Un tombeau d’Henri Laurens au cimetière Montparnasse menacé de vente

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1. Henri Laurens (1885-1954)
Tombe de Louis Tachard, 1924 (détail)
Calcaire - 105 x 250 x 200 cm
Paris, cimetière Montparnasse
Photo publiée par l’Hôtel des Ventes Montpellier-Languedoc sur Interenchères
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Le 26 mars 2022, l’Hôtel des Ventes Montpellier-Languedoc proposera à la vente : une « Importante sculpture d’un oiseau stylisé, pierre calcaire sculptée réalisée pour le tombeau de l’aviateur Louis TACHARD 1924 ». La notice précise : « Pour la presse de l’époque, Henri LAURENS a exécuté en pierre au cimetière Montparnasse son tombeau, admirable monument composé d’une ample dalle en éperon sur laquelle un grand oiseau tend ses ailes, comme une protection, créant une profonde impression de solitude farouche et de mystérieuse gravité » et elle ajoute cette mention quelque peu mystérieuse : « Conditions particulières d’enlèvement à voir directement avec l’étude ». Les photos illustrant l’annonce (ill. 1 et 2) ne laissent pas deviner le contexte : on n’y voit que deux détails de l’œuvre, sur un fond blanc.


2. Henri Laurens (1885-1954)
Tombe de Louis Tachard, 1924 (détail)
Calcaire - 105 x 250 x 200 cm
Paris, cimetière Montparnasse
Photo publiée par l’Hôtel des Ventes Montpellier-Languedoc sur Interenchères
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Or celui-ci est très intéressant : il s’agit en réalité non pas d’un modèle pour le tombeau comme on pourrait le déduire de la description, mais bien du tombeau lui-même, qui se trouve toujours au cimetière Montparnasse (ill. 3 et 4) comme nous avons pu le constater aujourd’hui même et y prendre des photos. Ce monument funéraire d’Henri Laurens, l’un des meilleurs sculpteurs français du XXe siècle, estimé 30 à 50 000 €, est donc proposé à la vente comme si de rien n’était et les « conditions particulières d’enlèvement » ne consistent pas moins qu’à venir au cimetière pour charger et emporter la tombe !


3. Henri Laurens (1885-1954)
Tombe de Louis Tachard, 1924
Calcaire - 105 x 250 x 200 cm
Paris, cimetière Montparnasse
Photo : Didier Rykner (24/2/22)
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4. Henri Laurens (1885-1954)
Tombe de Louis Tachard, 1924
Calcaire - 105 x 250 x 200 cm
Paris, cimetière Montparnasse
Photo : Didier Rykner (24/2/22)
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Nous avons contacté le commissaire-priseur qui nous a expliqué que le vendeur était le neveu de Jeanne Tachard, la mère de Louis Tachard qui a commandé le tombeau de son fils à Henri Laurens. Celle-ci, modiste, amie de Jacques Doucet, fut également mécène des artistes Art déco, notamment de Pierre Legrain. De nombreux objets lui ayant appartenu seront vendus également à Montpellier le 22 mars 2022. Nous avouant avoir été surpris par la demande, il a vérifié que cette tombe, privée, pouvait effectivement être vendue. Il nous a dit que le vendeur et son épouse, étant âgés, souhaitaient être enterrés dans la sépulture familiale et qu’il était trop difficile de soulever le monument pour procéder à l’inhumation. Ils souhaiteraient que cette œuvre « finisse dans un musée » et ne seraient pas attirés par un esprit de lucre, n’ayant par ailleurs « pas besoin d’argent ».


5. Vue de la tombe de Louis Tachard au cimetière Montparnasse
Photo : Didier Rykner
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En admettant que cela soit exact, cette décision est incompréhensible et inacceptable d’autant qu’il est tout à fait possible de procéder à une inhumation sous un tel monument sans même avoir à soulever celui-ci, mais en creusant sur un côté, ce qui semble ici réalisable, le tombeau se trouvant le long d’une allée [1] (ill. 5). Il s’agit, outre d’une atteinte à la mémoire de Jeanne Tachard qui n’imaginait certainement pas que le monument qu’elle avait commandé pour son fils puisse un jour être mis en vente, d’un coup grave porté au patrimoine parisien. Ce tombeau, qui montre une figure stylisée à la frontière entre un oiseau et un avion, se situe à mi-chemin entre l’art le plus moderne du temps et l’Art déco. Il s’agit incontestablement d’une œuvre qui mériterait un classement, d’autant plus nécessaire qu’il s’agit bien ici d’un « immeuble » et non d’un objet.


