Une partie du mobilier de la Maison de Verre en vente à Paris

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C’est, indubitablement, la plus belle exposition de design du moment et la vente la plus commentée de la semaine : ce jeudi soir, Christie’s va disperser à Paris une partie des collections réunies par Annie et Jean Dalsace - dont le point d’orgue est constitué d’un ensemble unique de créations de Pierre Chareau - n’ayant encore jamais connu le feu des enchères. Sur les 116 lots, une soixantaine provient en effet de la mythique Maison de Verre, « le reste » étant composé d’œuvres de Braque ou Chirico notamment acquises chez Kahnweiler ou bien auprès de Jeanne Bucher mais de nombreuses pièces de la vente furent directement commandées auprès des artistes, comme cette superbe tapisserie de Lurçat ou le splendide sous-main de Pierre Legrain qu’utilisait Annie Dalsace. C’est dire la portée de l’évènement dont Roxana Azimi rappelait dans M, le Magazine du Monde au mois de juin dernier qu’il survenait après le décès d’Aline Vellay-Dalsace, la fille du couple de commanditaires, disparue à l’âge de 98 ans au printemps 2018.


1. Vue de la façade sur cour de la Maison de Verre
Photo : François Halard
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Tous les amoureux d’architecture du XXe siècle connaissent la Maison de Verre : chef-d’œuvre moderniste, cette résidence privée germanopratine est à la fois l’une des maisons privées les plus secrètes et les plus connues de Paris. Rares sont ceux qui ont pu en visiter l’intérieur mais nombreux sont les amateurs à avoir franchi la porte cochère du 31, rue Saint-Guillaume, afin d’en découvrir la si fameuse façade (ill. 1). C’est à l’amitié qui liait les couples Dalsace et Chareau que l’on doit sa création : Annie Bernheim connaissait depuis toujours Louise-Dorothée Dyte, dite Dollie, l’épouse de Pierre Chareau. Après son mariage avec le médecin Jean Dalsace, pionnier de la gynécologie moderne, c’est donc tout naturellement qu’elle s’adressa à lui pour meubler leur appartement du boulevard Saint-Germain, où se réunissait déjà l’intelligentsia progressiste parisienne dans les années 1920.


2. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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3. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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Christie’s ne manque ainsi pas de rappeler à bon escient qu’une bonne partie du mobilier en vente aujourd’hui (ill. 2 et 3) n’a pas été conçu pour la Maison de Verre inaugurée en 1932 mais pour cet appartement parisien ainsi que pour d’autres résidences. Nous ne reviendrons pas ici en détail sur la construction si particulière de la Maison de Verre - on conseillera plutôt l’épisode dédié de l’excellente série Architectures, imaginée par Arte - mais plutôt sur son caractère « patrimonial » : celle-ci fut en effet intégralement classée monument historique par arrêté du 29 novembre 1982, alors que les descendants d’Annie et Jean Dalsace en étaient encore propriétaires. Soucieuse de l’avenir de ce patrimoine - qui n’a jamais été négligé ni abandonné, comme put l’être la Villa Cavrois - la famille Dalsace a soigneusement entretenu la Maison de Verre ainsi que les archives familiales, qui ont formé la trame de plusieurs publications de référence, et dont une partie est exceptionnellement visible cette semaine chez Christie’s, en marge de la vente.


4. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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5. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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C’est ainsi que le visiteur est accueilli sur le palier par le très beau portrait d’Annie Dalsace par Jean Lurçat - toujours conservé par les héritiers Dalsace-Vellay, il ne fait pas partie des pièces mises en vente - qui était un ami d’enfance de Jean Dalsace. La scénographie très réussie de Franklin Azzi a notamment retenu le motif du sol de la Maison de Verre - dont deux fragments originaux sont d’ailleurs présents sur ce tabouret repose-pied adapté par Pierre Chareau - dupliqué sur un ensemble d’estrades de hauteurs variées, composant un podium idéal pour les meubles et objets proposés. Que trouve-t-on dans cette vente ? Il y a bien sûr plusieurs pièces uniques, comme le paravent à quatre feuilles dessiné par Pierre Chareau et garni de tapisseries exécutées d’après Jean Lurçat (ill. 4) mais retapissées à l’identique dans la seconde partie du XXe siècle d’après les éléments d’origine mais aussi quelques créations emblématiques de l’architecte et designer comme sa table mouchoir (ill. 5) dont deux exemplaires (lot 25 puis lot 100) sont proposés.


