Les bronzes du Bénin des musées allemands restitués au privé

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Il n’y a que les naïfs (il s’agit d’un euphémisme) qui s’étonneront. Cela devait arriver, et cela arrive encore plus tôt qu’on ne le pensait : une opération massive de restitution tourne à la farce, et des œuvres restituées pour être conservées dans un musée (qui plus est construit avec l’argent du pays qui s’en sépare !) sont désormais propriété privée. Et par une espèce de clin-d’œil du destin, cette farce vient d’Allemagne, le pays où enseigne Bénédicte Savoy, la grande prêtresse de la repentance des musées. Deux articles parus dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung racontent l’affaire, qui touche l’Allemagne donc. Avouons que cela nous ferait presque rire.


1. Vue de l’exposition « I miss you » de 96 bronzes du Bénin rendus par l’Allemagne au Nigéria, en 2022 au Rautenstrauch-Joest Museum de Cologne
Photo : Raimond Spekking (CC BY-SA 4.0)
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Il s’agit du Bénin mais pas du Bénin actuel, l’ancien Dahomey. Le Bénin au XIXe siècle est devenu le Nigéria. Et c’est de là que viennent les bronzes du Bénin, parmi les œuvres africaines les plus anciennes aujourd’hui conservées, dont une grande partie se trouve aujourd’hui encore en Angleterre, au British Museum, les troupes britanniques les ayant saisies au cours d’une expédition punitive en 1897. Une guerre qui était alors menée contre un royaume qui vendait des esclaves aux Portugais et qui pratiquait encore des sacrifices humains. Ce n’est pas nous qui le disons, mais Andreas Kilb, journaliste au FAZ, qui le rappelle dans cet article.


2. Vue de l’exposition « I miss you » de 96 bronzes du Bénin rendus par l’Allemagne au Nigéria, en 2022 au Rautenstrauch-Joest Museum de Cologne
Photo : Raimond Spekking (CC BY-SA 4.0)
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Que s’est-il passé ? Tout simplement que les vingt bronzes déjà rendus par l’Allemagne pour être exposés dans un nouveau musée à Edo City, avec les autres œuvres qui doivent y revenir, ne le seront pas. Ils avaient été montrés avec 76 autres également restitués (mais encore en Allemagne) en 2022, dans une exposition intitulée finement « I miss you » au Rautenstrauch-Joest Museum de Cologne (ill. 1 et 2).
À peine arrivées au Nigéria, la propriété des sculptures a été transmise par Muhammadu Buhari, le président qui vient juste de quitter son poste, à Ewuare II, l’Oba, descendant des anciens rois du Bénin. Celui-ci, comme tous les « Obas » qui l’ont précédé depuis 1897, n’a plus réellement de pouvoir autre que spirituel et « moral » notamment au sein de l’ethnie Edo. À ce titre, il a aidé pour son élection le nouveau président du Nigéria, Bola Tinubu, qui était soutenu par son prédécesseur.

La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock déclarait en décembre dernier [1] « Aujourd’hui, nous sommes ici pour rendre les bronzes du Bénin à leur place, au peuple nigérian ». C’est raté. Les vingt bronzes appartiennent désormais à Ewuare II, pas à l’État nigérian ni au peuple nigérian (et plus du tout à l’Allemagne, bien sûr). L’Oba ne souhaite d’ailleurs pas que celles-ci, désormais en mains privées, soient exposées dans le musée, et préfère les garder pour lui. Le plus sidérant dans cette affaire - nous tirons toutes nos informations des deux articles du FAZ - est la réaction des officiels allemands qui semblent dépassés par les événement et feignent de croire que tout est normal. Selon le président de la Fondation du patrimoine culturel prussien, il s’agit d’une « affaire interne au Nigéria ». La conclusion d’Andreas Kilb est pourtant à méditer : « Dans les Etats multiethniques d’Afrique, les œuvres d’art, et notamment les plus précieuses, sont prises dans l’engrenage des intérêts particuliers. »


3. Nigéria (ancien Bénin), fin XVe-début XVIe siècle
Tête d’ennemi ou de reine
Bronze - 21 x 15,5 x 13,5 cm
Paris, Musée du Louvre (dépôt du Musée du Quai Branly)
Photo : Musée du Quai Branly
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L’Angleterre, mais aussi la France qui possède quelques bronzes provenant du Nigéria (ill. 3), savent maintenant à quoi s’en tenir : les « restitutions » qu’elles feraient à ce pays passeraient immédiatement dans la collection particulière d’Ewuare II. D’ailleurs, le décret pris par le président nigérian ne concerne pas que les vingt bronzes déjà transférés par l’Allemagne, mais bien tous les objets emportés en 1897. Et comme on le lit dans cet autre article, « Il n’est plus question d’expositions itinérantes, de prêts, d’accès du public, de coopération et d’échanges scientifiques internationaux. » On y apprend aussi que « L’Oba a déjà officiellement informé l’ambassadeur des Pays-Bas au Nigeria que les Pays-Bas devaient également se conformer à la "loi" ». ! Ces œuvres ont donc été rendues aux descendants d’un roi esclavagiste et pratiquant les sacrifices humains. C’est sans doute cela la repentance telle que les gouvernements européens la conçoivent.

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