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- 1. Portrait de Maurice Burrus
Photographie d’époque provenant
de la famille Burrus
Photo : Etienne de Causans - Voir l´image dans sa page
L’étonnante et finalement rassurante histoire d’un beau et grand tableau attribué à Pierre Mignard, Alexandre et la reine des amazones, régularisé au bout de presque sept décennies d’attente… au Musée Calvet d’Avignon (voir la brève du 13/8/12), incite à revenir sur son acheteur (et donateur de facto), Maurice Burrus (Dambach-la-Ville, 1882 - Genève, 1959) (ill. 1), cet industriel et homme d’affaires richissime, Alsacien patriote convaincu, parlementaire de la Troisième République, généreux philanthrope, défenseur des forêts, philatéliste mondialement renommé, constructeur de châteaux, passionné d’archéologie et… mécène. – Une personnalité qui sortait vraiment de l’ordinaire ! Il n’est pas étonnant qu’il ait fait l’objet de plusieurs monographies et articles, voire bien entendu de nombreuses mentions sur internet [1].
Il appartenait à une nombreuse dynastie d’industriels en tabac à cheval sur la Suisse et l’Alsace [2]. Sa famille, venue de Dambach-la-Ville, avait créé une première manufacture dans le Jura suisse à Boncourt, en 1814, pour échapper au monopole de l’Etat dans la France napoléonienne, puis une seconde, cette fois en Alsace (germanisée), à Sainte-Croix-aux-Mines, en 1872, laquelle devint rapidement la plus importante d’Alsace. Maurice Burrus cogéra l’entreprise d’Alsace avec son cousin André de 1911 à 1947, date à laquelle leur manufacture de cigares et cigarettes fut nationalisée (elle fermera définitivement en 1960). Aussi bien le souvenir des Burrus reste-t-il fort présent à Sainte-Croix-aux-Mines, ne serait-ce que par leurs résidences de famille et une imposante chapelle funéraire, les unes et les autres dûment recensées par l’Inventaire général. Soit, en plus de la cossue et traditionnelle habitation (1889) du grand-oncle Martin Burrus, devenue à présent la mairie de l’endroit, un somptueux édifice, le Château Burrus, construit en 1900 dans un style néo-baroque francisant par le père de Maurice et reçu en héritage par notre mécène en 1911 (aujourd’hui revendu et inoccupé, il a été opportunément inscrit à l’inventaire des Monuments historiques), tandis que la Villa Burrus (1932), ancienne demeure du cousin André et actuelle médiathèque de la ville, témoigne là encore d’un style néo-dix-huitième à la française, en somme une marque caractéristique de la famille Burrus.
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- 2. Auberge des Dauphins, forêt de Saoû (Drôme)
Photographie des années 1930
Photo : Exposition Maurice Burrus, Saoû, septembre 2009 - Voir l´image dans sa page
Le fait est que Maurice Burrus fut un acteur important de la vie économique alsacienne et fit fortune. En plus de son activité de cigarettier, il dirigea en effet la banque du Rhin et fondit en 1923, à Strasbourg, la société de capitalisation ESCA qu’il présida jusqu’à sa mort. Son goût des vastes projets l’amena à acquérir, également en 1923, la fameuse forêt de Saoû [3] dans la Drôme, pour en faire au départ un domaine de chasse, mais il en rationalisa bientôt l’exploitation sylvestre qu’il associa avec pertinence à des fins touristiques et sociales, d’où, entre autres aménagements, la construction en 1930-1931 d’un manoir inspiré par le Grand Trianon de Versailles, une typique démarche Burrus, servant de restaurant de luxe, l’Auberge des Dauphins (inaugurée en 1934) (ill. 2). Quelque peu délaissée et dégradée par la suite, cette œuvre de l’architecte Paul Boyer, de Romans, mériterait d’être protégée, et le salut viendra peut-être du fait que la forêt a été départementalisée en 2003, des projets de réhabilitation de l’édifice étant d’ores et déjà à l’étude [4]. Dans la droite ligne de son style d’action, Maurice Burrus ne pouvait bien entendu se désintéresser de la politique. Alsacien résolument patriote pro-français, il s’oppose pendant la Première Guerre mondiale au pouvoir allemand en place et fera de même lors de la Deuxième Guerre, au point de s’exiler temporairement en Suisse, en 1918, après s’être vu privé de tous ses biens. Acquérant la nationalité française en 1921 (il était suisse par ses parents), décoré de la croix de guerre, présidant l’importante association des Proscrits d’Alsace, aidant financièrement nombre d’autres associations, il se fait tout naturellement élire député du Haut-Rhin en 1932 puis en 1936, intervenant à plusieurs reprises en faveur des Alsaciens-Lorrains ou sur les questions du marché du vin et de la réforme électorale [5].