6. Vue ancienne du grand salon de la Maison de Verre
Photo : Estate of Evelyn Hofer
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7. Vue ancienne du grand salon de la Maison de Verre
Photo : Estate of Evelyn Hofer
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Si la Maison de Verre n’accueillit que de rares visiteurs, l’endroit fut abondamment photographié dès les années 1930 et ce n’est pas sans émotion que l’on découvre chez Christie’s une grande partie des meubles connus par les célébrissimes vues anciennes reproduites dans le catalogue (ill. 6 et 7) ou bien en grand format sur les murs des salons parisiens de la maison de vente. Il y a aussi de nombreuses découvertes, comme ces deux portières dites « Bernheim » (lot 111 et lot 114) de 1947 et 1948, qui appartenaient aux parents d’Annie Dalsace - Edmond et Berthe Bernheim - et dont elle hérita par la suite. Emblématiques du goût - et de l’histoire - de la famille, elles n’ont donc pas été conçues pour la Maison de Verre et n’ont ainsi pu y prendre place que dans un second temps. Edmond Bernheim possédait également une propriété de campagne, à Villeflix, pour laquelle Jean Lurçat donna les cartons de deux splendides portières (lot 74), pièces uniques ayant conservé toute leur fraîcheur et dont Annie Dalsace hérita également après la disparition de ses parents.


8. Vue du hall de la Maison de Verre
Photo : François Halard
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9. Vue du boudoir de la Maison de Verre
Photo : François Halard
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C’est donc un ensemble à la fois hétéroclite et homogène qui meubla la Maison de Verre tout au long de son histoire, provenant de plusieurs résidences de la famille Bernheim-Dalsace mais témoignant de son goût pour certains artistes et créateurs. Seule l’amitié entre la famille et Pierre Chareau ou Jean Lurçat pouvait donner naissance à un chef-d’œuvre aussi complet et l’on ne peut que regretter la dispersion d’une partie de ces collections, même si les réalités financières d’une succession et d’une indivision constituent la première menace de démembrement de n’importe quelle grande demeure. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre aux héritiers, ni à la maison de vente qui ne fait que son travail, mais plutôt de rappeler l’histoire récente de ces incomparables collections dans une perspective patrimoniale.

La Maison de Verre fut vendue en 2005 au mécène et collectionneur américain Bob Rubin, grand amateur d’architecture moderniste : Roxana Azimi expliquait dans son article fort bien informé cité plus haut qu’une moitié des meubles avait alors gagné l’appartement classique qui surmonte la Maison de Verre tandis qu’une convention de dépôt signée avec les héritiers Dalsace-Vellay permettait à Bob Rubin de disposer de l’autre moitié selon un accord renouvelable tous les cinq ans, qu’il faut désormais supposer caduque. Roxana Azimi terminait son article en précisant que le collectionneur négociait avec la famille l’acquisition d’une partie du mobilier de la chambre à coucher d’Annie et Jean Dalsace, mais ces affaires privées n’ont pas été davantage commentées.


10. Pierre Chareau (1883-1950)
Porte-lettres avec support pour encrier, vers 1930
Feuille de métal pliée et dorée - 17 x 15 x 10 cm
En vente chez Christie’s le 7/10/21
Photo : Christie’s
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11. Pierre Chareau (1883-1950)
Porte-lettres avec support pour encrier, vers 1930
Feuille de métal pliée et laquée rouge - 17 x 10 x 18 cm
Paris, Centre Pompidou
Photo : Bertrand Prévost
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Une rapide recherche dans la base des collections du Centre Pompidou permet de retrouver une série d’objets de provenance Dalsace ayant fait l’objet de donations ou de dations. Si ces dernières doivent rester anonymes, on découvre ainsi que le tout premier lot de la vente, le porte-manteau, possède un pendant venant lui aussi de la Maison de Verre qui a fait l’objet d’une dation en 2008. Christie’s propose ensuite un porte-lettre doré (ill. 10) dont une version laquée rouge (ill. 11) est entrée dans les collections nationales à la suite d’un don d’Aline et Pierre Vellay en 2006. Cet objet, sobre et fonctionnel, trône chez Christie’s (ill. 12) sur une autre création de Pierre Chareau : le bureau Dactylo et son tabouret, pièce unique parée de cuir rouge constituant l’un des lots vedettes de la vente.


