Notre-Dame : des fouilles archéologiques sacrifiées pour tenir les délais

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Notre-Dame et l’ancien Hôtel-Dieu sur le plan de Turgot.
La zone concernée est au sud de la cathédrale
Photo : Wikipedia (domaine public)
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L’Établissement public de Notre-Dame, pressé par les délais imposés par le président de la République qui veut une réouverture du monument le 8 décembre 2024, a-t-il vandalisé de précieuses couches archéologiques au sud de la cathédrale ? C’est en tout cas ce que dénoncent les syndicats CGT et FSU de l’archéologie dans un communiqué diffusé il y a deux jours. Les explications alambiquées de l’établissement public ne sont pas vraiment convaincantes, si l’on en croit notre propre enquête auprès d’archéologues qui ont pu témoigner indirectement (nous n’avons pas interrogé ceux qui étaient en charge des fouilles tant la pression mise pour étouffer cette affaire est importante). Il semble donc bien que le « quoi qu’il en coûte » s’applique désormais aussi à la restauration de Notre-Dame, ce qui n’est pas vraiment étonnant : donner des délais difficilement atteignables devait forcément entrainer de telles dérives. Ce qui est d’autant plus absurde qu’en réalité rien ne justifie une telle précipitation, sinon des considérations politiques et d’ego du chef de l’État. Il a dit 2024, ce doit être 2024 ! Comme si la cathédrale ne valait pas mieux que ces petits calculs.

Voici ce que dénonce ce communiqué de presse : « l’établissement public créé pour gérer le chantier de restauration [a] profité des vacances de Noël, de l’absence des équipes d’archéologues et de l’entreprise de BTP mandatée pour passer en force. » « Une tranchée extérieure a été ouverte côté Seine sur plusieurs mètres de profondeur comme prévu, traversant évidemment tous les niveaux médiévaux, mais sans la présence des archéologues. » Toujours selon le communiqué : « Pour ce faire, il aura fallu commander une prestation nouvelle avec une entreprise de BTP annexe et s’affranchir d’une réponse claire de la DRAC. En effet, celle-ci, coincée entre le marteau et l’enclume et n’ayant aucun moyen de s’opposer à l’EP tout puissant n’a pas eu d’autre choix que de livrer une partie du site à la destruction pure et simple des vestiges, dans la zone de l’Hôtel-Dieu du XIIIe siècle »

Nous avons voulu savoir ce qu’il en était. Il se trouve que l’Institut national d’archéologie préventive (INRAP) qui, selon la loi qui a été votée pour Notre-Dame, est le seul opérateur à pouvoir fouiller sur ce chantier, est fermé la dernière semaine de l’année, soit en 2023 entre le 23 décembre et le 2 janvier. Plusieurs archéologues avaient par ailleurs pris des congés la semaine suivante. Cela ne devait pas poser de problème, puisque les travaux en cause, le creusement de cette tranchée, devaient reprendre le 8 janvier sous la supervision des archéologues chargés de surveiller, de réaliser les fouilles et, si nécessaire, de demander des investigations supplémentaires.
Mauvaise surprise : à leur retour, ceux-ci ont constaté que les travaux avaient été faits, sans aucune surveillance archéologique.

Pour Séverine Hurard, secrétaire générale de la CGT Archéologie : « Nous sommes sur des secteurs médiévaux. Il s’agit d’une des rares chances qu’on ait dans Paris de collecter des données sur le tout premier Moyen Âge. Il y a un urbain médiéval, très mal voire quasiment inconnu. Deux mille ans d’archives conservées viennent d’être traversées pour gagner quatre jours sur le calendrier. »
Les autres personnes que nous avons interrogées font exactement le même constat mais ne peuvent s’exprimer publiquement, tant l’affaire est délicate. Une des personnes à qui nous avons parlé, traduisant le sentiment général, nous a confié qu’« À tous les niveaux et dans toutes les réunions, tout le monde était en mode "il faut rester très discret sur cette histoire". Mais il s’agit d’un service public, on ne peut pas avoir une culture du secret ».

Nous avons contacté la direction de l’INRAP qui nous a dit ceci : « Nous avons démarré l’opération [le creusage de la tranchée] le 6 décembre. Nous devions la terminer le 21 décembre. Nous n’avons pas pu respecter cette date pour différentes contingences (modification du statut de la prescription, blindage de la tranchée,…). Au 21 décembre, nous avions traité 40 m2 sur les 57 m2 à réaliser. Une réunion sur place à l’avant-veille de l’échéance (entre l’établissement public de Notre-Dame, la DRAC et l’INRAP) a constaté la situation et son incompatibilité avec les échéances de reconstruction de la cathédrale. »

On ne saurait être plus clair. La partie importante de cette déclaration est « l’incompatibilité avec les échéances de reconstruction de la cathédrale » ! Ce serait un promoteur privé, ce type d’action, c’est-à-dire mener des travaux destructeurs de couches archéologiques sans mener les fouilles préventives obligatoires, serait passable de sanctions pénales. S’agissant du chantier de Notre-Dame, tout semble donc permis pour tenir les délais !

