Le réservoir de Chantilly bientôt bétonné et transformé en parking

1. Le réservoir de Chantilly, XVIIe siècle
Photo : Didier Rykner
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C’est la première fois qu’un maire nous fait un tel honneur : nous n’avions pas encore publié notre article et nous ne faisions que l’annoncer dans notre lettre d’information (même pas, donc, sur le site) que cette annonce était encore trop pour Éric Woerth, ancien ministre, député, et maire de Chantilly. Il s’est fendu d’une longue lettre, signée de sa main, où il nous explique pourquoi nous avions tort d’écrire : « Versailles n’est pas seul menacé. À Chantillly, le maire (un certain Éric Woerth...) veut installer un parking à la place de l’ancien réservoir de Le Nôtre. Nous y reviendrons également. Là encore, une pétition est lancée. »

Nous nous devions de répondre à Éric Woerth, ce qui nous a décidé à faire de ce dossier une priorité. En approfondissant cette affaire, nous avons pu confirmer sa gravité. Comme nous le promettions donc, nous y revenons ! Et nous publions, in extenso, le courrier d’Éric Woerth. Celui-ci a par ailleurs tenu à nous rencontrer sur le site du réservoir. Mais l’échange fut bref, le maire se contentant d’affirmer que le contenu de sa lettre était parfaitement conforme à l’existant et au projet, et à professer son amour du patrimoine…


2. La machine de Manse
Photo : Didier Rykner
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3. Pavillon de Manse, XVIIe siècle
Photo : Didier Rykner
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De quoi s’agit-il ? Le domaine de Chantilly possédait un grand réservoir, aménagé par Le Nôtre, destiné à alimenter le réseau hydraulique et les fontaines des jardins. Seul un quart environ du bassin d’origine subsiste (ill. 1), celui-ci ayant été réduit deux fois, au XVIIIe et au du XIXe siècle, notamment en raison de la création de l’hippodrome qui en amputa une partie. En 1974, la distribution en eau potable de la ville, qui était jusqu’alors effectuée par l’Institut grâce à ce réservoir alimenté par une machine (ill. 2) installée dans le pavillon de Manse (ill. 3), fut confiée à la Lyonnaise des Eaux. La machine continua néanmoins son activité jusqu’en mars 1978, date à laquelle une panne mécanique en interrompit le fonctionnement. Le bassin semble cependant être resté en eau jusqu’au début des années 80.
La fin de l’utilisation du réservoir aboutit à la mise à sec des fontaines de Beauvais (ou petites cascades) (ill. 4). Il y a deux ans, celles-ci furent remises en eaux, mais plutôt que de remettre en service le réservoir et la machine du pavillon de Manse, on préféra installer une station de pompage alimentant directement la fontaine, ce qui du point de vue historique est une hérésie : la fontaine de Beauvais ne fonctionne plus grâce à l’hydraulique ancienne et à la gravité, mais directement grâce à cette pompe… Pourtant, une étude pour la remise en eau de cette cascade, menée en février 2010 par l’architecte en chef des monuments historiques Pierre-Antoine Gatier, avait démontré que la restauration du réservoir était possible, à un coût très raisonnable.

4. Fontaines de Beauvais
Domaine de Chantilly
Photo : Pierre Poschadel (CC BY-SA 4.0)
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Quel est le projet de la ville ? Transformer ce réservoir en parking qui serait utilisé pour « augmenter la capacité de stationnement les jours d’utilisation de l’hippodrome (prix de Diane, prix du Jockey club, jumping international, etc…) ». Si plusieurs exemples sont cités, c’est que les jours d’utilisation « normale » de l’hippodrome, les parkings prévus sont en général largement suffisants [1]. Du coup, ce nouveau parking ne serait utilisé au maximum que quinze à vingt jours par an (probablement moins), d’autant que des nouveaux parkings ont été récemment créés pour le château et l’hippodrome.
Et c’est donc pour cela qu’on veut transformer (pour un coût chiffré dans le budget de la ville à 1,3 million d’euros) un réservoir du XVIIe siècle en parking à voiture. Si l’on ajoute que le maire affirme que (nous citons sa lettre) : « il s’agit de mettre en valeur ce site abandonné », on n’est pas loin d’une affaire ressemblant (en plus petit) à celle des Serres d’Auteuil : on « met en valeur » un site historique en y installant un stade de tennis dans un cas, un parking dans l’autre, pour une utilisation très limitée dans le temps.


