Menaces sur le patrimoine du Faubourg Saint-Antoine

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Une fois de plus, nous invitons nos lecteurs à signer une pétition pour protéger le patrimoine parisien, en l’occurrence cette cour du Faubourg-Saint-Antoine.
Il faudrait presque, désormais, une pétition permettant de signer en une fois plusieurs pétitions, tant ce type d’opérations se multiplient. Cette abondance n’est hélas que le reflet des innombrables catastrophes patrimoniales qui menacent Paris.

La sous-protection du patrimoine en France, singulièrement à Paris, l’incompréhensible absence de secteurs sauvegardés dans la capitale à l’exception de ceux du VIIe arrondissement et du Marais, la tragique insuffisance de la Direction régionale des Affaires Culturelles (DRAC) d’Île-de-France sans doute en partie due à un sous-effectif chronique, la désastreuse politique patrimoniale de la mairie de Paris… Ces plaies récurrentes qui contribuent chaque jour davantage à ravager Paris risquent de faire très bientôt une nouvelle victime : la « Cour du Bel Air », un ensemble historique de bâtiments comprenant notamment des escaliers remarquables situés dans le Faubourg Saint-Antoine au 56 de la rue du Faubourg Saint-Antoine (ill. 1 à 3).


1. Au centre, entrée de la cour du Bel-Air au 56 de la rue du Faubourg-Saint-Antoine,
à gauche les deux plus anciennes maisons de la rue,
datant de 1637 et faisant partie des dépendances de l’Hôtel du Bel-Air
Photo : Didier Rykner
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Dans une réunion le 4 octobre 2022, saisie d’une demande d’inscription de cet ensemble par l’association Sites & Monuments, la délégation permanente de la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture (CRPA) n’a pas souhaité l’inscription monument historique de l’ensemble, n’estimant pas nécessaire de présenter le dossier devant la CRPA en commission plénière. La motivation de cette demande était le projet de la copropriété de détruire un escalier du XIXe siècle pour y installer un ascenseur. Cette première démolition, concernant un élément non protégé et ayant une véritable valeur patrimoniale comme nous le verrons, en dépit de ce qu’en dit la conservation régionale des monument historiques (CRMH), aurait créé un précédent menaçant à terme les autres escaliers des immeubles de cette cour, datant du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, d’un grand intérêt historique, notamment celui connu sous le nom d’« escalier des mousquetaires noirs ». C’est en réalité tout cet ensemble qui devrait être protégé monument historique, ou inclus dans un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) d’un Site Patrimonial Remarquable qui inclurait le Faubourg Saint-Antoine, véritable pendant populaire du quartier du Marais.


2. La cour du Bel-Air au fond à gauche l’Hôtel du Bel-Air, à droite la dépendance où se trouve l’escalier du XIXe siècle
Photo : Didier Rykner
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3. La cour du Bel-Air, à droite l’Hôtel du Bel-Air, où se trouve l’escalier des mousquetaires noirs, à gauche une dépendance où se trouvent d’autres escaliers du XVIIe siècle
Photo : Didier Rykner
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Le refus de la protection par la délégation permanente reposait sur de multiples erreurs d’appréciation. La CRMH s’est en effet appuyée essentiellement sur une étude de l’Inventaire datée de 1998 dont les multiples lacunes et erreurs ont été relevées par les associations dans le recours gracieux qu’ils ont mené contre cette décision. C’est en effet l’association Sites & Monuments qui a fait l’étude historique complète qu’on aurait aimé voir réalisée par la DRAC et qui démontre de manière évidente l’importance patrimoniale de cet ensemble. Celle-ci est confirmée par une visite sur place qui révèle la beauté non seulement de l’escalier du XIXe siècle autourd’hui menacé, mais de toutes les constructions et des escaliers du XVIIe siècle, qui forment à l’évidence un élément très important du Vieux Paris, sans oublier les caves.


