Quand le ministère de la Culture vandalise un hôtel particulier du Marais

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Rien ne nous sera décidément épargné de la part d’une administration à la dérive. Alors que les vestiges de la chancellerie d’Orléans viennent d’être réinstallés dans l’hôtel de Rohan, des travaux destinés à loger une partie du ministère de la Culture dans les hôtels particuliers adjacents sont en train de donner lieu à un vandalisme d’autant plus inadmissible qu’il est dû à ceux qui sont en charge de la protection du patrimoine en France.


1. Antoine Coypel (1661-1722)
L’Amour désarmant les dieux
Plafond du grand salon de la Chancellerie d’Orléans remonté Hôtel de Rohan
Photo : Didier Rykner
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2. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778)
Maison Claustrier
46, rue des Francs-Bourgeois,
Paris, IIIe arrondissement
Photo : Didier Rykner
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Nous n’avons pas encore parlé de la chancellerie d’Orléans pour plusieurs raisons : si l’inauguration officielle a bien eu lieu, les travaux n’y sont pas encore totalement terminés, et le public n’y sera admis les week-ends que fin janvier, et toute la semaine qu’après que le chantier d’aménagement des autres bâtiment sera terminé. De plus, l’ouvrage de référence que prépare à ce sujet les éditions Faton ne paraîtra pas avant le début de 2022. Nous y reviendrons donc. Mais pendant que tous les regards se dirigeaient vers cette renaissance de prestigieux décors du XVIIIe siècle (ill. 1), d’autres vestiges qui étaient encore conservés dans les hôtels particuliers adjacents ont probablement été détruits par le ministère avec l’aval de la DRAC Île-de-France.

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3. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778)
Escalier de service de la
Maison Claustrier (détruit)
46, rue des Francs-Bourgeois,
Paris, IIIe arrondissement
Photo : Philippe Cachau
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4. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778)
Escalier de service de la
Maison Claustrier (détruit)
46, rue des Francs-Bourgeois,
Paris, IIIe arrondissement
Photo : Philippe Cachau
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C’est l’historien de l’art et du patrimoine Philippe Cachau, notamment spécialiste de Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne à qui il a consacré sa thèse de doctorat, qui nous a alerté. Il avait en effet pu discuter avec une architecte de l’agence d’architecture Atelier Novembre, en charge des travaux intérieurs de la maison Claustrier (ill. 2) au 56 rue des Francs-Bourgeois, qui lui a confirmé ce qui se voit d’ailleurs de la rue par les fenêtres : la démolition d’un escalier de service (ill. 3 et 4) du XVIIIe siècle (dont elle ne savait pas qu’il était de cette époque…), le curetage entier du premier étage de l’immeuble, ce qui nous a été confirmé par Wladimir Susanj, du syndicat CGT Archives, et la disparition des éléments anciens du deuxième étage. Devant l’incompréhension de Philippe Cachau, l’architecte s’est justifiée en expliquant qu’elle ne savait rien de ce bâtiment et qu’elle avait eu toutes les autorisations nécessaires de la DRAC. Alors qu’il lui demandait si elle connaissait l’architecte du bâtiment, celle-ci lui a répondu qu’« elle n’était pas née [1] » (sic).


5. Nicolas Pineau (1684-1754)
Frise et dessus de porte de l’antichambre du premier étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruits
Photo : Philippe Cachau
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6. Nicolas Pineau (1684-1754)
Frise de l’antichambre du premier étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruite
Photo : Philippe Cachau
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7. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778) et
Nicolas Pineau (1684-1754)
Vue du décor de l’antichambre du second étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruit
Photo : Philippe Cachau
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Le ministère de la Culture que nous avons questionné à plusieurs reprises depuis le 6 novembre dernier, lui demandant notamment de consulter les études, de visiter les lieux et de pouvoir rencontrer les responsables du chantier, est resté aux abonnés absents pendant plus d’un mois, avant de nous envoyer le 15 décembre la réponse suivante : « la restauration du clos et couvert de la maison Claustrier, dont les façades et toitures sont classées et les intérieurs inscrits au titre des monuments historiques, est réalisée sous la maîtrise d’œuvre de François Jeanneau, ACMH. Ce dernier a réalisé une étude d’authenticité permettant d’identifier les éléments remarquables à conserver. Dans ce cadre, un escalier de service a en effet été déposé, conformément au permis de construire encadrant cette restauration, instruit par la DRIEAT Île-de-France et validé par les services patrimoniaux de la DRAC Île-de-France. » Nous les avons relancés, car cette réponse n’était pas satisfaisante et nous avons reçu ce matin le mail laconique suivant : « pour faire suite aux précédents échanges, nous ne pouvons donner suite à votre demande ». L’OPPIC [2], maître d’ouvrage délégué, qui nous avait promis vendredi dernier de nous faire visiter les lieux, s’est ravisé aujourd’hui à la demande du ministère.


8. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778) et
Nicolas Pineau (1684-1754)
Vue des portes de l’entrée principale de l’antichambre du premier étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruites
(ou déposées ?)
Photo : Philippe Cachau
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9. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778) et
Nicolas Pineau (1684-1754)
Vue du décor de l’antichambre du second étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruit
Photo : Philippe Cachau
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10. Jacques Hardouin-Mansart
de Sagonne (1711-1778)
Niche de poêle de l’antichambre du premier étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Très probablement détruite
Photo : Philippe Cachau
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François Jeanneau, que nous avons contacté, a confirmé être maître d’œuvre de la restauration des extérieurs de l’ensemble des monuments concernés par les travaux, mais ne pas être en charge des intérieurs ni avoir réalisé une étude d’authenticité sur ces intérieurs, ce que la réponse peu claire du ministère pouvait laisser croire. Les seuls architectes à intervenir dans la maison Claustrier (et dans les autres hôtels où l’on peut être tout autant inquiet des vestiges qui y restaient) sont donc ceux du groupement de l’atelier d’architecture Novembre, qui « n’étaient pas nés » quand elle a été construite.
Ce sont ainsi, semble-t-il - à moins que le ministère ne se réveille enfin et nie, preuves à l’appui, avoir perpétré ce crime patrimonial - des vestiges précieux de l’architecture de Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, et des décors créés par Nicolas Pineau qui ont disparu dans les travaux. C’est certain pour l’escalier qui pour être modeste n’en était pas moins une réalisation du XVIIIe siècle. C’est très sûrement le cas pour les décors du premier étage au sujet desquels nous avons recueilli deux témoignages confirmant qu’ils ont été supprimés, et c’est plus que probable aussi pour ceux du second étage dont seules les photos tirées de la thèse de Philippe Cachau, qu’il avait pu faire lors d’une visite en 2000, témoignent aujourd’hui (ill. 5 à 10). La cheminée (il y en avait peut-être d’autres) dont nous avons également une photographie (ill. 11) a-t-elle été conservée, vendue ou mise à la benne ? Nous n’en savons rien puisque le ministère refuse obstinément de nous répondre.


11. Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne (1711-1778) et Nicolas Pineau (1684-1754)
Cheminée de l’antichambre du premier étage sur rue de la maison Claustrier, 1752
Nous ne savons pas ce qu’elle est devenue
Photo : Philippe Cachau
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La maison Claustrier n’était pas classée ni inscrite, contrairement d’ailleurs à ce que nous a dit le ministère, mais elle était en théorie protégée intégralement par le plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais. Les immeubles qui bénéficient de la plus haute protection dans ce secteur, dont tous les hôtels particuliers concernés par l’opération Camus, sont catégorisés comme « type A » (ill. 12 et 13). Cela impose, selon le règlement de ce PSMV que : « sont également protégés et doivent être conservés et restaurés, selon les techniques propres à leur réalisation, s’ils présentent un intérêt patrimonial :
 L’organisation et la distribution des parties privatives,
 Les éléments d’architecture et de décoration intérieurs des parties privatives : revêtements de sols (dallages, planchers, parquets...), cheminées, menuiseries de portes, fenêtres et volet »s, lambris, éléments de serrurerie et tous motifs décoratifs appartenant à l’immeuble en murs, plafonds ou sols
. » Un tel chantier aurait dû être confié à un architecte du patrimoine et respecter les décors existant.


12. Détail du plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais (pour repérer la maison Claustrier, voir l’ill. 14)
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13. Légende du plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais
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14. Implantation (en mauve) des services du ministère de la Culture ; la maison Claustrier se trouve à l’endroit marqué 1
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Résumons donc l’affaire : le ministère de la Culture souhaite, pour des raisons de coût, regrouper une partie de ses services sur le site des Archives (il s’agit ici de la Direction générale de la création artistique...). Cela suppose de faire passer les effectifs qui y seront accueillis de 90 personnes à plus de 300 (ill. 14).
Plutôt que d’étudier soigneusement la restauration de ces hôtels et de leurs décors (ce qui était sans doute complexe compte tenu du nombre de personnes à caser), il a choisi de détruire des éléments décoratifs et architecturaux importants du point de vue patrimonial et protégés par le plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais. Un vandalisme de la pire espèce, fomenté dans l’opacité la plus totale [3]. Et il faut s’inquiéter pour les autres monuments concernés : l’hôtel de Fontenay, à l’arrière de la maison Claustrier, l’hôtel de Jaucourt au 54 rue des Francs-Bourgeois, et une partie de l’hôtel de Rohan. Mêmes causes, mêmes effets… Selon le site de l’OPPIC qui nous l’apprend : « le Ministère engage un projet patrimonial d’ampleur visant tant à rationaliser l’implantation immobilière de l’administration centrale qu’à restaurer et valoriser le Quadrilatère des archives, remarquable îlot patrimonial au cœur du Marais et implantation historique depuis 1808 des Archives nationales ». Drôle de valorisation...

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