5. Parking de Manse, inauguré début 2012,
qui a saccagé les canalisations du XVIIe siècle
en n’en gardant qu’une partie, déconnectée
du réseau d’origine
Photo : La Tribune de l’Art
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6. Restes des tuyaux en fonte du XVIIe siècle
sur le parking de Manse
Photo : La Tribune de l’Art
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Si le site est « abandonné », si « le Réservoir de Chantilly est loin d’être en bon état de conservation et de présentation », si « les herbes l’ont envahi », s’il est « entouré d’un grillage de protection assez disgracieux » et si « dans cet état il ne rend absolument pas hommage au travail et au génie de Le Nôtre », comme nous le dit Éric Woerth dans sa lettre, rien n’empêche le maire de remédier très facilement à cette situation. L’étude que nous citions plus haut sur la remise en eau de la Fontaine de Beauvais chiffre à moins de 100 000 € la remise en état du réservoir. Contre 1,3 million pour l’installation du parking… Mais il est vrai que depuis 2010, la municipalité a détruit une partie de la canalisation menant du pavillon de Manse au réservoir, en créant un parking (encore un) en face de celui-ci, appelé « parking de Manse » (ill. 5). On y voit d’ailleurs une partie de ces tuyaux en fonte (ill. 6) dont l’importance est très grande : il s’agit d’un lot qui devait être à l’origine installé à Marly et que le Grand Condé a racheté. Ceci explique qu’ils soient marqués de la fleur de lys. L’étude de 2010 précise que cette conduite « est donc probablement l’une des plus ancienne de la sorte qui soit conservée en France. Comme nous le montrerons plus loin, elle fonctionnait encore parfaitement en 1977, date de l’arrêt du service de la machine de Manse. » En voulant transformer le réservoir en parking, le maire est donc fidèle à une politique entamée lors de la construction de ce précédent parking : détruire les uns après les autres des éléments essentiels du réseau hydraulique, ce qui empêchera définitivement leur remise en état.

Le maire nous explique pourtant que les travaux seront « réversibles ». Cet argument de la réversibilité est souvent utilisé lorsque l’on veut mener des opérations indues sur des monuments historiques (qu’on se rappelle l’exemple des arènes de Fréjus, où la reconstruction en béton est également qualifiée de « réversible » !) sans qu’il soit convaincant une seule seconde. Qui peut penser que l’on reviendra sur ce parking une fois qu’il sera mis en place, surtout après y avoir investi 1,3 million d’euros) ? Qui peut penser surtout que les travaux d’aménagement d’un réservoir du XVIIe siècle se feront sans définitivement abimer le site ?


7. Le réservoir de Chantilly. On voit bien les dalles
de ciment Portland du XIXe siècle
Photo : Didier Rykner
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8. Pavage faisant le tour du réservoir
Photo INRAP, tirée de l’étude archéologique
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Une étude attentive du projet de travaux et de l’étude archéologique menée par l’INRAP prouve bien au contraire que l’ensemble sera dénaturé gravement et de manière irréversible. Elle démontre aussi que le maire connaît bien mal le projet dont il est censé être maître d’ouvrage. Dans sa lettre, il écrit en effet que « le sol originel a été recouvert de dalles de béton dénaturant complètement son aspect visuel ». Ceci est faux. Il n’y a aucune dalle de béton sur ce réservoir. Il s’agit comme cela est spécifié par les archéologues, de ciment Portland (ill. 7), qui n’est pas du tout un ajout récent mais qui date de la dernière campagne de travaux effectuée aux environs de 1870 [2]. Et ce ciment n’est en aucune façon installé sur un « pavage initial », il est situé au centre du réservoir, tandis que le « pavage initial » qui se trouve effectivement « sur le pourtour du réservoir » (ill. 8) et que le maire veut faire « réapparaître [en] enlev[ant] les dalles de béton » alors qu’elle ne sont couvertes que d’herbes folles, n’est pas « initial » puisqu’il date, également, des environs de 1870.


