines historiques entrant dans le champ de La Tribune de l’Art, c’est-à-dire jusqu’aux années 1930. Mais cela aurait exclu artificiellement des fontaines monumentales et avec de réelles qualités esthétiques comme la Fontaine du Conservatoire, de Fernand Pouillon (ill. 1), et nous ne voulions pas que l’on nous accuse d’exclure volontairement des fontaines plus récentes dont nous pensions - nous sommes parfois naïf - qu’elles fonctionnaient mieux. Nous avons été très surpris de constater que les fontaines assez nombreuses datant des années 1980 et 1990 ne sont pas davantage en état de fonctionnement que les plus anciennes. Beaucoup de ces fontaines récentes ne sont plus en eau. Il faut voir, par exemple, l’état de celles de certains jardins de la fin du XXe siècle (notamment le jardin Atlantique, au-dessus de la gare Montparnasse, ou le parc André Citroën - ill. 2). Cinq fontaines ont même disparu récemment, depuis le début des années 2000 [1].


1. Fernand Pouillon (1912-1986)
Fontaine du Conservatoire
Paris, XIXe arrondissement
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

2. Fontaine des colonnes d’eau, état actuel
Paris, Jardin André-Citroën
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

Notre enquête concerne uniquement les fontaines appartenant à la Ville de Paris et devant être entretenues par elle. Cela exclut d’office celles qui se trouvent sur des voies privées, les fontaines du Luxembourg (gérées par le Sénat), du Palais-Royal (géré par le CMN), des Tuileries (gérées par le Louvre), de la Villette (gérée par l’établissement public du Parc de la Villette), etc. Nous n’avons par ailleurs retenu que les fontaines sur la voie publique, et librement accessibles ; nous avons ainsi exclu par exemple deux fontaines se trouvant à l’intérieur de mairies ou celle du Crédit Municipal, ainsi que celles situées dans deux parcs excentrés de la capitale (Bagatelle et le parc Floral) dont l’entrée est payante.
Cette étude concerne par ailleurs les fontaines monumentales ainsi que les bassins dès que ceux-ci comptent au moins une fontaine jaillissante. Nous avons également pris en compte les petites fontaines, du moment qu’elles sont (ou qu’elles devraient être) en permanence en eau, mais nous n’avons pas pris en compte les fontaines à boire, ce qui exclut les fontaines Wallace et les quelques fontaines dites « du millénaire » qui avaient pour objectif de remplacer en partie les fontaines Wallace. Nous avons écarté aussi les fontaines qui ne coulent pas en permanence, c’est-à-dire qui ne consistent qu’en un point d’eau commandé par un robinet, à l’exception des quatre ou cinq fontaines monumentales, comme la fontaine des Haudriettes, conçues pour couler en permanence mais auxquelles ont été ajouté un système de coupure d’eau. Nous les avons considérées comme « en eau », ce qu’elles ne sont pourtant pas au sens strict.


3. Fontaine des Innocents, état actuel
Sculptures de Jean Goujon
Paris, Ier arrondissement
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page
4. Fontaine des Innocents, état actuel, détail
Paris, Ier arrondissement
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

Pour les fontaines hors d’eau ou ne fonctionnant pas, nous avons noté la date (entre fin juin et début août 2017) à laquelle nous sommes passé la voir et avons pris notre photo. Nous avons pu constater (via Twitter) que deux fontaines (fontaine de Jussieu et fontaine de la rue de Bazeilles) semblent avoir été remises en fonctionnement après notre passage, mais qu’en revanche au moins une était depuis complètement hors d’eau (la fontaine Stravinsky). Nous maintenons cependant notre constat, fait à la date où nous avons vu les fontaines, car nous ne pouvons d’une part voir toutes les fontaines le même jour, et d’autre part il est probable qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle. Il est évident que certaines fontaines dont nous avons pu constater qu’elles marchaient ne fonctionnent peut-être plus à l’heure où nous publions cet article, ou qu’au contraire certaines fonctionnent à nouveau. Quel que soit le choix retenu, de toute façon, cela ne change pas grand-chose à notre constat : plus de la moitié des fontaines parisiennes (55,8 %) sont hors d’eau et un tiers seulement (33%) fonctionnent bien et sont en bon état apparent. Certaines des fontaines en eau, comme par exemple la Fontaine des Innocents (ill. 3 et 4), sont en effet en très mauvais état. Nous avons ainsi distingué (voir la légende du plan) les fontaines en eau et apparemment en bon état, et les fontaines en eau en mauvais état, voire franchement menacées. De même, les fontaines hors d’eau sont séparées entre fontaines hors d’eau mais en bon état (apparent) de celles en mauvais état, voire de celles qui sont gravement menacées, comme les six fontaines du Rond-Point des Champs-Élysées qui vont être profondément dénaturées par un projet de la Mairie de Paris. Pour ces six fontaines hors d’eau, nous avons choisi de ne les compter que pour une. Inversement, les petites fontaines, toutes sur le même modèle (ill. 5), qui parsèment l’avenue Richard-Lenoir, dont la majorité fonctionnent, ne comptent également que pour une. Plus généralement, les fontaines sur le même modèle exactement faisant partie du même ensemble ne comptent que pour une. En revanche, deux fontaines en pendant, mais dont les sculptures sont différentes, comptent pour deux. Quoi qu’il en soit, que l’on choisisse tel ou tel critère pour compter les fontaines, le résultat est toujours à peu près le même : plus de la moitié des fontaines parisiennes (55,8%) ne fonctionnent pas.


