Précisions sur les « 20 super-directeurs » des musées italiens

Une salle de la Galleria dell’Accademia, Venise
Photo : Didier Rykner
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L’arrivée de certains directeurs européens à la tête, pour quatre ans, des grands musées italiens (voir la brève publiée ce jour) plaît beaucoup, particulièrement aux journalistes. Quelques précisions s’avèrent peut-être utiles sur ces récentes nominations, au sujet desquelles la presse officielle ne tarit pas d’éloges en répétant à qui veut les entendre les paroles du ministre Franceschini : « une page est enfin tournée » dans la culture de la Péninsule.

Plus qu’en toute autre affaire italienne, il faut distinguer ici l’apparence et le fond des choses. L’apparence est brillante : xénophilie de bon ton, candidats en provenance de l’Europe, sélection transparente, personnes nommées pour la plupart jeunes et ambitieuses. Le fond ou le dessous de la réalité politique, administrative et économique reste obscur voire préoccupant. Un rappel pour commencer. Comme je l’évoquais dans ma tribune du 10 juillet dernier sur le « Sblocca Italia », la réforme prévoyait deux catégories de musées : 7 « super » musées de « premier rang » et 13 de « second rang ». Si le plus grand prestige entoure les premiers, qui comptent entre autres les Offices de Florence, les seconds, inférieurs en grade, sont pourtant tout aussi importants sur le territoire, comme en témoigne la Galleria Estense de Modène par exemple. Selon l’ANSA, source autorisée, les directeurs de premier rang, nommés par le ministre Franceschini, seront rémunérés environ 6000 euros nets par mois, sans compter les primes de rendement, tandis que les directeurs de second rang, nommés par le responsable des musées Soragni, toucheront entre 3000 et 4000 euros. C’est un vrai progrès au regard des rétributions passées, même si cela laisse les musées italiens très loin de leurs homologues anglo-saxons : le directeur du British Museum gagnait 180 000 livres annuelles en 2010. Surtout, le louable effort de réévaluation pour 20 directeurs ne doit pas faire illusion, car il se traduira par l’assèchement d’autres postes du ministère de la culture, selon une politique de vases communicants à budget constant, voire décroissant. Une telle politique, déjà appliquée à la santé publique italienne, en favorisant les gros salaires des directeurs d’hôpitaux chargés d’appliquer la « rationalisation » forcée des structures sanitaires, a littéralement ruiné ces dernières.

Ensuite, on insiste sur les 20 sélectionnés, sans prêter attention aux autres directions [1] sous-payées, mais peut-être plus stratégiques, des 17 « Poli Museali Regionali » englobant les musées sans autonomie spéciale (soit la majorité) ; pour ne rien dire des autres nominations du ministère de la culture et des arts ou MIBACT – dont sont absents les renouvellements tant vantés ailleurs – qui n’ont souvent été qu’un jeu de chaises musicales incompréhensible ayant désorganisé les surintendances (voir cet article). Même discours pour le personnel, soumis à une rotation incessante sans nouveaux recrutements prévus : les super-musées risquent de dépeupler les autres sites de conservation du patrimoine.
Moralité : comme bien des opérations du gouvernement Renzi, il s’est agi de surprendre une opinion mal informée, par une série politiquement correcte (10 hommes/10 femmes) de nominations éclatantes, visant à masquer l’absence de ressources et la dispersion de compétences notamment représentées par l’affaiblissement des surintendances détestées par Renzi depuis ses déconvenues avec la Bataille d’Anghiari. Et c’est ainsi que Renzi veut « débloquer l’Italie », sous le prétexte – spécieux et humiliant pour d’anciens directeurs des Offices, comme Natali, de la Galleria dell’Accademia ou de Brera – que les musées italiens n’avaient jamais su « mettre en valeur » leurs trésors. De telles fanfaronades ne sont pas faites pour calmer les esprits avertis. Ne prenons qu’un exemple : ces dernières années le Musée des Offices a grandement étendu ses espaces, avec l’ouverture de nombreuses salles multipliant le nombre d’œuvres exposées. Cela sans compter des expositions internationales de haut niveau, comme la rétrospective actuelle sur Piero di Cosimo.