9. Coupe du réservoir actuellement
(schéma tiré du permis d’aménager)
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10. Coupe du réservoir actuellement
(schéma tiré du permis d’aménager)
On voit clairement que le parking bétonne
le réservoir et entame la couche d’argile.
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Lorsqu’on le compare à l’existant (ill. 9), le projet de l’architecte (ill. 10) montre clairement qu’il y aura bien du béton, mais après les travaux, puisque celui-ci remplacera le ciment de 1870. Sous ce béton sera installé de la grave non traitée, mélange de sable et de gravillons utilisé notamment pour la construction de routes. C’est bien un parking que l’on construit sur le réservoir, et on aimerait savoir comment ceci pourrait être réversible, d’autant que la couche d’argile sera également entamée comme on le voit sur les coupes. Seul le pavage sera conservé.
Bien entendu, l’affirmation du maire (toujours dans la lettre) que : « Des dalles transparentes vont permettre de voir et comprendre la structure imaginée par Le Nôtre et les hydrauliciens de son équipe », est totalement fantaisiste. Le maire confond plaques de verre et plaques d’acier Corten. En effet, ce que prévoit le projet, c’est d’appliquer sur les parois de la percée permettant l’entrée des voitures de l’acier Corten qui recouvrira le corroi d’argile ainsi mis à nu. Car le projet ne se contente pas de bétonner le réservoir, il faut bien que les voitures puissent y pénétrer : une ouverture est donc prévue, qui dénaturera profondément un espace clos par nature. Prévue du côté nord-ouest, elle risque d’ailleurs d’endommager gravement les canalisations, puisque comme le rapport INRAP le précise, on trouve au nord-ouest la chambre de répartition, croisement de plusieurs canalisations, « ouvrage dont la mise en œuvre (maçonnerie de grands carreaux de pierre de taille, regard et tampon réalisés en liais de Saint Maximin) indique qu’il date du XVIIe siècle ».
Ajoutons que l’installation de l’éclairage encastré dans le sol nécessitera forcément une alimentation électrique, entraînant le percement de tranchées qui devront, pour des raisons normatives, être installées à une certaine profondeur, ce qui entamera également la couche d’argile. Mais bien sûr, tout cela est « réversible ».
Il y a plus grave : on ne comprend pas bien comment un parking, supportant un poids de plusieurs tonnes (153 voitures), peut être posé sur une couche d’argile, par nature souple. Il faut craindre que pendant les travaux on s’aperçoive finalement que cette couche doive finalement être enlevée, ou être traitée à la chaux pour la durcir, ce qui achèvera de détruire totalement les structures anciennes.

Éric Woerth affirme que son projet répond à un « objectif esthétique » (sic), car il fait en sorte « que les toits des véhicules qui y stationneront ne puissent pas être visibles depuis les différents points de vue et en particulier depuis la petite et la grande pelouses. Ils seront masqués à la fois par le talus existant, par une haie végétale qui y sera plantée et par la préservation de la double rangée de marronniers qui marque le périmètre du bassin ». On admirera le caractère spécieux du raisonnement : « on construit un parking, mais on ne le verra pas, donc c’est esthétique » ! CQFD. Et le maire d’enfoncer le clou en affirmant, martial : « Il s’agit bien à travers ce projet de valoriser un site dont nous connaissons parfaitement l’histoire et l’intérêt patrimonial, dans un strict respect de l’environnement ».

