Impossible d’échapper aux Jeux Olympiques

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« Il y en a peut-être qui voudraient faire autre chose… » suggérait Raymond Devos sur un ton faussement ingénu dans un sketch intitulé « Faites l’amour, pas la guerre ». Cette petite phrase doit souvent traverser l’esprit las et rétif des personnes qui aimeraient parler d’autre chose que les Jeux Olympiques et qui n’ont pas non plus envie de pratiquer une quelconque activité sportive tant que ce n’est pas officiellement obligatoire, ce qui ne saurait tarder ; des personnes qui, après avoir éteint leur radio, leur télévision, leur téléphone portable, baissé les yeux en parcourant les rues et les magasins pour échapper aux images célébrant ce rendez-vous aux valeurs universelles et désormais commerciales, se sont réfugiées dans un musée, pour finalement tomber sur... une exposition liée aux Jeux Olympiques. Beaucoup d’institutions muséales ont en effet suivi le mouvement. A-t-on le droit de ne pas s’en réjouir ? Ce n’est même pas sûr. Il ne s’agit pas, évidemment, d’opposer le sport et la culture, mais plutôt d’éviter de les marier de force.


1. La place de la Concorde disparaît sous les gradins
à l’occasion des Jeux Olympiques
Photo : bbsg
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Car ce mariage manque d’une certaine harmonie : alors que toute la vie culturelle de la capitale se met au diapason des Jeux Olympiques, les Jeux Olympiques escamotent le patrimoine parisien. Un exemple éloquent : l’éblouissante place de la Concorde a disparu sous des gradins, et ses sculptures derrière des panneaux de bois (ill. 1). Il est un brin fâcheux de cacher la beauté de Paris à un moment où la Ville Lumière est justement sous les feux des projecteurs. Et pendant que le patrimoine s’efface, de grosses verrues surgissent ici et là, œuvres contemporaines monumentales et bariolées, semées dans la cité, tellement agressives pour les yeux que les ophtalmologues doivent être paradoxalement sur les dents.


2. Le Palais Bourbon
avec une œuvre de Laurent Perbos,
La Beauté et le Geste
Photo : Création graphique ©studiotropicalist ©Laurent Perbos
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Dans la perspective de la Concorde, désormais invisible, se pavanent six Vénus de Milo sur les marches du Palais Bourbon - rouge, jaune, violette ...- immenses, criardes (ill. 2), dotées miraculeusement de bras pour tenir un arc, un javelot, une planche de surf ou bien encore des gants de boxe, sans doute pour tomber « à bras raccourcis » sur le passant qui passe ; difficile de résister au jeu de mot facile devant une œuvre qui relève de la plaisanterie potache. Elle est intitulée, sans rire, La beauté et le geste. Mais pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi ne pas avoir aussi interprété la Victoire de Samothrace ? Voilà l’allégorie idéale pour incarner les Jeux et les rêves de médailles. Elle pourrait se dresser, majestueuse figure ailée, devant l’Arc de Triomphe. Il faudrait bien évidemment lui inventer une tête. Une première Victoire - d’un blanc irisé, avec des ailes aux plumes chamarrées - aurait une tête de colombe, pour symboliser la Paix, si étroitement associée à l’olympisme, tandis qu’une seconde - gris-rose, avec des ailes dégarnies - aurait une tête de pigeon, symbole de Paris et du Parisien, berné, cerné, plumé par cet événement.


3. Le Palais Brongniart place de la Bourse
Les statues de sportifs sponsorisés par Nike
Photo : bbsg
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Ailleurs, la façade de l’Hôtel de Ville est habillée d’une parure de cartons consternante censée servir de « repère visuel ». Le coût exorbitant de ce décor laisse penser que la mairie a plutôt perdu tout sens commun. Place de la Bourse, devant le palais Brongniart, on a pu admirer d’autres statues monumentales, d’un bel orange vif cette fois-ci, qui représentaient des sportifs célèbres tels que Kylian Mbappé ou Victor Wembanyama (ill. 3). Leurs points communs ? Tous sont sponsorisés par Nike et ont la joie de porter des chaussures à air comprimé de la marque. S’agit-il alors d’une œuvre d’art, aussi vilaine que les autres, ou d’une publicité géante installée dans l’espace public ? La confusion est un peu gênante. La marque a également signé un partenariat avec le Centre Pompidou, on ne sait pas ce qu’elle fera dans les espaces du musée, mais elle a financé une œuvre d’art qui sera aussi une piste de skateboard, installée devant le bâtiment. Certes, les musées ont besoin d’argent, certes les mécènes sont indispensables. Mais peut-on laisser envahir la ville d’installations dont la qualité esthétique est somme toute assez relative ?