Le jury de sélection était présidé par Paolo Baratta (à la tête de la Biennale di Venezia) qualifié en Italie, de façon malicieuse, d’inamovible « poltronista » c’est-à-dire d’homme de « poltrone », donc de postes proches de tous les pouvoirs. Il ne comprenait qu’un seul historien d’art, certes réputé, Nicholas Penny, critiqué chez lui pour sa privatisation effrenée de la National Gallery et que l’on dit très proche de l’allemand Eike Schmidt, néo-directeur des Offices désigné aussi (selon des sources confidentielles) en raison de sa nationalité dans le cadre du rapprochement Renzi-Merkel, ce dont témoigne la visite d’Angela Merkel aux Offices en janvier 2015, sous la conduite de l’ancien directeur, Antonio Natali, écarté par Renzi et Franceschini de sa propre succession au profit de Schmidt (voir cet article), même si la légitimité de ce dernier n’est pas en cause. Aucune surprise en vérité. N’est-ce pas à l’occasion de la venue de Merkel à Florence que Renzi a asséné : « Nous avons encore une vision des musées qui date du XIXe siècle. Au contraire nous devons unir la valeur émotionnelle éducative de la culture au marketing » ? Charabia renzien, dont on ne sait trop ce qu’il signifie, sinon que cette « valeur émotionnelle éducative » est avant tout commerciale et qu’elle se plie à l’Europe financière. Quant aux autres membres du jury, voici leurs noms : Lorenzo Casini (spécialiste du droit administratif, extraordinairement compliqué dans la Péninsule, mais essentiel à la gestion des musées), Claudia Ferrazzi (Académie de France) et Luca Giuliani (archéologue italien travaillant en Allemagne). Composition très restreinte et surprenante en soi car elle ne comprenait, contre toute attente, aucun « manager » culturel stricto sensu. C’est bien là une contradiction : Franceschini n’a jamais voulu revendiquer publiquement le dirigisme mercantile (coupé de la « vieille » gestion des surintendants) qu’avec Renzi il veut appliquer aux super-musées, dotés désormais d’une autonomie spéciale et comptable pour mieux s’autofinancer [2]. Serait-ce parce que les managers culturels internationaux boudent l’Italie ? Sont à craindre, à leurs yeux, beaucoup trop de complications administratives et syndicales pour de très lourdes responsabilités, même si les super-directeurs seront, dit-on, assistés d’un conseil d’administration et d’un conseil scientifique.

De son côté, seul Paolo Baratta se dit convaincu que les nouveaux directeurs ont posé leurs candidatures parce qu’ils croyaient dur comme fer à la réforme Franceschini sur l’autonomie. Mais malgré les déclarations très « renziennes », fracassantes et inquiétantes du nouveau patron des Offices : « L’art ne suffit plus, il faut des managers », on constate que seul un petit nombre de managers autodéclarés (James Bradburne à Brera ; Mauro Felicori à Caserta ; Cecilie Hollberg à la Galleria dell’Accademia de Florence) a été pris sur un total de 20 candidats [3], généralement historiens d’art (aux compétences assez inégales). La Tribune de l’Art, qui défend l’idée de faire diriger les musées par des scientifiques, peut s’en réjouir. Mais peut-on se féliciter d’une réforme mal faite et à moitié, qui coûte très cher à la gestion du patrimoine ? Altérer le système des surintendances, les organigrammes, l’organisation et la progression des carrières de tout un ministère pour mettre en place 20 directeurs historiens de l’art ou archéologues censés être de meilleurs managers que les précédents (sans en avoir l’assurance), est-ce vraiment là un succès ou de la poudre aux yeux ? Si bien que les nouveaux directeurs, historiens d’art ou pas, se verront de toute façon contraints à une autogestion et à un autofinancement, exactement comme, chez nous, cela fut imposé aux Universités par la LRU, banqueroute en prime. Prisonniers de la réforme, ils devront dès demain abonder, comme des managers, dans le sens de cette rentabilité à tout crin que les défenseurs du patrimoine honnissent. D’ailleurs, la contradiction de ces grands directeurs-managers qui n’en sont pas se reflète de manière intéressante dans la presse : Salvatore Settis et Tomaso Montanari critiquent la commercialisation du patrimoine et dénoncent les projets de Schmidt, déjà prêt à louer certains locaux des Offices ; Jean Clair fustige la marchandisation de l’art ; mais un expert en économie culturelle comme Stefano Monti accuse durement Franceschini d’incapacité à nommer de vrais managers à la tête des grandes institutions culturelles. Cette confusion des genres devrait donner à réfléchir. À part Franceschini, les journalistes et les super-directeurs, à qui plaît la réforme ? Quoi qu’il en soit, « super » ou non, les directeurs seront durablement affligés de deux grands fléaux contre lesquels Renzi n’a rien fait et ne fera jamais rien : le manque criant de personnel et l’absence complète de subsides suffisants après les coupes catastrophiques de 2008 dans le budget du patrimoine. D’où l’autonomie financière des super-musées, qui désengage a priori le pouvoir. On souhaite bonne chance aux heureux lauréats.

Stéphane Toussaint

Notes

[1Qui ne comprennent pas de vrais « dirigenti », mais des fonctionnaires titulaires assignés à la tête d’un pôle muséal, moins rétribués que les autres à raison d’environ 43.000 euros par an.

[2« Perché la sfida più grande lanciata ai 20 nuovi direttori sarà quella di gestire l’intera macchina, occupandosi di tutto, dalla ricerca al progetto delle mostre, dai prestiti delle opere fino agli orari di apertura e ai prezzi dei biglietti. Senza contare che, per la prima volta nella storia d’Italia, questi musei, come istituti, godranno di una autonomia contabile : "avranno ognuno un proprio Iban ; il che faciliterà non poco la gestione contabile". » Source.

[3Pour des biographies plus détaillées que celles données dans la brève publiée ce jour, voir ici.

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