Crise de la Maturité à Bruxelles

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De l’âge adulte, nous voilà retombés en enfance. Cette régression se devine à travers une multitude de détails, certaines injonctions nous donnant nettement le sentiment, peut-être jouissif pour certains, d’avoir cinq ans : « Pour votre santé, bougez plus », « Mangez cinq fruits et légumes par jour ». Et que dire de l’usage de la première personne du singulier... Dans les transports en communs par exemple : « je monte, je valide », ou bien les messages de la sécurité routière « Je ralentis, je m’écarte, j’évite le pire . »


1. Victor Rousseau (1865-1954)
La Maturité, 1922
Marbre
Villes de Bruxelles
Photo : Arter architect ou DDGM architectes associés pour coll. Ville de Bruxelles, 2020
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En Belgique c’est encore pire. Ce retour de la civilisation occidentale au b-a-ba va entraîner la mise au placard d’un groupe sculpté intitulé... La Maturité [1]. La Ville de Bruxelles a refusé de classer l’œuvre de Victor Rousseau, installée depuis 1922 dans un square triangulaire non loin de la Gare Centrale, parce qu’« elle véhicule des valeurs qui ne sont plus en phase avec celles de la société actuelle [2] ». Le monument se compose de six figures en marbre, représentées totalement nues ou presque, et reliées entre elles par une guirlande de fleurs et de fruits. Au centre, un homme barbu se tient assis sur un drap blanc ; il est entouré à gauche d’une femme qui porte une corbeille de fleurs et d’une jeune fille agenouillée qui en hume le parfum ; à droite, un jeune couple se tient la main tandis qu’un jeune homme assis tourne le dos aux autres personnages.

La Commission Royale des Monuments et des Sites (CRMS) avait alerté la Ville sur l’état de ce groupe sculpté, encrassé par la pollution et par le temps, dégradé par le vandalisme, mais aussi par les travaux de rénovation de la station de métro voisine qui ont provoqué le démontage d’une partie de la balustrade originale. Des engins et barrières de chantier obstruent régulièrement l’espace (ill. 2) ; les parterres sont dénudés, les pelouses pelées, les plantations non entretenues ont laissé place à une végétation sauvage, si bien que le monument n’est presque plus visible. Son état est alarmant et sa conservation menacée, la CRMS a donc proposé de classer la totalité du square en raison de son intérêt artistique, esthétique, historique, urbanistique et paysager.

Le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale dans un arrêté du 12 décembre 2024 a refusé ce classement, et s’est contenté d’entamer une procédure d’inscription sur la liste de sauvegarde, ce qui lui permettra de déplacer l’œuvre en temps voulu, dans un lieu qui n’est pas précisé, afin de pouvoir réaménager le square entièrement.
La Région admet que ce groupe sculpté est un « chef-d’œuvre » certes, mais un chef d’œuvre « de son époque ». Elle reconnaît que Victor Rousseau fut un grand artiste - celui-ci obtint tout de même le grand prix de sculpture de Rome et dirigea l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles - tout en affirmant qu’il occupe une place trop importante dans la ville au détriment des autres artistes. L’arrêté dresse ainsi la liste des œuvres de sa main, visibles sur les façades et dans les rues de Bruxelles, et il semblerait que ce nombre justifie qu’on enlève La Maturité. Une de plus, une de moins quelle importance ? « Le déplacement de l’œuvre La Maturité n’entraînerait pas la négation de la valeur historique de l’artiste, mais permettrait d’éviter une glorification excessive d’un seul créateur au détriment de la diversité artistique » et notamment de la création contemporaine.


2. Le square de la La Maturité,
Villes de Bruxelles
Situation existante, août 2024
Photos : CRMS
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Les différentes raisons pour lesquelles le classement n’est pas souhaitable laissent pantois : la sculpture de Rousseau ne correspond pas aux « valeurs contemporaines d’égalité des genres, de pouvoir et de famille  » bien au contraire, elle offre « une vision patriarcale des rapports sociaux et familiaux [...], avec des stéréotypes figés sur la famille et le pouvoir masculin ». Cette œuvre qui n’est pas adaptée au plan d’action de « gender mainstreaming et d’égalité entre les femmes et les hommes, [...] met en lumière l’importance d’éliminer les stéréotypes de genre hérités du passé, et de rendre visible la contribution des femmes à la culture matérielle et à l’histoire urbaine. Cette réévaluation des œuvres publiques est nécessaire pour favoriser une représentation plus inclusive et équilibrée de l’histoire de notre ville. » De deux choses l’une, si l’on veut changer cette histoire, soit il faut voyager dans le temps pour modifier le passé, soit il faut détruire et reconstruire Bruxelles.

La réévaluation des œuvres publiques concernera-t-elle aussi les musées ? Il serait temps, en effet, au nom de cette égalité entre les femmes et les hommes, d’assainir les collections publiques, envahies de nus féminins, déesses, nymphes et odalisques soumises à ce qu’on appelle aujourd’hui le « male gaze » ou regard masculin (voir l’article sur l’anachronisme dans les musées). Et que dire des représentations de Jupiter, obsédé sexuel notoire qui a enlevé la belle Europe, la troublante Danaé, la sensuelle Léda, sans oublier le petit Ganymède. Les exposer, n’est-ce pas célébrer le pouvoir masculin, pire que cela, encourager le viol ? À Paris, que penser de la Tour Eiffel, tellement phallique, et de l’Arc de Triomphe qui célèbre un mâle dominant ? Et ne parlons pas du Palais de la Porte dorée dont les façade devrait être couvertes d’un voile pudique ou carrément burinées au nom de la lutte contre les stéréotypes. Camarades, à vos marteaux piqueurs !


3. Victor Rousseau (1865-1954)
La Maturité, 1922
Photo de 1980
Villes de Bruxelles
Photo : KIK-IRPA.Brussels (M154725), 1980
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Outre son iconographie contestable, La Maturité gêne le projet urbain des « Coteaux du Pentagone », sur l’axe Nord-Sud confié depuis 2020 à l’urbaniste Bas Smets, le même bientôt à l’œuvre autour de Notre-Dame. L’objectif est d’améliorer la liaison entre le haut et le bas de la Ville, de « repenser l’espace public en le rendant moins monofonctionnel et en y intégrant des forêts urbaines. » On ne sait si ces forêts-urbaines seront accompagnées de routes-sableuses, de maisons-cabanes, mais on espère que la ville offrira un cadre idéal pour un travail-ludique et deviendra l’écrin d’une civilisation-sauvage.

Rappelons que La Maturité est une œuvre d’art totale, fruit d’une étroite collaboration entre trois personnalités : l’architecte de la Ville, François Malfait, le paysagiste Jules Buyssens, inspecteur des Plantations et des Promenades, et le sculpteur Victor Rousseau. L’œuvre fut bel et bien acquise par la Ville de Bruxelles afin d’être placée sur ce square précisément ; elle s’inscrit dans l’espace urbain, avec la rue du Baron Horta non loin de là, aménagée lors de la même campagne d’urbanisation du centre de Bruxelles, dans laquelle Malfait associa également une œuvre, la fontaine Naïade de Jacques Marin, et des plantations.

Espérons que l’artiste contemporain qui sera invité à concevoir une œuvre plus adaptée à notre époque pour remplacer La Maturité, mettra en scène un petit enfant capricieux qui piétine ses jouets, aux côtés d’un ado rebelle, désireux de faire table rase du passé.

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