5. Fontaines du boulevard Richard-Lenoir
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page
6. Robert Pommier (1907- ?) et Jacques Billard
Paul Landowski (1875-1961)
Fontaines de la porte de Saint-Cloud, état actuel
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

Il faut signaler enfin que dans les budgets participatifs successifs, certaines propositions de restauration de fontaines ont été retenues. Comme si restaurer les fontaines parisiennes était de l’ordre du facultatif ! Il est d’ailleurs remarquable de voir que pour l’instant aucun des travaux liés à ce financement participatif n’a encore commencé, même ceux qui prévoient (on s’en réjouit), la remise en eau et la restauration des fontaines Art Déco de la porte de Saint-Cloud (ill. 6). Quant à la restauration de la fontaine Maubuée, inscrite monument historique, elle ne prévoit pas sa remise en eau ! Quoi qu’il en soit, dans deux ou trois ans (on l’espère), quand ces fontaines seront enfin restaurées, il est évident que d’autres qui sont laissées à l’abandon ne fonctionneront plus, et que cela ne changera pas le constat terrible que nous faisons.


7. Louis Visconti (1791-1853)
James Pradier (1790-1852) et
Bernard Seurre (1795-1867)
Fontaine Molière, état actuel
Paris, IIe arrondissement
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page
8. James Pradier (1790-1852)
Une des sculptures de la Fontaine Molière
État actuel
Paris, IIe arrondissement
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

Comme pour les églises, il ne saurait en effet être question de restaurer ponctuellement telle ou telle fontaine, de manière parcimonieuse. Il faut bien au contraire faire un état des lieux complet, décider des urgences et planifier la restauration dans le temps de toutes les fontaines, sur une dizaine d’années. On remarquera que beaucoup de fontaines anciennes (celles dont la restauration devrait, sauf exception, être prioritaire) ne sont pas protégées monument historique. Il est incroyable par exemple que la fontaine Molière de Louis Visconti , sculptée par James Pradier et Bernard-Gabriel Seurre (ill. 7 et 8), en réel péril même si elle fonctionne partiellement, ne soit pas protégée, pas davantage que la fontaine Louvois, du même Visconti, sculptée par Jules Klagmann, elle aussi en mauvais état. D’autres ensembles, comme les fontaines de Hittorf (ill. 9 et 10) de part et d’autres des Champs-Élysées entre la Concorde et le Rond-Point ne sont pas non plus protégés.
Pour entretenir ces fontaines, il faut aussi un personnel spécialisé qui leur soit spécialement dédiés. Or la Ville de Paris n’a plus de fontainiers et sous-traite l’entretien des fontaines ornementales à une société privée.


9. Jacques-Ignace Hittorf (1792-1867)
Francisque Duret (1804-1865)
Fontaine des Ambassadeurs, 1840
Paris, Champs-Élysées
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page
10. Jacques-Ignace Hittorf (1792-1867)
Louis Desprez (1799-1870)
Fontaine de Diane, 1840
Paris, Champs-Élysées
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page

Nous ne soupçonnions pas, avant de commencer notre enquête, à quel point ce patrimoine pourtant précieux (quoi de plus agréable qu’une fontaine en fonctionnement ?) était abandonné. Et ce n’est pas l’unique menace qui pèse sur lui. La Mairie de Paris a prouvé son pouvoir de nuisance en détruisant les fontaines aux Dauphins de la place de la République, qui n’est compensé qu’en partie par l’installation des groupes en bronze sur deux fontaines proches du Petit et du Grand Palais, et certainement pas par la mise en eau ridicule de la statue de la place de la République [2]. D’autres méfaits sont prévus, dont celui que nous évoquions plus haut, la transformation des fontaines du Rond-Point des Champs-Élysées ridiculement « designées » par les frères Bouroullec (voir cet article du Parisien). Plutôt que de détruire les fontaines de Max Ingrand (ill. 11), il conviendrait de les restaurer vraiment, ainsi que toutes les autres fontaines de Paris.


11. Une des fontaines du rond-point des Champs-Élysées
par Max Ingrand (1908-1969)
État actuel
Photo : Didier Rykner
Voir l´image dans sa page
12. Une des nouvelles fontaines à boire de Paris
Une fontaine Wallace rouge sang
Photo : D. R.
Voir l´image dans sa page

Dernier paradoxe, et non des moindres. Si Anne Hidalgo ignore le patrimoine des fontaines de Paris, elle a décidé (toujours le budget participatif) d’installer pas moins de 40 fontaines à boire dans Paris, y compris des fontaines d’eau gazeuse, qui vont venir abîmer encore davantage l’aspect de nos rues, comme par exemple cette fontaine Wallace « réinventée » couleur rouge sang (ill. 12) ?