4. L’escalier dit des mousquetaires noirs
Photo : Didier Rykner
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Avec l’autorisation de Sites & Monuments nous mettons en ligne ici ce recours signé par quatre associations [1] qui comprend une étude détaillée que nous ne pouvons que résumer ici.
L’intérêt historique est en effet quintuple :
1) Il s’agit d’un ensemble de bâtiments construit à partir de 1637 : l’Hôtel du Bel Air (ill. 2) et ses dépendances (56 et 58 rue du Faubourg Saint-Antoine) ; cet hôtel est celui de Robert Chuppin. La CRMH le présente seulement comme un simple « entrepreneur en bâtiments actif sous Louis XIII », omettant ainsi, sciemment ou non, de préciser qu’il est, comme le rappellent les associations : « le grand bâtisseur du « Pont Rouge » de Paris (1632) - l’ancêtre en bois du Pont Royal », l’un des plus grands maîtres charpentiers sous Louis XIII et qu’il a fait de "l’Hôtel du Bel Air et de ses dépendances" […] sa propre demeure et celle des ses enfants »
2) L’Hôtel du Bel Air et ses dépendances (56 et 58 rue du Faubourg Saint-Antoine) abritèrent, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les mousquetaires du roi qui étaient hébergés chez l’habitant, ce qui est attesté par trois ordonnances royales du 13 juillet, 22 octobre et 12 novembre 1668. Cela permettait d’attendre la construction d’une caserne rue de Charenton qui leur était destinée. On voit, dans l’Hôtel du Bel Air [2], le bel escalier du XVIIe siècle connu sous le nom d’« escalier des mousquetaires noirs » (ill. 4 à 6) et décrit ainsi dans plusieurs guides de Paris depuis le début du XXe siècle.
3) Il s’agit d’un lieu de mémoire de l’activité des ébénistes au XIXe siècle, une activité essentielle pour ce quartier tout au long de l’histoire, depuis le Moyen Âge. L’escalier du XIXe siècle qui doit être démoli pour construire l’ascenseur en est un témoignage particulièrement intéressant qui desservait les ateliers/habitations de ces artisans.
4) Il s’agit également d’un lieu de mémoire de la Commune et de multiples épisodes révolutionnaires de Paris : « des affrontements à l’angle de la rue de Charonne et du Faubourg Saint-Antoine le 4 Prairial an III (24 mai 1785) entre Thermidoriens et émeutiers levés dans les sections jacobines de Saint-Antoine aux combats sanglants qui ont eu lieu au même endroit, face au 58, rue du Faubourg Saint-Antoine, pendant la Semaine Sanglante de la Commune de Paris ». Que la Commune ait été aussi un épisode particulièrement destructeur pour Paris ne justifie évidemment pas qu’on en efface l’histoire.
5) Il s’agit enfin d’un lieu de mémoire lié à la persécution des Juifs pendant l’Occupation, ce que démontre notamment plusieurs fiches du Mémorial de la Shoah témoignant de la présence en ces lieux de Juifs travaillant au 56 rue du Faubourg Saint-Antoine qui furent déportés à Auschwitz. Il est vrai que cette question ne semble pas au cœur des préoccupations des décideurs qui souhaitent que l’on puisse pique-niquer au-dessus de la tombe du déporté inconnu (voir les articles)...


5. L’escalier dit des mousquetaires noirs
Photo : Didier Rykner
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6. L’escalier dit des mousquetaires noirs
Photo : Didier Rykner
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Rien de tout cela n’a été signalé par la Conservation régionale des monuments historiques à la délégation permanente de la CRPA (où elle est très largement majoritaire) alors que cet ensemble de références historiques suffirait à justifier une inscription monument historique qui, rappelons-le, s’applique aux immeubles et parties d’immeubles présentent « un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation ». On peut lire dans le procès-verbal de la délégation permanente que la conservatrice des monuments historique en charge de ce dossier donne un avis défavorable car elle estime que « par sa configuration et son histoire, cet ensemble relève […] d’une protection au titre de son urbanisme et non d’une protection au titre des monuments historiques ». Plus grave : l’avis de l’Architecte des bâtiments de France (ABF) se conclut ainsi : « Même si cet ensemble est intéressant et caractéristique du faubourg, il ne semble pas présenter un intérêt suffisant pour une protection au titre des monuments historiques, les mesures existantes au PLU [Plan Local d’Urbanisme] étant de nature à assurer une protection de cet ensemble urbain ».. On s’étonne vraiment d’entendre cela de la part d’un ABF qui devrait connaître un peu mieux la loi : le PLU n’est en aucun cas une protection suffisante car il ne concerne pas les intérieurs, seul un PSMV, une inscription ou un classement pourraient les protéger.
S’il est exact, à cet endroit comme dans beaucoup d’autres du Faubourg, qu’une protection au titre de l’urbanisme soit à privilégier, cela ne peut donc être le cas que via la création d’un Site Patrimonial Remarquable doté d’un Plan de sauvegarde et de mise en valeur...