La direction de l’INRAP a beau avoir tenu à souligner que « plein de chantiers avec des enjeux archéologiques beaucoup plus lourds sont menés, [et que] certains ont été décalés et prolongés à [sa] demande », il aura beau ajouter qu’elle est dans un « dialogue permanent avec l’établissement public » et que « les enjeux archéologiques sur cette tranchée ne semblaient pas majeurs », cela ne justifierait, même si c’était exact, en aucune manière une absence de surveillance archéologique et de fouilles de cette tranchée en raison des « échéances de reconstruction de la cathédrale ».

L’établissement public, que nous avons également interrogé, nous a fait les réponses suivantes que nous reprenons intégralement par souci d’être le plus complet possible, tout en les commentant point par point :

« Près de 1700 m2 de fouilles ou diagnostics ont été prescrits par la Drac depuis 2019, regroupés en une quinzaine d’opérations distinctes, ce qui est considérable et inclut de plus les travaux de mise en état pour étude ou de stabilisation. »

En quoi ce constat, qui est le minimum de ce que l’on attend du chantier de restauration de Notre-Dame, a-t-il le moindre rapport avec le sujet qui nous occupe ?
 
« La période d’octobre 2023 à février 2024 est particulièrement dense en chantiers de fouilles ; plus d’une dizaine de zones de terrassement ont donné lieu à des prescriptions de fouilles. Ce contexte a conduit l’Inrap à mobiliser des moyens exceptionnels, approchant actuellement la vingtaine d’archéologues. Ceci s’est accompagné d’un renforcement du dialogue et de la coopération entre l’EP, la Drac et l’Inrap. »

Là encore, cela ne répond à aucune de nos questions sur l’absence de fouilles. Il s’agit purement et simplement d’une manière de détourner l’attention en expliquant : regardez comme en dehors de ce cas nous sommes exemplaires !
 
« Les fouilles sont fréquemment ajustées, prolongées ou modifiées en fonction des situations rencontrées – de même les travaux envisagés au titre de la restauration sont parfois modifiés et adaptés en fonction des découvertes archéologiques. Ce fut le cas notamment en décembre ; un examen conjoint de la Drac et de l’EP a alors conduit à concentrer les moyens de l’Inrap sur les fouilles où se situent actuellement les principaux enjeux archéologiques. Cette décision est le résultat d’une appréciation collective des priorités et contraintes menée par l’EP et la Drac et partagée avec l’Inrap. »

La direction de l’INRAP nous a effectivement indiqué que : « les enjeux archéologiques [sur cette tranchée] ne semblaient pas majeurs ». Ce qui n’est pas l’avis des archéologues que nous avons interrogés, et qui ne serait en aucun cas un argument suffisant : seul un diagnostic précis, fait par les archéologues en charge du chantier, aurait permis de le savoir. Diagnostic désormais impossible à réaliser, tout ayant été saccagé par les engins de chantier. La direction de l’INRAP nous a également précisé que « les terres dégagées n’ont pas été évacuées [après le percement de la tranchée] et rien n’a été identifié de significatif ». Un constat qui peine réellement à convaincre.
Notons enfin que l’établissement public a indiqué à la DRAC qu’elle souhaitait mener ces travaux pendant la période d’absence des archéologues. Mais cette dernière aurait fait une réponse en se contentant d’en prendre acte, sans prendre position, ce qui a été interprété comme un accord. Nous avons questionné la DRAC à ce sujet, sans recevoir de réponse.

Plutôt que de décider dès le départ de mener un chantier archéologique exemplaire sur un lieu essentiel pour la connaissance de l’histoire de Paris et qui n’avait jamais été fouillé de manière sérieuse, cette question paraît désormais poser problème. La bonne entente entre l’établissement public et l’INRAP que nous vante la direction de cette dernière ne semble pas constatée par beaucoup : « Tout est compliqué, tout se négocie de gré à gré, avec une voix du ministère de la Culture assez inaudible » nous a dit l’un de nos interlocuteurs. Une chose est sûre : ce type de scandale ne doit pas se reproduire.
Concernant l’archéologie, il va bientôt falloir également que nous parlions à nouveau d’un sujet très important, celui des fouilles qui restent à mener dans le chœur et le transept pour trouver les parties du jubé qui y restent encore enfouies (voir l’article). Répétons une nouvelle fois qu’il est possible de les mener tout en ouvrant la cathédrale au public. L’archéologie de Notre-Dame ne se négocie pas.

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