Sculptures par Carpeaux, Dalou et Carriès au Petit Palais

Durant le XIXe siècle, depuis notamment David d’Angers et François Rude, jusqu’à Rodin, un petit nombre de sculpteurs en France, à l’esprit indépendant et engagé dans l’art de leur temps - c’est à dire la « modernité » à la* Baudelaire - défièrent les dogmes néo-classiques contraignants de l’Ecole des Beaux-Arts. L’art académique supposait l’idéalisation de la figure humaine basée sur les canons antiques et la représentation de sujets allégoriques, religieux, ou héroïco-historiques. Le réalisme devint le moyen essentiel grâce auquel les artistes progressistes rompirent avec les contrôles académiques qui s’exerçaient sur le style, le matériau et la raison d’être de la sculpture. Ironiquement, le courant réaliste au XIXe siècle ouvrit aussi la voie aux ruptures non figuratives des débuts du XXe siècle d’artistes comme Matisse, Picasso et Brancusi.

La principale galerie d’exposition du Petit Palais pour la peinture et la sculpture du XIXe est, en réalité, d’abord dédiée au développement du réalisme dans la seconde moitié du siècle de la toile monumentale et inachevée de Courbet, les Pompiers courant à un incendie, jusqu’au plâtre plus grand que nature Le Grand Paysan (1897-1903) par Jules Dalou, renforcé par le triptyque, daté de 1888, de Ferdinand Pelez (1848-1913) Grimaces et Misère : Les Saltimbanques, un chef-d’œuvre absolument fascinant de réalisme psychologique. Le clou de la présentation, cependant, est le placement à même le sol, dans un choix délibéré du conservateur, du marbre délicieusement érotique de Jean-Baptiste Clésinger (1814-1883), la Bacchante de 1848, face à la peinture presque pornographique de Courbet, Le Sommeil (1866), qui dépeint deux lesbiennes dormant enlacées. La relation que tissent, dans la galerie, ces deux œuvres audacieuses, le marbre de Clésinger montrant la figure contorsionnée, couchée et nue de sa célèbre maîtresse Apollinie Sabatier et la peinture de Courbet représentant des femmes sexuellement épuisées, donne le sentiment d’un "avant" et d’un "après" dans un scénario dérivant d’expériences orgiaques.

1. Jean Carriès (1855-1894)
Grand crapaud et Faune, vers 1890-1894
Grès émaillé
Paris, Musée du Petit Palais
© Musée du Petit Palais
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Les trois sculpteurs ayant joué un rôle majeur dans le développement du réalisme dans la seconde moitié du XIXe siècle sont Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), Jules Dalou (1838-1902) et Jean Carriès (1855-1894). Au Musée d’Orsay, on peut apprécier l’art de Carpeaux en étudiant son grand bronze, d’Ugolin, travail précoce, ainsi que de nombreux exemples de bustes en plâtres et en bronze, d’esquisses en terre cuite pour des œuvres de plus grande dimension et particulièrement les modèles en plâtre pour les principales sculptures publiques de l’artiste : L’Allégorie de la Danse et La Fontaine des Quatre Continents. En effet, indiscutablement détenteur de la plus complète collection d’art français du XIXe siècle (depuis environ 1830 jusqu’à 1914), le Musée d’Orsay donne bien à voir parmi ses collections un échantillon des réussites sculpturales de ces trois artistes. Cependant, de l’autre côté de la Seine, dans la collection éclectique du Petit Palais, les sculptures de Carpeaux, Dalou et Carriès règnent en maître [1]. En plus de sa grande collection de Carpeaux donnée par sa fille en 1938 (182 sculptures, peintures et dessins parmi lesquels 114 plâtres, bronzes et terres cuites ainsi que le plâtre original d’Ugolin), le Petit Palais possède le plus important et le plus riche fonds de Dalou (300 sculptures en plâtre, terre cuite, cire et bronze, principalement acquis en 1905 auprès de sa succession pour aider sa fille handicapée mentale, Georgette) et de Carriès (269 céramiques et sculptures en plâtre, cire (5), et grès émaillés, principalement offerts en 1904 par Georges Hoentzxhel, l’exécuteur testamentaire de l’artiste). C’est avec ces richesses que le Petit Palais parvient à compléter la mission de rétrospective globale du Musée d’Orsay. Exactement comme la grande collection monographique du Musée Rodin, avec sa large variété d’études et de matières complète à merveille la splendide présentation des sculptures de Rodin au Musée d’Orsay, le Petit Palais offre une opportunité unique, grâce à son fonds important de Dalou et de Carriès, de présenter au public une vision très complète des principales tendances de l’art français dans le dernier quart du XIXe siècle. Il est rare, en effet, pour un musée, d’avoir la possibilité d’explorer aussi profondément le processus artistique d’un artiste important, et encore plus inhabituel de pouvoir le faire pour deux - ici, Dalou et Carriès - qui ont travaillé en partie pendant la même période.