Le général Millet, administrateur du domaine de Chantilly pour l’Institut de France, nous a déclaré : « L’Institut a donné son accord pour ces travaux. Très en amont, la DRAC de Picardie a été associée et ne s’est jamais opposée à ces travaux. Le projet a été instruit par l’ABF et la commission départementale des sites a donné son accord. » Éric Woerth se targue, lui aussi, de toutes ces autorisations. Hélas, on sait depuis longtemps que l’État, bien trop souvent, cède aux volontés des élus locaux, les colonnes de La Tribune de l’Art sont remplies de cas similaires. Quant à l’accord de l’Institut, il ne nous étonne même pas hélas…
Le général ajoute : « Les parties de canalisation qui reliaient le pavillon de Manse et le réservoir n’existent plus dans leur intégralité car des maisons ont été construites au XIXe et au XXe siècle, qui en ont détruit une partie. Je ne vois pas comment on pourrait faire pour amener l’eau au réservoir via le pavillon de Manse. Et que ferait-on ensuite de l’eau du réservoir ? Car les fontaines de Beauvais n’étaient pas alimentées par une canalisation qui partait du réservoir. L’eau montait jusqu’aux deux grands réservoirs situés à l’étage supérieur des grandes écuries, et c’est des grandes écuries que partait l’eau vers la fontaine de Beauvais. »
Comme Éric Woerth, l’administrateur du domaine connaît bien mal celui-ci. Si les parties de canalisation qui reliaient le pavillon de Manse et le réservoir n’existent plus dans leur intégralité, ce n’est pas à cause de la construction de maisons au XIXe et au XXe siècle ! Le système fonctionnait encore jusqu’à la fin des années 1970, et en 2010 les tuyaux étaient entiers. C’est bien la mairie qui, en créant le parking de Manse, a mis à mal leur intégrité (qui peut cependant être restaurée). Le général se trompe une nouvelle fois lorsqu’il affirme que les fontaines de Beauvais n’étaient pas alimentées par le réservoir. Elles l’étaient, ne lui en déplaise, comme le montrent les études. Les deux réservoirs dans les combles des écuries ont été construits par le duc d’Aumale pour renforcer la pression et en réalité n’ont pas bien fonctionné. Ils ne sont absolument pas nécessaires pour faire fonctionner la fontaine, l’étude de Pierre-Antoine Gatier ne les mentionne même pas.
Enfin, le général conclut sur les mêmes arguments, une nouvelle fois, que le maire : « Le bassin est dans un état horrible depuis plus de trente ans. Je maintiens que cela va être plus beau avec le parking car toutes les maçonneries et ses abords vont être restaurées. »
On découvre, une nouvelle fois, comment les politiques et certains responsables vendent des projets destructeurs pour le patrimoine en faisant croire qu’ils le restaurent et qu’ils le valorisent. C’est le cas, on l’a déjà dit, des Serres d’Auteuil. Ce fut celui de la piscine Molitor. C’est celui également des salons Mauduit à Nantes. Tout cela est doublement scandaleux : on se prépare à dénaturer un monument historique, et on nous prend en plus pour des imbéciles. Car le bétonnage à venir du réservoir n’est pas ici une affaire d’« opinion » comme nous l’a dit Éric Woerth. C’est un fait.
On lit, p. 108 du rapport INRAP : « La présence de ce type d’aménagement resté en fonction jusqu’au XXe s. en ayant préservé ses allées extérieures arborées en plein tissu urbain est une originalité […] Ce court diagnostic a permis d’entrevoir des fonctionnalités et de tenter une mise en chronologie. Il serait utile si l’occasion s’en présente de vérifier l’état et la composition des talus nord et est, de voir si le mur de terre de 1678 est encore dans le talus, de rechercher et d’ouvrir les anciens regards pour vérifier le raccordement des conduites et étudier les mécanismes s’ils sont encore en place, de préciser la position et le diamètre des conduites. La bonne compréhension de ce réservoir à toutes les étapes de son histoire est en effet une clef importante pour la compréhension du système hydraulique général de l’un des plus beaux parcs à fontaines de l’Ancien Régime, et de la vie quotidienne des habitants. »

On est bien ici devant un vestige fondamental, exceptionnellement conservé, du réseau hydraulique du domaine de Chantilly. Les travaux de transformation en parking vont le vandaliser, rendre encore plus difficile sa compréhension et impossible sa remise en fonction. Le maire doit annuler ce projet coûteux, inutile et dévastateur pour le remplacer par une « valorisation » réelle de ce réservoir qui passe par le rétablissement de sa fonction d’origine et la remise en état du réseau hydraulique.

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