À Lausanne, on détruit le patrimoine pour construire un musée

1. Vue du chantier du futur musée
Destruction de la halle aux locomotives
Photo : Collectif gare
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Le but du jeu ? Détruire un bâtiment protégé. Que les moins doués se rassurent, c’est beaucoup plus facile qu’on ne le pense. Certes, les règles du jeu sont subtiles, mais une fois qu’on les a comprises, on gagne à tous les coups.

 Règle numéro 1 : on ne peut détruire un bâtiment protégé que s’il est « d’intérêt régional » ou « local ». Les bâtiments d’« intérêt national » bénéficient de la carte Super Pouvoir d’Immunité, ils sont donc intouchables, pour le moment.

 Règle numéro 2 : on ne peut détruire un monument protégé que si des « intérêts supérieurs » justifient sa destruction. Il faut alors piocher une carte Prétexte qui fournira la justification nécessaire et permettra de continuer la partie. Exemple : « Vous pouvez, sans passer par la case prison, détruire un édifice patrimonial si c’est pour construire un musée à la place ». Oui, on peut, au nom de la culture, détruire le patrimoine. Car la carte Musée est plus forte que la carte Monument Protégé. C’est comme ça, c’est la règle.

 Règle numéro 3, facile à retenir parce qu’on la trouve dans beaucoup d’autres jeux : on a le droit de faire appel à des experts et ne pas suivre leur avis. Il faut, pour ce faire, brandir la carte Joker, celle avec un clown qui tire la langue.

Le jeu se déroule en Suisse, précisément dans le Canton de Vaud, à Lausanne. Si ce n’était pas consternant, on serait tenté non seulement d’en rire, mais d’être soulagé ; soulagé de constater qu’il n’y a pas qu’en France que le patrimoine est saccagé dans la joie et la bonne humeur.

2. Les anciennes halles de locomotives
aujourd’hui détruites
Photo : Christian Campiche
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Aujourd’hui, l’ancienne halle de dépôt des locomotives, construite en 1911, est entièrement rasée, ou presque (ill. 1). Les premiers coups de pelleteuse ont été donnés le 15 février pour faire place nette et construire un pôle muséal.
Cette halle était pourtant un élément du patrimoine industriel, elle était classée en note 2 c’est-à-dire répertoriée comme ayant un « intérêt régional » (ill. 2 et 3). Ce type de monument a, c’est ce que précise la définition de la note 2, « une valeur justifiant un classement comme monument historique. En attendant l’engagement de cette mesure, il est inscrit à l’inventaire. » Le texte emploie tout de même un prudent conditionnel : « L’édifice devrait être conservé dans sa forme et dans sa substance. »
Oh la jolie brèche où s’engouffrer. Michael Fiaux, délégué à la communication a répondu aux questions que nous avions adressées à Pascal Broulis, chef du département des finances et des relations extérieures du Canton de Vaud ; il affirme que « dans l’analyse qui a conduit à valider la destruction de ce bâtiment l’élément prépondérant a été la notion de création de patrimoine. En effet, il a été jugé que le patrimoine bâti créé dans le cadre du Pôle muséal aurait une valeur plus importante que la conservation de l’existant » (ill. 4). Tel est le credo des responsables de la politique culturelle : le patrimoine virtuel a plus de valeur que le patrimoine existant. La maire de Paris, Anne Hidalgo, ne disait pas autre chose lors des vœux qu’elle adressait à la presse en janvier : « Paris est une ville innovante qui ne doit pas être bloquée par son histoire ». Camarades, abattons tous ces murs, ce ne sont que de vieilles pierres.
Le conditionnel disparaît pour les monuments classés en note 1, c’est-à-dire d’intérêt national, ce qui pour le moment les protège : « Le monument doit être conservé dans sa forme et dans sa substance. ». Quant aux édifices classés en note 3, d’intérêt local, ils « méritent d’être conservés », autant dire que leurs jours et leurs pierres sont comptés (par les promoteurs, les créateurs de patrimoine, les pourfendeurs de l’histoire, les hérauts d’une culture ludique et festive...).