De ces trois artistes, Carpeaux est le plus connu aujourd’hui et fut le sculpteur le plus influent, à l’exception de Rodin, de la seconde moitié du XIXe siècle. Durant sa carrière (1859-1875) qui s’étend de la dernière décennie du Second Empire aux cinq premières années de la Troisième République, il donna le sentiment de vie à travers sa sculpture. Depuis son Michelangelesque Ugolin (1859), chargé d’émotion, jusqu’à son exubérante et érotiquement audacieuse Allégorie de la Danse (1868) pour l’Opéra Garnier en passant par sa dynamique représentation de la Fontaine des Quatre Continents (1867-1872) (particulièrement avec les traductions en bustes de L’esclave et du Chinois), on sent, par la manière expressive avec laquelle l’artiste manie l’argile le sang couler dans les veines des figures représentées. Les sujets nus de L’Allégorie de la Danse dispensent un tel enivrement, un tel plaisir de la vie et une sensualité si débridée qu’en 1869, à la veille de la chute du Second Empire, ils furent près d’être remplacés par une imagerie plus réservée. La Danse introduit un nouveau type de réalisme robuste qui s’appuie sur les anciens maîtres reconnus, en particulier Pierre Paul Rubens et Paul Véronèse. Il influença d’autres portraits de femmes du XIXe siècle, notamment les nus allégoriques très naturels figurés dans le Triomphe de la République de Dalou, dont la vivacité est exprimée dans la maquette en plâtre au Petit Palais. Carpeaux a aussi insisté sur l’intérêt de l’esquisse (en français dans le texte), et les qualités de texture, tactile et abstraites de ce matériau (le plâtre) qui, alors qu’il permet une franche ressemblance de ses modèles autorise aussi parfois un scintillement de la lumière et de l’ombre, sur la surface, à la mode impressionniste, dotant la sculpture d’une spontanéité qui devient emblématique de l’intérêt pour le réalisme et l’abstraction des sculpteurs de Rodin à Matisse.

2. Jules Dalou (1838-1902)
Trois versions de la Femme assise, vers 1870
Terre cuite et plâtre
Paris, Musée du Petit Palais
© Musée du Petit Palais
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Carpeaux joua un rôle important dans la carrière de Dalou, ayant persuadé les parents de celui-ci de l’autoriser à fréquenter la Petite Ecole et plus tard lui servant de professeur. Dès 1870, sous l’influence de Carpeaux et après s’être éloigné de la description académique des baigneurs nus, Dalou créa des sculptures en marbre sur des thèmes intimes et naturalistes dénués d’intentions allégoriques : la broderie, la lecture, donner le sein à un enfant. Après la chute de la Commune, Dalou passa les années 1870 en exil à Londres où il produisit, parmi d’autres œuvres, une série de baigneuses contemporaines, non idéalisées, dans des poses variées, se séchant ou enfilant des bas, qui annoncent celles de Degas. Comme Amélie Simier, la conservatrice des sculptures du Petit Palais, l’a montré dans un récent article, le musée possède un groupe extraordinaire de ces baigneuses, en plâtre patiné et terre cuite, dans lequel l’artiste explore les subtiles changements dans la musculature et dans les plis de la chair dus à une simple modification de la pose des nus assis [2]. Plutôt qu’imposer un canon idéalisé des proportions humaines, Dalou cherchait à exprimer en terre le travail du corps en mouvement, sa structure, et ses tensions, comme on le voit dans ses études pour la Fraternité de 1882-1882, au Petit Palais.