On notera aussi que dans le procès-verbal, le conservateur régional des monuments historiques « rappelle, en outre, que le demandeur est une association et que la position de la copropriété n’est, aujourd’hui, pas connue ». Cette remarque est très significative : désormais, les DRAC demandent pour l’inscription l’accord du propriétaire du monuments. Ce qui n’est pas conforme à la loi qui n’exige en aucune manière cet accord, qu’un propriétaire voulant détruire ou dénaturer son immeuble serait d’ailleurs bien peu susceptible de donner...


7. L’escalier du XIXe siècle des ateliers/habitations des ébénistes
Photo : Didier Rykner
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8. L’escalier du XIXe siècle des ateliers/habitations des ébénistes
Photo : Didier Rykner
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Au-delà de l’intérêt historique, une grande partie de ces bâtiments présentent un intérêt artistique notamment, comme nous le disions, les escaliers, ce que quelques photographies suffisent à démontrer. Voilà donc quelques vues de l’escalier du XIXe siècle (ill. 7 à 10) dont la conservatrice des monuments historiques affirme qu’il « ne justifie pas une protection au titre des monuments historiques », ajoutant même « qu’il est un des nombreux représentants de cette typologie parisienne ». Une fois de plus, cela est faux : nous ne connaissons aucun escalier de ce type [3] qui ait été construit ainsi, avec ses paliers très originaux, conçus pour donner suffisamment de place aux ébénistes pour monter et descendre les meubles. Il faut savoir aussi que l’emplacement pour installer l’ascenseur sans totalement dénaturer l’escalier existait, à l’arrière de la cage. Mais la copropriété a autorisé l’un des occupants à construire un local derrière un mur construit pour l’occasion, qui en occupe l’espace au rez-de-chaussée (ill. 9 et 10).


9. L’escalier du XIXe siècle des ateliers/habitations des ébénistes au rez-de-chaussée : à droite, le mur a été avancé alors que l’espace à l’arrière permettrait
d’installer l’ascenseur sans dommages pour l’escalier
Photo : Didier Rykner
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10. L’escalier du XIXe siècle des ateliers/habitations des ébénistes : à droite, le palier où l’ascenseur pourrait être installé sans toucher à l’escalier
Photo : Didier Rykner
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Nous avons déjà illustré l’escalier de 1637 surnommé « escalier des mousquetaires noirs » et ces photos, là encore, suffisent à démontrer son intérêt patrimonial, qui caractérise aussi les trois autres escaliers du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle que l’on trouve dans les autres dépendances de l’hôtel (ill. 12 et 13).


11. Escalier du XVIIe siècle dans une des dépendances de l’Hôtel
Photo : Didier Rykner
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12. Un autre escalier du XVIIe siècle dans une des dépendances de l’Hôtel
Photo : Didier Rykner
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Nous ajouterons à cela - ce que nous n’avons pas pu voir - les caves anciennes voûtées d’arêtes (ill. 14 et 15). Là encore, leur existence n’a pas été signalée par la Conservation régionale des monuments historiques.


