- 1. Léon Bonnat (1833-1922)
Ingres, portrait rétrospectif peint en 1914
Huile sur toile – 81 x 65 cm
Bayonne, Musée Bonnat-Helleu
Photo : RMN-GP/R.-G. Ojéda - Voir l´image dans sa page
Dans une recension du Catalogue raisonné de Léon Bonnat (1833-1922) par Guy Saigne, publiée ici même le 19 septembre dernier, Jacques Foucart posait en note 16 de son texte l’hypothèse d’une probable utilisation par Bonnat d’une photographie pour son portrait rétrospectif d’Ingres, peint en 1914 (ill. 1).
À l’appui de cette idée, il reproduisait un cliché montrant Ingres debout, de profil gauche, le bras droit enfoui sous son manteau (ill. 2), bien dans l’esprit de la peinture de Bonnat, où l’artiste, déjà âgé, assis et vu en parfait profil droit, mais coupé à la hauteur de la taille, reprend le même geste. J. Foucart se demandait, en conclusion de sa note, s’il n’existait pas en fait une autre photographie, cette fois « parfaitement identique à ce que montre le tableau Bonnat », qu’il resterait à localiser.
- 2. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Ancienne collection du Dr Viau
Photo : Article de L’Amour de l’Art (1935) - Voir l´image dans sa page
- 3. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Tirage albuminé, d’après une photographie
format « carte-de-visite » – 24,8 x 17,5 cm
Commerce d’art
Photo : art-k-typ.fr - Voir l´image dans sa page
- 4. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Tirage albuminé, format carte-de-visite – 10.5 x 6,5 cm
Commerce d’art
Photo : photovintagefrance - Voir l´image dans sa page
Quelques jours après la mise en ligne de son article, nous avons fait parvenir à M. Foucart deux autres photographies d’Ingres, qui se rapprochent encore un peu plus de la composition de Bonnat (ill. 3 et 4) [1]. Portraits qui ont été réalisés par le photographe Pierre Petit (1831-1909), sans doute vers l’année 1862 — nous reviendrons sur cette date. Sur ces clichés, Ingres apparaît chaque fois assis sur un siège au haut dossier capitonné, le même en fait que celui reproduit par Bonnat dans sa toile. Il appert que le siège en question, une lourde chaise dans ce style « Henri II » revival, très en vogue sous le Second Empire, faisait partie du mobilier d’atelier de notre photographe : on le retrouve dans de nombreux clichés de cette même époque (ill. 5 et 6).
- 5. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’un jeune garçon, vers 1860
Tirage albuminé, format carte-de-visite – 10 x 6 cm
Commerce d’art
Photo : galeriephotovintage - Voir l´image dans sa page
- 6. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait de femme, vers 1860
Tirage albuminé, format carte-de-visite – 10,5 x 6,5 cm
Commerce d’art
Photo : photovintagefrance - Voir l´image dans sa page
- 7. André-Alphonse-Eugène Disdéri (1819-1889)
Portrait d’Ingres, vers 1860
Tirage albuminé, format carte-de-visite – 10,5 x 6,5 cm
Commerce d’art
Photo : photovintagefrance - Voir l´image dans sa page
Rappelons que Petit, originaire de Marseille [2], s’était établi à Paris au début des années 1850, devenant vers 1857 le collaborateur d’André-Adolphe-Eugène Disdéri (1819-1889), un photographe important, auteur lui aussi de quelques portraits d’Ingres (ill. 7), connu surtout pour être l’inventeur du « portrait carte-de-visite », mis au point en 1854 [3]. Photos de petit format (environ 10,5 x 6,5 cm), d’où leur nom, et d’un coût modique, ces « portraits-cartes », comme on les appelait familièrement, allaient vite révolutionner l’usage de la photographie, jusque-là réservée à une clientèle plutôt aisée. Le procédé breveté par Disdéri lui permettait de réaliser, à partir d’une même plaque de verre sensible, jusqu’à huit prises de vue différentes. Aussi le modèle était-il invité à varier les poses devant l’objectif [4]. Mais le plus important est sans doute que les clichés obtenus étaient reproductibles, ce qui sonnait du même coup le glas du daguerréotype et de son épreuve unique.
Installé à partir de 1858 dans son propre atelier, au 31 rue Cadet [5], Petit allait, comme bien d’autres photographes, reprendre à son compte le procédé de Disdéri, multipliant, pour le seul XIXe siècle, ces portraits-cartes par centaines de milliers. Petites photos à la mode, que les amateurs du temps collectionnaient par ailleurs avidement, surtout lorsqu’elles reproduisaient des personnages en vue [6].
Le fait qu’Ingres porte sur la photographie signalée par J. Foucart (ill. 2) un costume en tout point identique à celui apparaissant dans les deux clichés Petit (ill. 3 et 4) — un long manteau posé sur sa redingote, où est épinglée sur son revers la rosette de grand officier de la Légion d’honneur, reçue en 1855, que complète une haute cravate d’où émerge un col de chemise presque démesuré — permet de relier avec certitude ces trois portraits à une même séance de pose chez Petit. Trois photographies qui devaient, à l’origine, fort probablement appartenir à une série de huit portraits.