3. Jules Dalou (1838-1902)
Plusieurs études pour Le Monument
aux Travailleurs
, vers 1890-1895
Terre cuite
Paris, Musée du Petit Palais
© Musée du Petit Palais
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En tant que membre de la Commune de Paris et socialiste/républicain/démocrate, Dalou avait une grande sympathie pour la classe laborieuse. Comme Rodin, Carriès et Alexandre Charpentier, Dalou se voyait lui-même d’abord comme un artisan - un travailleur - et, ensuite, comme un artiste. Cette approche humaniste semble apparaître dès 1879 dans son dessin pour le Triomphe de la République, qui inclut de manière prédominante un Travailleur puis elle devient l’obsession de Dalou durant les deux dernières décennies du siècle alors qu’il s’engage à dessiner un Monument des Travailleurs qui, cependant, comme celui de Rodin, ne fut jamais réalisé. La conseil municipal de Paris aimait tellement le modèle en plâtre de Dalou pour le Triomphe de la République qu’en 1880 il demanda à l’artiste de le transformer en un bronze monumental de dix mètres de haut qui fut finalement installé en 1899 Place de la Nation (l’ancienne Place du Trône). La sculpture fut inaugurée en même temps que la Fête du Triomphe organisée par la Troisième République ; la Fête était un événement dont l’objectif était de mettre en rapport les éternels idéaux républicains : Liberté, Egalité et Fraternité avec ceux du Travail, de la Justice et de la Prospérité, et qui impliqua la participation des organisations syndicales de la Nation. Le plâtre original de Dalou pour Le Grand Paysan (1897-1903) du Petit Palais, sa maquette en plâtre pour son Monument aux Travailleurs, comme les nombreuses petites études en terres préparatoires aux travailleurs pour le même monuments, librement exécutées, témoignent de la grande préoccupation sociale de l’artiste et de son engagement pour un réalisme humaniste qui exprime des idéaux universels.