4. Thomas Eakins (1844-1916)
Les frères Biglin en course, 1872
Huile sur toile - 61,2 x 91,6 cm
Washington, National Gallery of Art
Photo : NGA
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Cette frénésie des musées, soucieux de s’adapter à l’actualité en proposant des expositions sur les Jeux Olympiques, a probablement pour objectif d’attirer les visiteurs, si tant est que ceux-ci puissent circuler dans la ville. Néanmoins la multiplication des initiatives entraine une confusion générale, on ne sait plus où donner de la tête. Par ailleurs un certain nombre d’expositions, peut-être préparées sur le tard, sont modestes ou décevantes.
Celle du Musée Marmottan [1] raconte l’évolution du sport au tournant des XIXe et XXe siècles : il fut d’abord une activité réservée à l’aristocratie oisive, avant de se démocratiser et de devenir un loisir de masses. Or, il est fort dommage que les œuvres ne soient que les illustrations de cette analyse sociale. Leur présentation, contrairement à ce qui est annoncé, ne montre pas comment le sport fut un sujet de modernité pour les peintres et les sculpteurs ; le parcours, pas toujours clair, ne met pas en valeur les diverses possibilités de traduire les mouvements des corps, l’effort, la vitesse. Les styles pourtant sont variés et les points de vue aussi : certains artistes s’intéressèrent aux spectateurs plus qu’aux compétitions, d’autres pratiquèrent l’activité sportive qu’ils peignaient, ce fut le cas de Thomas Eakins pour le rowing (ill. 4), alors que George Bellows revendiquait de ne rien connaître à la boxe, ce qui lui fut reproché, « je ne fais que peindre deux hommes qui essaient de s’entretuer ».
Les références antiques dans cette modernité auraient pu faire l’objet d’une section à part entière. Parmi les œuvres malheureusement dispersées dans le parcours on trouve l’Heracles archer d’Antoine Bourdelle tandis que Georges Desvallières choisit la nudité héroïque pour ses Joueurs de Balles et que Gustave Courbet a peint cette grande Femme au podoscaphe qu’il intitula aussi l’Amphitrite moderne sans doute par dérision pour les grands nus mythologiques des salons. Maurice Denis mit en scène Nausicaa et ses compagnes qui, jouant à la balle, réveillèrent Ulysse échoué après le naufrage de son navire : or ce jeu de balle est transformé en partie de tennis par Denis.


5. Luc-Olivier Merson (1846-1920)
Le Soldat de Marathon, 1869
Huile sur toile - 114x 147 cm
Paris, École nationale des beaux-arts
Photo : ENSBA
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L’exposition du Musée du Louvre [2] au contraire explique parfaitement la fabrique de l’olympisme moderne à partir de sources antiques. Elle met en exergue les acteurs de cette invention des Jeux Olympiques à la fin du XIXe siècle : Pierre de Coubertin bien évidemment, mais aussi le philologue et linguiste Michel Bréal ou encore Émile Gilliéron, artiste officiel des premiers Jeux organisés à à Athènes en 1896. Son fond d’atelier, légué à l’École française d’Athènes en 2015, témoigne de l’inspiration qu’il puisa dans les vestiges archéologiques pour concevoir la nouvelle iconographie des Jeux, participant au développement d’une communication percutante : il créa des affiches, des cartes postales et même des timbres, qui sont confrontés dans le parcours aux sculptures, reliefs, coupes, cratères, skyphos grecs dont ils reprennent les figures et motifs. Il s’agit bien de timbres, de cartes postales et d’affiches : les œuvres exposées ne sont donc pas particulièrement éblouissantes d’autant que les grandes sculptures antiques qui sont présentées en regard, Discobole, Lutteurs Médicis, Hermès d’Olympie, sont toutes des tirages modernes. Finalement, le catalogue, riche et passionnant, est peut-être plus séduisant que l’exposition qui se limite d’ailleurs à trois salles.
On peut tout de même admirer la coupe conçue par Michel Breal, trophée qui fut offert au vainqueur du premier marathon des Jeux d’Athènes en 1896. C’est en effet Bréal qui inventa cette course de plus de quarante kilomètres. Il a puisé dans l’histoire grecque un épisode de la première guerre médique en 490 avant J.-C. Un messager courut cette distance pour annoncer aux Athéniens leur victoire sur les Perses à Marathon. Il mourut après avoir annoncé la nouvelle. Merson s’attaqua au sujet dans un tableau grâce auquel il obtint le prix de Rome en 1869 (ill. 5). Une autre peinture due à Charles de Coubertin, père de Pierre, propose une étonnante Allégorie aux sports. L’artiste met en scène la renaissance des Jeux sur l’Acropole d’Athènes avec la Tour Eiffel à l’arrière-plan et Athéna qui couronne un joueur de rugby entouré d’autres sportifs.
Cette exposition souligne les points communs mais aussi l’abime qui sépare les Jeux antiques des Jeux modernes, les premiers étaient organisés en hommage aux dieux. La performance des athlètes n’était pas la préoccupation première, puisque le gagnant était considéré comme ayant leur bénédiction. Finalement, l’entrainement était plus important que la compétition elle-même, dans la mesure où chaque citoyen devait se tenir prêt à défendre la cité. Le sport était une activité politique au sens propre du terme, et non une activité de spectacle comme de nos jours.

Le spectacle est aussi ce vers quoi tendent les musées d’aujourd’hui, qui cherchent désormais à divertir plutôt qu’à édifier et instruire, (voir l’article). Le sport, la culture et les loisirs forment un tout compact dont le cœur est le divertissement. Ainsi, à l’occasion des Jeux Olympiques, il est possible dans les salles du Louvre, de suivre des séances de yoga, des cours de cardio ou bien encore de la danse disco. Youplaboum. Cette programmation a notamment pour but d’attirer des personnes qui ne viennent pas spontanément au musée. Mais à quoi bon les faire venir si ce n’est pour regarder les œuvres ? Il serait intéressant de demander aux participants de commenter ce qu’ils voient pendant qu’ils suent sur un exercice de cardio ou qu’ils adoptent la posture de la charrue, jambes par dessus tête, lors d’une séance de yoga. Et puisqu’on y est, le Louvre pourrait également proposer des cours de natation hors de l’eau devant Le Radeau de la Méduse : les participants, à plat ventre sur un tabouret, mimant dans l’air les mouvements de de la brasse, seraient probablement motivés par la vue du tableau. Plus difficile, on pourrait organiser une épreuve de saut d’obstacles dans la salle de la Joconde, en pleine journée, les touristes agglutinés devant le tableau de Vinci jouant le rôle des obstacles.
Maurice Barrès affirma « Le sport fait des ignares et des cardiaques, des brutes et des éclopés  » Personne ne peut évidemment accepter un tel point de vue sur le sport. Ni sur les musées.

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