- 8. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Tirage albuminé, format carte-de-visite – 10,5 x 6,5 cm
Commerce d’art
Photo : photovintagefrance - Voir l´image dans sa page
- 9. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Épreuve argentique, d’après une photographie format
carte-de-visite – 18,7 x 14,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : MO - Voir l´image dans sa page
Il nous a été possible, depuis notre première communication à M. Foucart, d’ajouter, à ce premier groupe de portraits, trois autres photos d’Ingres, toujours par Pierre Petit, et appartenant à la même suite de clichés. On y voit le vieux maître sous des attitudes variées, comme dans cette prise de vue proche de notre illustration 4 (ill. 8), où, d’un regard malicieux, il semble vouloir imiter la pose de Monsieur Bertin, dans son célèbre Portrait de 1832 (Louvre). Le reste du temps, le peintre arbore un air plutôt sérieux, voire autoritaire, comme le montre ce très beau portrait de trois quarts face (ill. 9), où il fixe l’opérateur d’un regard pénétrant [7]. Des yeux « qui ont vu l’Empereur », disait Roland Barthes à propos d’un portrait photographique de l’ex-roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte (1784-1860), le dernier des frères de Napoléon, réalisé par Disdéri en 1852 [8]. Une remarque que l’on peut évidemment appliquer aussi à Ingres, qui avait peint l’empereur en 1806. Des images par ailleurs toujours cadrées de près, un trait caractéristique, semble-t-il, du travail de Petit, qui évacuait volontiers dans ses compositions tout décor superflu, dont abusaient parfois ses confrères [9], pour se concentrer sur son seul sujet, comme en témoigne l’illustration 10.
- 10. Pierre Petit (1831-1909)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Tirage albuminé, d’après une photographie
format carte-de-visite – 26,2 x 21,8 cm
Commerce d’art en 1998
Photo : artnet - Voir l´image dans sa page
L’année 1862 fut pour Ingres fertile en événements importants. Au mois d’avril, vingt-trois peintures et dix-huit dessins de l’artiste étaient exposés à l’Hôtel de Ville de Montauban, sa ville natale. Surtout, le 25 mai, il était élevé au rang de sénateur par Napoléon III. Une nomination suivie d’un banquet d’honneur (le 1er juin) de deux cent quinze artistes français, où on lui offrit une médaille d’or, gravée à son effigie par Jean-Baptiste Eugène Farochon (1812-1871). La chronologie du peintre ne fait malheureusement mention d’aucune visite chez quelque photographe durant cette période faste de sa vie, mais l’épisode du Sénat fut trop important pour ne pas avoir été accompagné d’une séance de photos, celle-là même, croyons-nous, qui se déroula à l’atelier de Pierre Petit. Désir de la part de l’artiste de « fixer l’histoire », en même temps que volonté d’offrir à la postérité une image de soi la plus véridique possible [10] ? Ingres n’avait-il pas du reste préparé lui-même cette opération souvenir en réalisant pas moins de trois autoportraits entre 1858 et 1864, dont le premier, Portrait de l’artiste à l’âge de soixante dix-huit ans (Florence, Offices), prototype des deux autres, est justement basé sur une photographie de la maison parisienne Gerothwohl et Tanner, datée de 1855, que l’artiste allait recopier scrupuleusement sur la toile [11].
- 11. Victor Laisné (1825-1897)
Portrait d’Ingres, 1853
Tirage sur papier salé – 20,4 x 17,3 cm
Paris, Bibliothèque nationale de France
Photo : BNF - Voir l´image dans sa page
- 12. Camille Dolard (1810-1884)
Portrait d’Ingres, 1857
Tirage albuminé – 37,1 x 26,7 cm
Detroit, Detroit Institute of Arts
Photo : DIA - Voir l´image dans sa page
- 13. Étienne Carjat (1828-1906)
Portrait d’Ingres, vers 1862
Tirage albuminé, format carte-de-visite, 10,5 x 6,5 cm
Commerce d’art
Photo : photovintagefrance - Voir l´image dans sa page
L’âge apparent d’Ingres sur ces clichés est sans doute aussi un bon indice pour les dater. L’un des plus anciens portraits photographiques que nous ayons de lui, dû à Victor Laisné (1825-1897), remonte à 1853 (ill. 11). Ingres y apparaît encore relativement jeune, les cheveux à peine parcourus de fils blancs, la main droite placée sous sa redingote, un geste qu’il semble avoir particulièrement affectionné [12]. C’est à Camille Dolard (1810-1884) que l’on doit un très remarquable cliché de 1857 (ill. 12), où le peintre, tout en autorité, accuse désormais un visible embonpoint, que l’on retrouvera ensuite dans tous ses portraits. Celui par Disdéri, dont il a été question plus haut (ill. 7), le représente vers 1860 [13], le corps massif, aux cheveux déjà plus blancs, l’air un peu renfrogné. Enfin, dans un portrait par Étienne Carjat (1828-1906), daté vers 1862 (ill. 13), Ingres apparaît très vieilli — il a alors quatre-vingt-deux ans —, et affiche une physionomie proche de celle que l’on retrouve dans le groupe des clichés Petit.
Mais revenons au portrait de Bonnat, point de départ de cette petite enquête. Le grand portraitiste de la Troisième République avait-il eu communication de l’une ou l’autre des photographies d’Ingres réalisées par Pierre Petit au moment de mettre au point sa composition de 1914, fusionnant peut-être alors deux images, l’une montrant l’artiste assis, l’autre le représentant de profil, pour en créer une troisième, toute nouvelle celle-là ? Cela est bien possible : Bonnat était assez bon peintre pour qu’un tel assemblage ne lui posât aucune difficulté. Mais il se peut aussi, comme le suggérait déjà Jacques Foucart, qu’il se soit en fait servi d’un cliché unique, appartenant à cette même « série » Petit, qu’il aura reproduit cette fois fidèlement. Une autre image du maître à découvrir ?