4. Jean Carriès (1855-1894)
Détail d’un élément grotesque de
La Porte de Parsifal
Grès émaillé
Paris, Musée du Petit Palais
© Musée du Petit Palais
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Des trois artistes considérés, l’œuvre de Carriès est de loin la plus inhabituelle et la plus innovante. Carriès exposa pour la première fois au Salon de Paris en 1875. Ses portraits sculptés inspirés de Vélasquez et de Hals furent progressivement reconnus par les critiques dès le début des années 1880. Au Salon de 1881, en plus de la théâtrale tête de Charles Ier décapité, l’artiste exposa des exemples des Déshérités, une série de bustes de plâtre réalistes couverts de patines peintes variées représentant des figures de marginaux et de pauvres. Cette série fut complétée par d’autres bustes idiosyncratiques en plâtre, cire et finalement en bronze, de membres de la famille, de figures religieuses et de bébés étranges et dérangeants. Mais sa plus importante contribution à l’art fin-de-siècle fut son œuvre en grès émaillé dont le sommet fus son extraordinaire Porte de Parsifal (1890-1894) commandée par la riche américaine Winnaretta Singer pour former l’entrée monumentale de sa chambre dans sa nouvelle demeure parisienne destinée à accueillir le manuscrit orignal de l’opéra de Richard Wagner (même s’il est possible qu’elle n’ait jamais réussi en fin de compte à l’acquérir). L’intérêt de Carriès pour le grès émaillé et les céramiques date de l’Exposition Universelle de Paris en 1878, où il vit des exemples d’œuvres japonaises réalisées dans cette matière. Il fut encouragé dans cette démarche par Gauguin, à qui il fut présenté pendant l’hiver de 1886-1887 par Ernest Chaplet dans l’atelier de céramique de ce dernier rue Blomet. A l’automne 1888, Carriès avait gagné une indépendance financière suffisante pour lui permettre de se consacrer essentiellement à perfectionner le procédé complexe de cuisson de la poterie en grès émaillé - « ce mâle de la porcelaine » comme il l’appelait. L’artiste installa un atelier à Saint-Amand-en-Puisaye, une ville au sud-est de Paris renommée pour son argile et ses potiers. Fermement engagé lui-même dans son rôle d’artiste-artisan, Carriès créa des glaçures dans des subtiles variations de brun, de beige et de crème. A partir de 1888-1889, il appliqua ces effets de couleurs à de nombreuses versions de ses anciens portraits en céramiques et à un répertoire toujours plus important de masques fantastiques et grotesques, d’autoportraits et à des animaux inspirés par la sculpture gothique et l’art japonais. C’est à travers ces deux dernières influences que l’extrême réalisme de Carriès mena à la distorsion, à la caricature et finalement au grotesque - tout cela préparant la voie à la défiguration de la sculpture par les artistes du début du XXe siècle.

5. Jean Carriès (1855-1894)
Vitrine avec des éléments de
La Porte de Parsifal, 1890-1894
Grès émaillé
Paris, Musée du Petit Palais
© Musée du Petit Palais
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Comme la Porte de l’Enfer de Rodin, La Porte de Parsifal de Carriès, qui, en réalité, est un peu plus grande que l’œuvre de Rodin, représenta le plus grand défi artistique de la carrière de son créateur et ne fut jamais terminée. Carriès passa les quatre dernières années de sa vie à travailler sur ce projet, mais les contraintes techniques pour mettre en forme, glacer et lier entre eux six-cent pièces différentes se révélèrent insurmontables. Pendant plus de trente ans le plâtre original grandeur nature de La Porte de Parsifal fut exposée au Petit Palais à l’entrée d’une pièce dédiée à l’œuvre de Carriès. Malheureusement, à la fin des années 1930, à cause d’une décision de conservation sans imagination, à courte-vue et dévastatrice le modèle fut détruit et la pièces consacrée à Carriès démantelée. Ce fut seulement en 1997, grâce à l’importante exposition organisée par la galerie Patrice Bellanger et à la publication qui l’accompagnait que l’art et la réputation de Carriès furent réhabilités. La réouverture du Petit Palais a permis d’inaugurer à nouveau une galerie dédiée à la sculpture de Carriès qui inclut le plâtre à demi-modèle de La Porte de Parsifal, l’autoportrait en cire de l’artiste et de nombreuses versions de ses masques et de ses animaux fantastiques et grotesques. Cependant, ce qui est visible est seulement le sommet de l’iceberg qui aiguise l’appétit du visiteur et le rend avide d’en voir bien davantage de cet artiste remarquable. La flexibilité des galeries du Petit Palais offrent un grand potentiel qui permettra sûrement de bénéficier davantage des riches colletions de ce magnifique musée 1900. Tant Dalou que Carriès mérite une exposition rétrospective avec un nouveau catalogue définitif documentant leurs extraordinaires réussites et leurs rôles important pour l’histoire de l’art fin-de-siècle*.

Traduit par Didier Rykner
(merci à Thierry Cazaux pour sa relecture attentive)

Philipp Dennis Cate est Director Emeritus de The Jane Voorhees Zimmerli Art Museum. Il a récemment organisé l’exposition Breaking the Mold. Sculpture in Paris from Daumier to Rodin (voir le compte-rendu sur ce site).

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