Une préemption incompréhensible du château de Fontainebleau

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Jusqu’ici épargné par la mode du faux, Fontainebleau vient de plonger. Le château a en effet préempté aujourd’hui, pour la somme de 20 000 €, hors frais, ce qui fait au total 26 000 €, soit l’estimation basse (il ne semblait pas y avoir foule dans l’assistance pour acquérir cette toile) une copie (ill. 1) récente, datant de 1968, du tableau de Franz-Xaver Winterhalter L’Impératrice Eugénie entourée de ses dames d’honneur aujourd’hui conservé au château de Compiègne (ill. 2). L’auteur ? Miloud Boukerche, peintre algérien ordinairement spécialisé dans les scènes orientalistes d’une médiocrité qui justifie qu’elles se vendent en général quelques centaines d’euros, au maximum 3000 ou 4000 €, ce qui semble encore beaucoup (ill. 3).
Sa fiche Wikipedia nous apprend qu’il fut aussi copiste au Louvre, reproduisant des tableaux pour des acheteurs étrangers.


2. Miloud Boukerche (1908-1978)
d’après Franz rXaver Winterhalter (1805-1873)
L’impératrice Eugénie entourée
de ses dames d’honneur
, 1968
Huile sur toile - 292 x 415 cm
Préempté par le château de Fontainebleau
Photo : Boisgirard-Antonini
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2. Franz Xaver Winterhalter (1805-1873)
L’impératrice Eugénie entourée
de ses dames d’honneur
, 1855
Huile sur toile - 300 x 420 cm
Compiègne, Musée national du château
Photo : Wikimedia (domaine public)
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3. Miloud Boukerche (1908-1978)
Idylle de l’Atlas
Huile sur toile - 78 x 65 cm
Vente Digard Auction, 26 novembre 2007
Photo : Digard Auction
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Le tableau en question est justement une de ces commandes : une copie assortie d’un « important cadre en bois sculpté doré enrichi sur les quatre montants du chiffre de l’Impératrice Eugénie dans des cartouches, réplique exacte du cadre original » comme le précise la notice du catalogue de vente, peinte pour Thomas L. Fawick, un américain habitant à Cleveland. Elle passa entre plusieurs mains avant d’être acquise par Christopher Forbes, dans la vente duquel elle fut adjugée par Osenat en 2016, avant d’entrer dans une collection monégasque…
Incontestablement, Miloud Boukerche avait un certain talent de copiste. Mais en quoi une œuvre de ce type, au mieux purement décorative, a-t-elle vocation à entrer dans un musée français ? Comment le Service des musées de France a-t-il pu autoriser une pareille mascarade et autoriser la préemption ? Comment les conservateurs ont-ils pu accepter (ou susciter, ce qu’on a du mal à croire) un achat comme celui-ci, à supposer qu’ils l’aient accepté. L’un d’entre eux, quoi qu’il en soit, Jean Vittet qu’on a connu d’habitude plus inspiré, était dans la salle pour exercer sans ciller la préemption au nom de son musée.

Nous avons interrogé à la fois le château, et le ministère de la Culture pour comprendre ce qui a pu motiver un pareil achat. Sans réponse pour l’instant [voir depuis le P.-S.], mais on peut esquisser un début d’explication : l’objectif semble être d’installer cette copie à l’emplacement où avait été accroché le tableau par l’impératrice. Celle-ci, qui l’avait probablement acquis sur sa cassette personnelle, se le vit restituer en 1881 alors qu’elle était en exil en Angleterre. Il fut vendu en 1927 et offert au Musée national de Malmaison, puis transféré en 1952 au château de Compiègne. Il y a légitimement sa place puisqu’il est la pièce maîtresse du Musée du Second Empire.


4. Jean-Léon Gérôme (1824-1904)
Réception des ambassadeurs du Siam par Napoléon III et l’impératrice Eugénie, 1864
Huile sur toile - 128 x 260 cm
Versailles, Musée national du château, en dépôt au château de Fontainebleau
Photo : RMN-GP
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Longtemps, Fontainebleau a caressé l’espoir de le voir revenir, laissant même l’emplacement vide avec un cartel en racontant l’histoire. Mais en 2017, Versailles, à sa demande, lui a déposé le très important tableau de Jean-Léon Gérôme Réception des ambassadeurs siamois par l’Empereur Napoléon III au palais de Fontainebleau, 27 juin 1861 (ill. 4) qui a comblé le vide. Une toile parfaitement à sa place (ill. 5) : témoignant d’un épisode important de l’histoire du château de Fontainebleau, elle permet, dans ce qui est aujourd’hui le musée chinois, d’évoquer par ailleurs les objets disparus lors du vol de 2015, notamment la couronne en or du roi de Siam et un sabre offerts par les ambassadeurs de Siam à Napoléon lors de la visite représentée sur ce tableau. L’installation de la copie signifierait donc ipso facto le retour de l’œuvre de Gérôme à Versailles où celle-ci n’était visible que lors de visites guidées, comme le musée chinois mais beaucoup moins fréquentes, mettant fin ainsi à une coopération exemplaire et ayant un véritable sens patrimonial.


