C’est une préemption un peu inattendue que celle exercée par le musée d’Aquitaine et révélée de suite par La Tribune de l’Art (voir la brève du 1/10/12) [1] : l’achat à la vente Giscard d’Estaing – une médiatique provenance, mais cela suffit-il ? – à Chanonat (château de Varvasse), étude Aguttes, le 29 septembre dernier, d’un anonyme tableau français du XVIIIe siècle (ill. 1) représentant une famille noble non moins anonyme, peinture rangée sous un vague et peu encourageant « Entourage d’Augustin Brunias » [2] (n° 180 du catalogue, avec reproduction). On aura vite compris que la vraie (la seule ?) justification de l’acquisition est la présence d’une nourrice noire dans ce tableau d’élégante compagnie qui évoque la société pluri-raciale des Antilles – les Isles – de l’époque, par où l’on trouve l’opportun moyen d’illustrer dans un musée à tendance historique et sociétale le commerce atlantique et l’esclavage dans le contexte de la faste vie portuaire de Bordeaux au XVIIIe siècle, selon un parti muséologique adopté par le Musée d’Aquitaine en 2009 et cité par La Tribune de l’Art. Le seul petit ennui, c’est que ce tableau, au demeurant d’une qualité honorable sans plus, n’a rien de spécifiquement bordelais et l’on conviendra que sa valeur illustrative est diminuée par le fait que la principale cité « négrière » de la France du XVIIIe siècle était Nantes plus que Bordeaux, même si cette dernière a bien sûr commercé avec les Isles d’Amérique et, à tout prendre, l’on pourrait encore invoquer La Rochelle (où un musée dit du Nouveau Monde rappelle à bon escient le fait colonial). Au fait, les musées dits d’histoire et de société doivent-ils absolument verser dans le livre d’images, ce que l’on pourrait toujours excuser par le commode expédient des expositions qui par principe riment avec expérimentations. – Art, valeur d’art qui en impose comme telle et que sacralise le Musée (un musée ne saurait par définition se tromper ni égarer ses visiteurs, sinon à quoi bon les musées !), ou bien directe, prégnante pédagogie, c’est un vieux dilemme. Mais est-il si aisé de prétendre pouvoir en toute occasion concilier, comme par enchantement, les deux ? Oui, le Musée, faut-il accepter de le voir traité comme un simple livre d’école ?
- 1. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Portrait de famille accompagné d’une
nourrice tenant un enfant dans ses bras
(en fait, Choiseul-Meuse et sa famille à la Martinique)
Réplique du tableau de 1775
Huile sur toile - 80 x 63 cm
Bordeaux, Musée d’Aquitaine
(acquis comme École française vers 1770,
entourage d’Augustin Brunias)
Photo : SVV Aguttes - Voir l´image dans sa page
- 2. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Portrait de Choiseul-Meuse et sa famille à la Martinique, 1775
Huile sur toile - 93 x 70 cm
Collection particulière (en 1992)
Photo : Archives nationales - Voir l´image dans sa page
- 3. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
La Libération de saint Pierre, 1772
Huile sur toile - 186 x 128 cm
Ivry, dépôt des œuvres d’art de la Ville de Paris
(anciennement à l’église Saint-Germain-des-Prés, Paris)
Photo : Ville de Paris-COARC/J.-M. Moser - Voir l´image dans sa page
Toutes ces considérations presque trop générales mais pas forcément déplacées, pour en venir à signaler que le tableau récemment acquis par Bordeaux – foin d’un Agostio Brunias, anglo-italien du XVIIIe siècle, lui aussi peintre des Antilles mais dans un tout autre style ! – renvoie en fait, comme nous allons le voir, à un original presque identique, daté de 1775 et dû à un certain Le Masurier « in Martinicā » (ill. 2). – Un artiste qui, en dehors de deux imprécisables paysages dont un daté de 1769 (non localisés) [3] et d’une Libération de saint Pierre, de 1772 [4] (ill. 3), autrefois visible à l’église Saint-Germain-des-Prés à Paris (à présent, au dépôt des œuvres d’art de la Ville de Paris, à Ivry), semble s’être principalement adonné à l’évocation de la vie et de la société des Antilles, en l’occurrence l’île de la Martinique. Grâce à la remarquable et fondatrice exposition de Hugh Honour en 1975, L’Amérique vue par l’Europe (Washington puis Cleveland), présentée ensuite au Grand Palais à Paris, en 1976, on pouvait découvrir la superbe prestation martiniquaise de ce Le Masurier encore inconnu comme tel à cette date (son unique et moyen tableau religieux de Saint-Germain-des-Prés cité dans le Thieme et Becker en 1929 ne le faisait certes en rien