13. Cave du XVIIe siècle au 56 rue du Faubourg Saint-Antoine
Photo : Sites & Monuments
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14. Cave du XVIIe siècle au 56 rue du Faubourg-Saint-Antoine
Image publiée dans « Le faubourg Saint-Antoine – un double visage »
(L’Inventaire, Cahiers du
Patrimoine N° 51, 1998)
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Cette méconnaissance historique, ces omissions innombrables qui n’ont pas permis à la délégation permanente de se prononcer sur un dossier complet ont incité les associations de protection du patrimoine à présenter un recours gracieux accompagné donc d’un dossier historique complet que nous mettons en ligne ici pour que chacun puisse se faire son opinion. Elles insistent en effet sur l’erreur manifeste d’appréciation, due également « à la méconnaissance du rôle du ministère de la Culture et des ABF dans les travaux de rehaussements de combles et de pose de nouveaux enduits sur les façades, travaux qui ont été dédiés par le ministère de la Culture, réalisés sur le site dans les règles de l’art et supervisés il y a plus de quarante ans par des ABF afin de protéger la cour d’honneur ». Car contrairement à la DRAC aujourd’hui, dans le passé le ministère de la Culture avait toujours veillé, en s’appuyant sur la législation des abords (et même si les deux cours ne sont pas vraiment en co-visibilité avec les monuments historiques alentours), de contrôler ce qui y était fait afin d’éviter de dénaturer l’ensemble. Dire maintenant, comme l’a fait le conservateur régional des monuments historiques, que : « l’harmonisation [de la cour et des façades] leur a fait perdre leur caractère historique » est tout simplement faux, et traduit une méconnaissance - encore une - des travaux de ses prédécesseurs.


15. Voûte d’une cave du XVIIe siècle au 56 rue du Faubourg-Saint-Honoré
Photo : Sites & Monuments
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16. Voûte d’une cave du XVIIe siècle au 56 rue du Faubourg-Saint-Honoré, on voit à gauche et à droite les murs de parpaings qui viennent d’être installés
Photo : Sites & Monuments
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Résumons donc cette affaire. Ce sont les associations qui alertent des menaces qui pèsent sur cet ensemble patrimonial qui aurait dû depuis longtemps faire l’objet d’une protection monument historique. Ce sont les associations qui mènent l’étude historique qui permet de démontrer son intérêt. Ce sont les associations qui font un recours alors que la délégation permanente a rejeté la demande de protection, suite à une présentation erronée et incomplète de la Conservation régionale des monuments historiques… Celle-ci porte une responsabilité très lourde en ayant cherché à empêcher délibérément la protection faute d’avoir fait son travail de recherches historiques. Pour une fois le préfet, alerté par les associations, a joué un rôle positif dans cette affaire en demandant que le dossier soit tout de même examiné en session plénière de la CRPA, qui se réunira le 13 juin prochain. Il reste que, depuis le 4 octobre, les caves ont commencé à être cimentées avec des parpaings (ill. 16 et 17) et la construction de l’ascenseur - qui entraine de facto la destruction de l’escalier, a été votée. Une fois de plus, on constate que le système de protection des monuments historiques ne fonctionne plus, ou très mal. Il serait temps que le ministère de la Culture se penche sur ces insuffisances, faute de quoi des pans entiers de notre mémoire vont disparaître comme ce fut le cas dans les sinistres années 1960-1970.

Nous reviendrons prochainement sur la nécessité de créer enfin à Paris les sites patrimoniaux remarquables qui s’imposent, dont celui du Faubourg Saint-Antoine qui aurait, justement, vocation à protéger de tels ensembles, intérieurs comme extérieurs. On remarquera que le maire du XIe arrondissement, François Vauglin, qui fait pourtant partie de la majorité municipale, a le 19 juillet 2022 demandé dans un courrier adressé à Emmanuel Grégoire, le premier adjoint à la maire de Paris en charge de l’urbanisme, d’envisager la création d’un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur [4]. On sait néanmoins que ce dernier ne veut pas en entendre parler. Signalons que son accord, là aussi, n’est pas nécessaire. L’État peut imposer à la Ville la création d’un Site Patrimonial Remarquable. Mais il faudrait pour cela que l’État veuille protéger Paris.

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