13. Une des nouvelles fontaines à boire de Paris
Image diffusée par un tweet de la mairie
Photo : D. R.
Voir l´image dans sa page
14. Une des nouvelles fontaines à boire de Paris
© Cécile Planchais Designer
Voir l´image dans sa page

Alors qu’elle supprime un à un les kiosques à journée basés sur le modèle historique de Davioud, certaines de ces fontaines s’inspirent, elles, de ces formes, mais avec une couleur bleue électrique d’un mauvais goût parfait (ill. 13). Mais cela vaut mieux, finalement, que ce troisième modèle (ill. 14) qu’on nous promet dans les rues de Paris, et qui évoque irrésistiblement, hélas, un autre type de mobilier urbain dans lequel on n’a vraiment pas envie de boire. Avec la Mairie de Paris, on n’est vraiment jamais déçu.

Didier Rykner

P.-S.

Précisons - car on nous en a déjà fait la remarque - qu’il n’y a aucune restriction d’eau actuellement à Paris qui expliquerait le non fonctionnement de certaines fontaines.

Addendum du 28/8/17 : Un habitant du quartier de la Porte de Saint-Cloud (16e arrondissement) et lecteur assidu de La Tribune de l’art nous fait part des remarques et réflexions suivantes : « Les fontaines Les Sources de la Seine (sculptures de Landowski, 1936), reproduites ill. 6, ne sauraient être mises (ou remises) en fonction car, étant en pierre et non pas en verre, comme prévu à l’origine (parti abandonné de suite pour des raisons techniques et financières), elles souffraient du ruissellement le long des pylônes-fûts qui constituent le corps même des fontaines. Depuis 1988 au moins, elles ne fonctionnent plus, à raison : il était aisé de constater que, lorsqu’elles étaient mises en eau, leurs bas-reliefs verdissaient irrémédiablement au bout de quelques semaines.
Fontaines au départ, elles sont à considérer avant tout comme des réussites, exceptionnelles dans l’œuvre de Landowski et qui plus est dans l’Art Déco de l’époque quant à son expression pariétale, ici heureusement privilégiée. Sauvegardons-les résolument en luttant notamment contre les tags apposés lors des matchs du PSG au Parc des Princes voisin ; d’ailleurs leur nettoyage a été déjà effectué, il faut le reconnaître, à plusieurs reprises, et depuis la mise en ligne de l’article de Didier Rykner, comme nous avons pu le constater à l’occasion de la présente note. On ne peut imaginer que ces admirables décors soient mis sous verre ! A moins qu’on n’ait recours à quelque enduit transparent qui ne porterait pas atteinte à la surface de la pierre ni à la lisibilité du monument. Mais est-ce possible ?
 ».
Notre réaction : il faut évidemment s’assurer qu’une remise en eau ne dégradera pas les sculptures ; cela devrait être possible, soit comme le suggère notre lecteur par l’application d’un enduit protecteur (si cela est possible) soit en veillant à la qualité de l’eau utilisé. De nombreuses fontaines, en effet, fonctionnent sans que cela ne verdisse la pierre. Tout cela doit être examiné attentivement, mais encore faut-il qu’il y ait une volonté de sauvegarder ce patrimoine. Quoi qu’il en soit, la remise en eau au moins des bassins, qui actuellement servent fréquemment de poubelle, nous semble un minimum.

Addendum du 28/8/17 : Nous avons découvert une fontaine que nous avions oubliée dans notre recensement : la fontaine de Jeanclos à Stalingrad. Le 25 août, à notre passage, elle était hors d’eau et son bassin servait de poubelle. Nous l’avons ajoutée à notre carte.

Notes

[1Nous les avons laissées sur la carte et dans les statistiques car elles doivent entrer dans le bilan de la municipalité depuis que le maire actuel y exerce des responsabilités patrimoniales, soit depuis le premier mandat de Bertrand Delanoë.

[2Nous avons refusé de prendre en compte ce nouveau bassin qui vient d’être créé par la Ville de Paris, car il contribue en réalité à vandaliser le monument central de la place de la République qui n’a jamais été conçu comme une fontaine. Ne pas compter comme en eau cette nouvelle fontaine ne peut nous être reproché puisque nous n’avons pas compté comme hors d’eau - alors qu’elle l’était lors de notre passage - l’absurde « fontaine » créée à côté du restaurant sur la place, qui n’est en réalité qu’un écoulement d’eau sur la chaussée.

Mots-clés

Vos commentaires

Afin de pouvoir débattre des article et lire les contributions des autres abonnés, vous devez vous abonner à La Tribune de l’Art. Les avantages et les conditions de cet abonnement, qui vous permettra par ailleurs de soutenir La Tribune de l’Art, sont décrits sur la page d’abonnement.

Si vous êtes déjà abonné, connectez-vous.