pressentir comme peintre des îles [5]) avec une belle évocation coloniale, plaisamment idyllique et superbe de couleurs, Esclaves noirs à la Martinique (n° 307 dans l’édition française du catalogue, p. 293-294, avec repr.), toile signée et datée 1775 et dûment signalée dans sa signature comme peinte à la Martinique (« Le Masurier pingebat in Martinicā 1775 » (ill. 4). Lui répondait un pendant (non présenté à l’exposition), lui aussi signé et daté de 1775, représentant une Famille métisse (ill. 5), soit « une dame blanche – sic ! – avec sa petite fille visitant des noirs dans leur case » (même notice n° 307, p. 293). Les deux toiles étaient apparues dans une modeste vente à Versailles (étude Chapelle, 28 février 1971, l’une et l’autre sous le n° 18, chacune avec repr. au catalogue, planche II [6]). Peu après, probablement via la douane (encore existante à cette époque), elles seront acquises par l’Etat dès 1972, sans doute sur l’avis du Département des Peintures du Louvre, le destinataire étant le Secrétariat d’Etat aux Départements et Territoires d’Outre-mer d’alors (les D.O.M.-T.O.M.), devenu depuis Ministère des Outre-mer.
- 4. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Esclaves noirs à la Martinique, 1775
Huile sur toile - 125 x 106 cm
Paris, ministère des Outre-mer
Photo : Archives nationales - Voir l´image dans sa page
- 5. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Famille métisse, 1775
Huile sur toile - 125 x 106 cm
Paris, ministère des Outre-mer
Photo : Archives nationales - Voir l´image dans sa page
Entretemps, antérieurement à 1975-1976 en tout cas, puisqu’elle est déjà mentionnée dans le catalogue de L’Amérique vue par l’Europe, avait été repérée sur le marché d’art parisien (Georges Martin du Nord) une troisième toile martiniquaise de Le Masurier (ill. 2), datée cette fois encore de 1775, plus petite de dimensions (93 sur 70 cm, alors que les deux peintures en pendant du Ministère des Outre-mer mesurent 125 sur 106 cm) et figurant quant à elle « une famille blanche avec sa nourrice noire dans un élégant intérieur » (catalogue déjà cité de 1976, sous le n° 307), comme s’il s’agissait idéalement d’un troisième volet de la société antillaise de l’époque, après les noirs et les métisses ou mulâtres. Ce dernier tableau, resté en main privée et aujourd’hui non localisé [7], fut montré à l’exposition très documentée, Voyage aux îles d’Amérique, organisée aux Archives nationales à Paris en 1992 (n° 221 C p. 202 du catalogue, avec repr. en couleurs p. 188), tandis que les pendants sus-indiqués, peut-être trop jalousement gardés par leur ministère parisien de prestige, n’avaient droit qu’à de simples présentations sur photographie dans cette mémorable manifestation (bien entendu, ils furent quand même reproduits dans le catalogue : n° 221 A p. 206 pour les Esclaves noirs, n° 221 B p. 204 pour la Famille métisse). Qui plus est, ce troisième tableau était porteur d’une intéressante tradition identifiant la famille représentée avec celle de Maximilien Claude Joseph de Choiseul Meuse (1736-1816), militaire ayant participé à la guerre de Sept ans et promu aide-major général à la Martinique en 1766 puis commandant de l’Ile en second, avant de devenir brigadier des armées du roi au moins dès avant 1779 sinon cette année-là. De fait, l’homme dans cette dernière peinture est bien un militaire (veste bleue à parements et épaulettes, ruban rouge de l’ordre royal de Saint-Louis [8], telle une pré-Légion d’honneur …) et peut avoir l’apparence d’un quadragénaire comme l’était Choiseul-Meuse à la date de 1775. – Tradition dont on ignore certes l’origine (Georges Martin du Nord en faisait état, sans la justifier pour autant [9]) mais qui ne paraît nullement incompatible avec certaines données d’archives anciennes [10] : la présence à la Martinique de ce Choiseul-Meuse, né à Paris en 1736, est déjà attestée en 1766 ; en 1769, il vient de se marier, toujours à la Martinique, et sa femme peut bien être une créole comme le supposait Martin du Nord. Au total, il reste onze années à la Martinique, finissant en « commandant en second de l’Ile », comme le révèle le brevet de la pension que lui accorde le roi en 1776 – acte confirmé en 1779 – en considération de ses services, ce qui le fait arriver à la Martinique au plus tard en 1765. En 1769, il se plaint même auprès de sa hiérarchie de son « exil » aussi « contraire que peu utile à mon avancement » (!) et « des chaleurs brûlantes de la Martinique », ce que ne contredit guère, on en conviendra, sa pâlichonne apparition dans la peinture de 1775…