12. Le porte-lettres doré et le bureau Dactylo de Pierre Chareau exposés chez Christie’s à Paris
Photo : Alexandre Lafore
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En continuant nos recherches sur la base des collections du Centre Pompidou, nous avons également pu remarquer un somptueux paravent peint par Jean Lurçat, offert en 2006 par Aline et Pierre Vellay en mémoire d’Annie et Jean Dalsace, commanditaires de la Maison de Verre de Pierre Chareau, ainsi qu’une pièce encore plus intéressante : un bas-relief polychrome de Jacques Lipchitz. Entrée dans les collections nationales par la même donation de 2006, cette sculpture n’est pas conservée au Centre Pompidou : sa notice en ligne précise qu’elle a fait l’objet depuis le 13 mars 2007 d’un dépôt à la Maison de Verre ! En 2007, celle-ci avait pourtant déjà été rachetée par Bob Rubin, qui avait pris en 2006 la présidence de la Centre Pompidou Foundation (CPF) dont il démissionna avec fracas au printemps 2012 après plusieurs mois de conflit ouvert - et largement médiatisé - avec l’ancien président de l’institution, Alain Seban. Plusieurs objets provenant de la Maison de Verre ont donc déjà rejoint les collections nationales, par don ou par dation de la part des héritiers Dalsace-Vellay, mais l’essentiel demeure donc en leur possession.


13. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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14. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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Faut-il ainsi s’attendre à de nouvelles ventes à l’image de celle que Christie’s (ill. 13 et 14) orchestre avec talent demain soir ? Le classement monument historique de 1982 ne concernait que les murs et le mobilier qui y est attaché, qu’on serait tenté de qualifier de « mobilier meublant » malgré l’anachronisme de l’expression. Si la Maison de Verre, résidence privée depuis sa création, ne se visite hélas qu’avec parcimonie, nous venons de voir que le Centre Pompidou y a déjà déposé le bas-relief de Jacques Lipchitz offert par Aline et Pierre Vellay. Peut-on donc espérer des préemptions lors de la vente ou bien de nouvelles dations [1] de la part des héritiers ? Seul l’avenir nous le dira.


15. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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16. La vente Annie et Jean Dalsace : collections de la Maison de Verre exposée chez Christie’s à Paris
Photo : Christie’s
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La loi n’étant pas rétroactive, il semble délicat de pouvoir activer aujourd’hui le précieux dispositif introduit en 2016 en faveur de la Maison de Verre dont le « classement in situ » de l’ensemble des meubles et objets de Pierre Chareau réunis par la famille Dalsace aurait, bien entendu, constitué la solution idéale d’un point de vue patrimonial. Pourtant, le mobilier de Pierre Chareau si largement admiré chez Christie’s (ill. 15 et 16) cette semaine correspond assurément à ce que la loi qualifie d’« ensemble historique mobilier », la Maison de Verre constituant l’unique témoignage de son travail architectural puisqu’il s’agissait d’une commande très particulière, due à l’amitié qui le liait au couple Dalsace. Faut-il donc se résoudre à voir l’intégralité de son contenu dispersé aux enchères ? Les meubles possèdent-ils leur certificat d’exportation ? Christie’s nous ayant indiqué que rien ne s’opposait à leur sortie de France, on peut le penser. Si tel est le cas, pourquoi le ministère de la Culture les a-t-il accordés ?

De son côté, le fameux appartement qui surplombe la Maison de Verre et où une partie du mobilier avait apparemment trouvé refuge est actuellement en vente lui aussi, comme en témoigne cette annonce immobilière le proposant au prix de neuf millions d’euros, une somme élevée qui sera peut-être elle-même inférieure au produit de la vente prévue demain soir. Espérons que les prochains jours nous permettront d’en savoir davantage sur le futur de ces pièces emblématiques de l’art moderne qui risquent désormais de ne plus échapper à la dispersion dont elles avaient été si longtemps protégées. On ne peut que regretter leur probable départ du pays, alors qu’il existe des solutions permettant d’éviter cela et que d’autres pourraient être imaginées en vue de limiter le nombre de catastrophes patrimoniales de ce type. Rappelons ainsi les propositions formulées par l’association Sites & Monuments (lire ici et ici) qui n’ont jusqu’à aujourd’hui suscité aucun intérêt de la part du ministère de la Culture qui se contente de regarder le patrimoine français se réduire comme peau de chagrin comme si cela ne le concernait pas [2].

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