6. Tour d’un ancien moulin, classé monument historique dans le cimetière Montparnasse
Photo : Didier Rykner
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7. Covisibilité entre la tombe de Louis Tachard et la tour de l’ancien moulin
classé monument historique
Photo : Didier Rykner
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Cette tombe, si elle n’est pas actuellement protégée au titre des monument historiques, bénéficie cependant des dispositions du code du patrimoine : elle se trouve en effet à moins de 500 mètres et en co-visibilité avec un monument classé, la tour d’un ancien moulin (ill. 6), comme on peut le voir sur notre photo (ill. 7). Nous avons donc demandé au commissaire-priseur si l’avis de l’Architecte des bâtiments de France avait été requis. Il nous a répondu qu’il l’avait été et qu’il s’agissait de la dernière autorisation qui n’avait pas été encore accordée. Inutile de dire que nous attendons du ministère de la Culture et de l’ABF qu’ils mettent un coup d’arrêt définitif à cette vente en donnant un avis négatif à cette demande.

L’affaire rappelle celle, récente et qui portait également sur une tombe du cimetière Montparnasse, du Baiser de Brancusi [2]. Par un jugement du Conseil d’État du 2 juillet dernier, l’œuvre restera bien sur place et ne pourra fort heureusement pas être vendue. Les ayant-droits avaient attaqué l’État sous le prétexte que l’œuvre, datant de deux ans avant la mort de la défunte, n’avait pas été prévue à l’origine pour ce tombeau, et qu’elle n’en était pas solidaire, ne pouvant ainsi être considéré comme immeuble par destination. Deux points que le Conseil d’État n’avait pas retenus. Dans le cas du tombeau de Louis Tachard, il s’agit bien d’une sculpture réalisée pour le monument après la mort de l’aviateur et qui constitue l’intégralité du tombeau. Outre la protection assurée par la présence aux abords d’un monument historique, le ministère serait bien avisé d’inscrire ou de classer celui-ci pour parachever sa sauvegarde.


8. Tombe de Pierre Auguste Hullin
avec un buste de David d’Angers
Paris, cimetière du Montparnasse
Photo : Didier Rykner
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9. Simon-Claude Constant-Dufeux (1801-1871) et Antoine Laurent Dantan (1798-1878)
Monument à Jules Dumont d’Urville
Paris, cimetière du Montparnasse
Photo : Didier Rykner
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10. Ernest Dubois (1863-1930)
Tombeau de Marcel Theron, 1925
Paris, cimetière du Montparnasse
Photo : Didier Rykner
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Ajoutons qu’il faudrait absolument que celui-ci se penche aussi sérieusement sur la question de la protection monument historique des cimetières. Ceux-ci sont remplis d’œuvres d’art, déjà trop souvent victimes de vol et de vandalisme. Cette propension de certaines familles à mettre à l’encan des tombeaux ayant aujourd’hui une valeur sur le marché de l’art ne doit pas être combattue au cas par cas mais faire l’objet d’une action plus vaste. Une protection plus large des monuments funéraires est nécessaire. Qu’on en juge : juste à côté de la tombe sculptée par Henri Laurens, on trouve notamment celle du général d’Empire Pierre Auguste Hullin (ill. 8) dont le buste est dû à David d’Angers, le monument à Dumont d’Urville (ill. 9), de l’architecte Simon-Claude Constant-Dufeux et du sculpteur Antoine Laurent Dantan ou encore celle de l’étudiant en médecine Marcel Théron (ill. 10), disparu à l’âge de 25 ans, sculptée par Ernest Dubois et à peu près contemporaine de celle de Louis Tachard, mais dans un style bien différent encore proche de l’Art nouveau. Aucun de ces trois monuments n’est protégé au titre des monuments historiques.

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