La date des trois tableaux en question (1775), le terminus ad quem de 1776 pour le séjour de Choiseul-Meuse aux Iles, à quoi s’ajoute le décès en 1774 de sa mère (elle figure sous l’apparence d’un portrait commémoratif, pieusement placé sur la coiffeuse et sous un drapé de velours rouge), toutes ces dates, par leur rapprochement, incitent à réflexion, d’autant qu’elles se combinent avec une signature à l’imparfait – un « pingebat » et non un ordinaire « pinxit » – qui peut surprendre [11] et qu’on relève aussi, comme par hasard, sur les deux pendants du Ministère des Outre-mer. Est-ce à dire que Le Masurier a peint ses trois tableaux, identiquement libellés, à la demande d’un seul et même commanditaire, Choiseul-Meuse, qui l’aura fait venir à dessein sur place, vers 1775 ? Cela dit, ont-ils été réellement peints à la Martinique ? L’artiste aurait pu se documenter in situ avec des dessins ou esquisses et exécuter ses peintures après coup, ou bien doit-on plutôt envisager que Le Masurier les aura seulement signées et datées à posteriori, surtout si elles constituaient des souvenirs encore tout frais pour leur commanditaire ? Pour s’en tenir au portrait de Choiseul-Meuse et sa famille (les deux autres tableaux sont plus authentiquement évocateurs), l’intérieur figuré là, à boiserie et décor très franco-parisien, est-il d’une réalité proprement antillaise et coloniale ? Mis à part la note exotique de la nourrice noire, rien n’évoque au sens propre les Iles. Le commentaire à vrai dire ne laisse pas de finir en impasse.
- 6. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Portrait de Choiseul-Meuse et sa famille à la Martinique
Réplique du tableau de 1775
Huile sur toile - 81 x 65 cm
Paris, hôtel Drouot, 13 décembre 1993, n° 45 bis
Photo : Etude Couturier-Nicolay - Voir l´image dans sa page
On s’explique en tout cas que, pour répondre à des classiques exigences familiales, ce portrait de Choiseul-Meuse avec les siens ait fait l’objet de plusieurs répétitions, non signées, ce qui est généralement le cas de tels exemplaires faits à la demande. L’une de ses répliques (ill. 6), un peu plus petite (81 sur 65 cm) que la toile princeps de 1775 (93 sur 70 cm) (ill. 2) et se distinguant par une légère variante dans la masse de la chevelure de la mère de famille au centre, passa en vente à Paris, en 1993 (hôtel Drouot, étude Couturier et Nicolay, 13 décembre, n° 45 bis, avec repr. en noir et blanc au catalogue, tableau adjugé 62 000 francs). Le catalogue de cette vente intitulait bien ledit portrait comme étant celui de Choiseul-Meuse et sa famille et prenait soin de noter qu’il présentait des variantes avec la version de 1775 exposée un an auparavant aux Archives nationales. La deuxième répétition non signée qui vient d’être repérée (il peut y en avoir d’autres) est tout simplement notre tableau bordelais (ill. 1), exactement semblable dans ses dimensions à la toile vendue en 1993 et présentant le même détail de coiffure. – Un exemplaire qu’on ne saurait confondre à priori avec celui de 1993, même s’ils sont pratiquement identiques, car il faudrait présumer en ce cas que l’anonyme tableau de la vente Giscard présentement acquis par Bordeaux ait perdu depuis 1993 et son identité Choiseul-Meuse et son effective attribution à Le Masurier, ce qui paraît difficile à envisager. Le catalogue de la vente de Chanonat en tout cas ne précise rien à ce sujet. Peut-être l’œuvre provenait-elle du père de l’ancien président de la République comme nombre d’objets de la vente de Chanonat. Le fait est que l’expert Stéphane Pinta qui a rédigé la notice dudit tableau nous a dit n’avoir disposé d’aucune information sur l’origine de la toile en question ni sur sa date d’entrée dans les collections giscardiennes. Tout au moins pourra-t-on faire observer que le Musée d’Aquitaine n’a pas fait en l’occurrence une trop mauvaise affaire – mais cela méritait-il une lourde préemption ? –, ne surpayant guère à 6 000 euros un tableau dont le quasi double, pourvu il est vrai d’une attribution précise (Le Masurier) et d’un suggestif intitulé (famille Choiseul-Meuse), un peu plus parlants que ne le donne à penser un simple portrait de famille non identifié, qui plus est attribué à un inconsistant « entourage de Brunias », avait été vendu – vérité des ventes – presque deux fois plus cher en 1993.