5. Le tableau de Gérôme accroché dans le musée chinois du château de Fontainebleau
Photo : La Tribune de l’Art
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On en est donc là, à acquérir une copie récente pour l’installer dans un décor historique à la place d’un tableau majeur que l’on verra moins facilement. Et rappelons-nous que Marie-Christine Labourdette, présidente de l’établissement public, et donc en dernier ressort responsable de l’acquisition - on aimerait vraiment savoir qui a eu l’idée de cet achat, et le rôle qu’on joué, ou pas, les conservateurs - est aussi le co-auteur du rapport sur les acquisitions des musées. Qu’elle soit en cause pour ce qui restera sans doute une des pires acquisitions de ces dernières années est savoureux pour quelqu’un qui prétend donner des leçons aux autres établissements.
On imagine quelles œuvres - authentiques celles-là - le musée pourrait acheter avec les 26 000 €. Sachant que le tableau était estimé 20 à 40 000 euros par la SVV, il est par ailleurs évident que le montant maximum prévu pour cette préemption était probablement d’au moins 52 000 € (avec les frais), soit l’estimation haute, et peut-être encore davantage : d’après nos informations, le château voulait déjà l’acquérir en 2016 à la vente Forbes, et avait provisionné 100 000 € (!), la préemption étant à l’époque accordée par la direction des Musées de France avec à sa tête Marie-Christine Labourdette. Il n’avait pas pu l’avoir car la toile avait atteint la somme délirante de 120 000 € hors frais. D’ici à ce qu’on nous explique que le château a fait une bonne affaire...

Le mécanisme de la préemption permet, rappelons-le, que celle-ci puisse être annulée pendant les quinze jours qui suivent la vente. Il faut que le château de Fontainebleau et le ministère de la Culture renoncent à cet achat qui relève davantage de la plaisanterie que d’autre chose.
Cette affaire est d’ailleurs suffisamment grave pour que la ministre s’en empare et s’interroge sur les dysfonctionnements qui l’ont permise.

Didier Rykner

P.-S.

Nous avons reçu, après la parution de cet article, de Marie-Christine Labourdette, la réponse suivante, que nous donnons intégralement. Cela ne fait que confirmer notre hypothèse, et nos informations sur la tentative de préemption en 2016, ce qui ne change évidemment rien à notre article :

« La copie du tableau quasiment à l’identique du célèbre chef d’œuvre de Franz Xavier WINTERHALTER, L’Impératrice Eugénie entourée de ses dames d’honneur, vient d’être préemptée par l’Etat au profit du château de Fontainebleau, en tant qu’élément de décoration.
Cette copie moderne datée de 1968 permettra d’évoquer plus précisément l’état originel du salon-galerie du Musée de l’Impératrice au château. L’original, qui avait été accroché par l’Impératrice dans cet espace, est dorénavant un des chefs d’œuvre du Musée du Second Empire à Compiègne.
Cette acquisition s’inscrit dans la continuité de la démarche de reconstitution des grands décors de Fontainebleau initiée par Jean-Pierre et Colombe Samoyault, notamment dans cette partie du château.

Fontainebleau avait tenté cette acquisition en mars 2016 à la vente Forbes mais la préemption n’avait pu alors aboutir, le tableau ayant été adjugé 120 000 € au marteau. Il était donc cohérent que, cette œuvre repassant en vente sept ans après avec une estimation très inférieure, le musée ait choisi de se positionner pour l’acquérir dans des conditions extrêmement favorables, puisqu’elle a été préemptée dans la fourchette basse de l’estimation, soit 20 000 €.

Nous sommes quasi certains qu’il n’existe aucune autre copie à grandeur de cette œuvre monumentale et décorative, dont l’original est légitimement exposé à Compiègne.
Le fait qu’il s’agisse d’une copie « à grandeur » possédant aussi son cadre réalisé à l’identique, légitime l’acquisition en permettant de restituer un décor pour lequel la notion d’échelle est fondamentale. Il va de soi que le château sera très vigilant à expliquer à ses visiteurs qu’il s’agit d’une évocation/restitution.
 »

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