3. Vue de la halle aux locomotives
Photo : Collectif gare
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Bien qu’il s’intéresse au patrimoine (celui du passé, tellement ringard), le rapport de Laurent Chenu [1], conservateur des monuments et sites du Canton de Vaud, valait la peine d’être lu. Il souligne l’importance de ces halles pour l’histoire du patrimoine industriel vaudois. Il détaille leur organisation fonctionnelle, véritable innovation en Suisse à l’époque, avec le filtrage des fumées par injection d’eau, le système de récupération des poussières de charbon et leur utilisation comme source d’alimentation combustible pour le chauffage central. Il décrit la rationalité du bâtiment, l’organisation et la fonctionnalité exemplaires des mouvements des locomotives à l’intérieur du dépôt, qu’on trouvait alors en Allemagne, mais pas en Suisse. La structure enfin, est elle-même admirable : la charpente en bois, les toitures, l’absence de piliers intermédiaires pour les soutenir. « Malgré les interventions postérieures à son édification, la volumétrie, la spatialité et la matérialité de la construction de 1911 sont non seulement encore présentes, mais témoignent réellement d’une qualité historique et d’une conservation remarquable. Sa pérennité couplée à l’exceptionnalité de sa typologie et à son caractère unique dans le contexte ferroviaire de Suisse romande font du dépôt des locomotives de 1911 un édifice remarquable et particulièrement bien inscrit dans son site  ». Laurent Chenu enfonce le clou, qui n’a pas suffi hélas à maintenir les halles debout : « Les mesures de protection impliquent notamment que les propositions de modifications de l’ouvrage s’appuieront sur une lecture attentive de ses caractéristiques et sur une compréhension de la composition formelle et architecturale de l’édifice. ». L’architecte du futur musée a bien compris la composition formelle des halles, il a surtout compris qu’elles n’étaient pas adaptées à des fonctions muséales, aussi a-t-il proposé de les démolir. En effet, c’était plus simple.

4. Projet pour le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
© Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga
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L’histoire remonte plus loin. Tout a commencé lorsque la nécessité d’agrandir le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne s’est transformée en nécessité de construire un nouveau bâtiment ex-nihilo. Le musée dirigé par Bernard Fibicher est actuellement sis dans le beau Palais de Rumine, qui doit son nom à Gabriel Rumine (ill. 5 et 6) ; cet aristocrate d’origine russe légua à sa mort en 1871, 1,5 millions de francs suisses à la Ville de Lausanne pour construire un édifice d’utilité publique. La Ville choisit d’élever une nouvelle université, les travaux commencèrent en 1892 d’après les plans du Lyonnais Gaspard André qui proposa une architecture inspirée de la Renaissance florentine, en écho à la culture humaniste qu’il fallait transmettre. Le palais fut inauguré en 1906 et devint un lieu de connaissance encyclopédique. Encore aujourd’hui on y trouve les musées cantonaux des beaux-arts, de géologie, de zoologie, d’archéologie et d’histoire, le musée monétaire et la bibliothèque cantonale universitaire.
Il faut reconnaître que l’espace laissé aux beaux-arts est très restreint. Mais même restreint, il méritait d’être exploité. Or les collections permanentes sont invisibles, les salles qui leurs sont dédiées étant occupées par des expositions temporaires dédiées ces derniers temps à l’art contemporain. Les collections sont pourtant réputées pour avoir des ensembles importants de Félix Vallotton, Théophile-Alexandre Steinlen, Charles Gleyre, Abraham-Louis-Rodolphe Ducros, Louis Soutter... Tant pis pour les artistes suisses qui sont morts, ils seront aussi invisibles ; du moins de leurs compatriotes, tant qu’on n’aura pas un lieu digne de ce nom pour les exposer, c’est la double peine.


5. Le Palais Rumine
Place de la Riponne à Lausanne
Photo : Urs Zeier (CC BY-SA 3.0)
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6. Intérieur du Palais Rumine
Photo : Odrade 123 (CC BY-SA 3.0)
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Il a d’abord été question d’édifier ce nouveau musée au bord du lac, à Bellerive, en 2008. Tollé des habitants. Une votation (ou référendum) a enterré, ou plutôt noyé ce projet, tout comme une votation a rejeté plus récemment le projet de Jean Nouvel pour le musée de Genève (voir la brève du 28/2/16). Un autre site a donc été cherché et une commission - le conseil d’État a désigné un groupe cantonal d’évaluation des sites (GCES) composé d’une trentaine de personnes - a été chargée d’étudier différentes possibilités. Elle a finalement conclu que le lieu le plus adéquat était la place de la Riponne à Lausanne, sur la colline de la Cité, une place où justement se dresse l’actuel Musée cantonal des Beaux-Arts. Il fut donc question de construire une annexe au Palais Rumine.
L’avis de la commission en faveur de la Riponne fut donné et le Conseil d’État s’empressa de ne pas le suivre. Il choisit le deuxième lieu sur la liste des sites retenus, l’ancienne halle de dépôt des locomotives, site obtenu par le biais d’un échange de terrains entre la municipalité et les CFF (chemins de fer fédéraux). « La faisabilité technique et le fait d’avoir un seul propriétaire comme interlocuteur, contrairement à l’espace Riponne qui est sur un parking souterrain et où de multiples propriétaires sont impliqués, » justifient ce choix, selon Michael Fiaux. Le site de la CFF s’étend sur 26 000 mètres carrés, aussi une idée a-t-elle surgi en cours de route : et si l’on y installait non pas un, mais trois musées ?