- 7. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Le marché de Saint-Pierre à la Martinique
Huile sur toile - 169 x 234 cm
Avignon, Musée Calvet (donation Marcel Puech)
Photo : Musée Calvet, Avignon - Voir l´image dans sa page
Pour rester dans l’aura de notre énigmatique Le Masurier, l’on se doit de signaler encore un riche et imposant Marché à Saint-Pierre de la Martinique (ill. 7), récemment entré dans un musée (don de Marcel Puech au Musée Calvet d’Avignon avec sa collection, en 1986) et qui n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite, bien qu’il ait été déjà publié, et fort bien, en 1995 [12]. – Toile de format beaucoup plus imposant les œuvres précédemment citées (elle mesure 169 sur 234 cm) et d’un pittoresque on ne peut plus attrayant – tout le charme des contrées exotiques ! – dans son évocation d’une Antille coloniale aux chatoyants costumes et aux populations diverses, au sein d’une plantureuse abondance de victuailles, fruits, volailles, poissons offerts à notre curiosité. L’antiquaire Marcel Puech qui avait su l’acquérir sans nom d’auteur, nous avait fait remarquer que le tableau portait une inscription relative à la Martinique, à présent disparue [13], ce qui nous incita à proposer assez raisonnablement une attribution à Le Masurier.
- 8. Le Masurier (documenté en 1769-1775)
Chien de garde dormant (le chien de l’artiste ?)
Détail de la Libération de saint Pierre
Ivry, dépôt des œuvres d’art de la Ville de Paris
(anciennement à l’église Saint-Germain-des-Prés, Paris)
Photo : Ville de Paris-COARC /J.-M. Moser - Voir l´image dans sa page
L’enquête, finalement, s’arrête un peu court. De ce Le Masurier, déjà actif comme peintre en 1769, on ne sait à vrai dire ni quand il arriva à La Martinique – en 1775 ou dès avant – ni quand il en repartit [14]. On admettra que sa Libération de saint Pierre, de 1772, à priori l’ouvrage d’un artiste professionnel et non d’un amateur, n’est pas forcément à mettre en rapport avec feue la capitale de l’île, Saint-Pierre, car elle peut très bien n’avoir qu’une provenance parisienne, Saint-Germain-des-Prés ou autre. Et l’on ne sait pas davantage si Le Masurier continua à peindre après 1775 [15]. Le fait est qu’on ne lui connaît pour le moment aucun autre tableau que ceux mentionnés ici [16]. Mais avouons que l’histoire de l’art ne mésestime pas tellement ces quasi inconnus – ils font toujours un peu plus rêver ! –, et Le Masurier a le mérite d’apparaître, mieux encore, admettons-le, que le prodigue et surfait Brunias, comme l’un des trop rares – et bons – peintres de la réalité caraïbe du XVIIIe siècle. Il échappe à la préoccupation purement topographique et il se distingue comme peintre de portrait de société avec un goût marqué pour les détails réalistes (ainsi, dans son médiocre tableau de Saint-Germain, Le Masurier sauve-t-il son honneur de peintre par le savoureux détail d’un chien de garde robuste et assoupi (ill. 8), qui aurait dû s’en prendre à l’ange libérateur !). Si sa production avait été un peu plus fournie, Le Masurier n’aurait-il pu mériter d’être qualifié de Frans Post français !