Cet ensemble réunira, sous la direction de Chantal Prod’Hom [2] trois institutions lausannoises actuellement installées dans trois bâtiments intéressants, mais aujourd’hui jugés trop petits ou inadaptés : le Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA), le MUDAC (Musée de design et d’arts appliqués contemporains), sis dans la Maison Gaudard, constituée de plusieurs habitations datant du Moyen Age qui ont été réunies au fil des siècles, et enfin, le Musée de l’Elysée dirigé depuis 2014 par Tatyana Franck ; c’est un musée de la photographie qui doit son nom au lieu qui l’accueille, la Campagne de l’Élysée, maison de maître construite entre 1780 et 1783 par Abraham Fraisse. Un nouvel édifice sera construit pour accueillir le MCBA, un second abritera à la fois le MUDAC et l’Elysée.
Les différents acteurs de ce pôôôôle muséal prennent pour référence Berlin ou Vienne. Bref Lausanne n’aime pas son identité cantonale, elle a les ambitions d’une capitââââle européenne. Détail insignifiant : le quartier muséal et culturel se trouve déjà sur la colline de la Cité, où se dressent, près du Palais Rumine, la cathédrale, le Château Saint-Maire, le MUDAC, le Musée historique de la ville... Au lieu de mettre en valeur ce qui existe déjà, un pôle sera donc créé de manière artificielle à côté de la gare. Ce n’est pas plus mal après tout, les touristes n’auront pas à s’aventurer en ville, et pourront repartir plus vite. Pascal Broulis a même un temps évoqué la possibilité de créer un port franc, une idée qui n’est plus d’actualité.
Il est tout de même étonnant que le voisinage de la gare suscite l’enthousiasme. Tout d’abord, celle-ci sera aussi en travaux pour agrandissement, ce qui fera de ce quartier un chantier permanent pendant plusieurs années. Par ailleurs, le musée se dressera au bord des voies ferrées, mais ça n’a l’air d’inquiéter personne, ni pour la sécurité des œuvres ni pour celle des visiteurs. Après tout, l’accident survenu en 1994 - un train de marchandises composé notamment de wagons transportant des produits chimiques a déraillé en gare de Lausanne - n’est plus qu’un mauvais souvenir.


7. Maquette pour le future Musée cantonal des Beaux-Arts
© Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga
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8. Maquette pour le bâtiment qui abritera
le Mudac et l’Elysée
© Aires Mateus
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Un premier concours d’architecture a été lancé pour le nouveau Musée cantonal des Beaux-Arts qui devrait sortir de terre en 2019, sous la forme d’une grosse boîte rectangulaire blanche, pour la bagatelle de 83,5 millions de francs. Le concours a été gagné par un bureau d’architecture barcelonais réunissant Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga (ill. 7). Certains candidats avaient semble-t-il tenté d’adapter leur projet à l’architecture des halles. Erreur. Le lauréat propose de les raser.
La démarche est claire : 1. on impose le choix des halles pour y installer un musée, 2. on détruit ces halles parce qu’elles ne sont pas adaptées.
Attention, ne dramatisons pas, l’architecte ne fera pas vraiment table rase, il laissera quelques miettes, des reliquats ou des reliques, pour l’ambiance. Il a en effet préservé la façade sud de la nef centrale de la halle et quelques traces de l’ancienne activité ferroviaire, comme les empreintes des rails et la plaque tournante pour les locomotives. À défaut de conserver le patrimoine, on conserve sa mémoire, c’est moins encombrant. Sans rire, le projet des architectes espagnols est présenté sur le site du Pôle Muséal comme « la définition d’un nouvel espace urbain et public ainsi que l’entretien d’un lien symbolique et émotionnel du passé ». La Poste du Louvre à Paris, en est elle aussi réduite au symbole et à l’émotion (voir l’article).
Enfin, le MUDAC et l’Elysée s’installeront dans un seul bâtiment construit un peu plus loin si tant est qu’on trouve le financement nécessaire puisqu’il manque tout de même 35 millions sur les 100 millions nécessaires à ce deuxième chantier. Le lauréat du concours pour le deuxième bâtiment est un cabinet portugais, Manuel et Francisco Aires Mateus (ill. 8).

Le projet de ce Pôle muséal a bien évidemment soulevé des protestations : Christian Campiche notamment, a écrit plusieurs articles sur le site La Méduse, se faisant l’écho du Collectif Gare qui a déposé quant à lui plusieurs recours devant le Tribunal administratif et le Tribunal fédéral. En vain. Ces opposants n’ont pas compris le but du jeu : désosser et non pas protéger, un peu comme le jeu du Docteur Maboule .

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