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- 3. Présentation du Barbier espagnol
par Antoine Dumas à l’occasion de la remise
officielle du tableau de Mignard par la famille Burrus,
le 5 juillet 2012, au Musée Calvet d’Avignon
Photo : Musée Calvet - Voir l´image dans sa page
Mais sa grande passion, avec la philatélie (il réunit une collection de 700 albums de timbre-poste), fut l’archéologie. A ce titre, son principal (et méritoire) titre de gloire est d’avoir largement subventionné à partir de 1925 et pendant une vingtaine d’années les fouilles de Vaison-la-Romaine qu’avait lancées en 1907 l’illustre chanoine Sautel [6], cet archéologue hors pair qui avait été à l’origine de la redécouverte du site : 15 hectares de vestiges dégagés et consolidés… On raconte plaisamment que Maurice Burrus fut sensible à sa propre homonymie avec Sextus Afranius Burrus, le digne précepteur de Néron (avec Sénèque) que célébra Racine. Son actif soutien à la cause de Vaison est remarquable par l’intention pédagogique qu’il déploie alors dans ce cadre – faire comprendre un monument dans sa totalité la plus véridique, expliquer structures et matériaux, le poussant ainsi à faire restituer les arènes de Vaison selon des idées de restauration globale en vogue à l’époque et qui retrouvent aujourd’hui une certaine audience après avoir été décriées (que l’on songe aux restaurations des fortifications médiévales de Provins menées par l’audacieux architecte des Monuments historiques, Jacques Moulin [7]). Tout est si bien que Burrus, reconnu citoyen d’honneur de la ville en 1932, prit plaisir à séjourner à Vaison, s’y installant même à demeure au cours de la dernière Guerre, l’Alsace réannexée par l’Allemagne lui étant interdite et son château de Sainte-Croix-aux-Mines confisqué par l’occupant pour des raisons militaires. On s’explique mieux alors qu’il ait pu, en pleine Occupation, acheter dans une vente locale près d’Avignon, celle de M. de Montillet à la Chartreuse de Bonpas, l’imposant tableau de Mignard que l’on sait et qu’il l’ait déposé, juste à l’issue de la vente (29 mai 1943), au Musée Calvet d’Avignon. Est-ce à dire, comme l’avance la Fondation Calvet sur son site Internet, que Burrus avait l’intention d’exposer ce grand tableau (alors anonyme) dans un musée qu’il projetait de construire à Vaison, projet resté sans suite, ce qui fit que ledit tableau resta en attente à Avignon, quelque peu oublié au point de n’être jamais réclamé ? Il faudrait comprendre en ce cas qu’il s’agissait d’un musée devant se substituer au précédent, car le chanoine Sautel avait réussi à en créer un premier en 1921, musée construit en 1923 et aménagé l’année suivante, mais ce musée, tout lapidaire et archéologique du reste, devait se révéler bientôt insuffisant, et il fallut attendre 1974-1975 pour qu’un nouveau bâtiment beaucoup plus spacieux (et encore agrandi à partir de 1998) le remplace enfin.
Reste que Maurice Burrus fit, à la même date de 1943, expressément don au Musée Calvet d’un autre tableau acquis par lui à cette vente, le Barbier espagnol de l’Avignonnais Antoine Dumas (1820-1859), dont il n’était pas question dans la brève du 13/8/12. Lors de la cérémonie du don du Mignard par la famille Burrus, le 5 juillet dernier (ill. 3), la toile de Dumas fut justement sortie des réserves (elle n’était pas exposée en temps normal). Une peinture franche et bienvenue, due à un orientaliste proche de Dehodencq et qui rappelle aussi la manière de Decamps par des effets de murs ensoleillés et traités en pleine pâte (ill. 4). Comme il se doit en plein Second Empire, Dumas était féru de scènes espagnoles, consubstantielles pourrait-on dire à l’orientalisme non moins en vogue à l’époque (voir par exemple le cas d’Eugène Giraud ou de Henri Regnault). Reconnaissons que Burrus eut la main heureuse en offrant un tableau qui renforce avantageusement la présence au Musée Calvet d’un jeune peintre prometteur, précocement disparu en Egypte. De cet artiste trop vite qualifié de local, on peut voir au musée d’Avignon encore trois autres peintures [8] dont deux seulement figuraient dans les anciens catalogues du musée, la plus importante, acquise seulement en 1966, étant Le départ des muletiers (province de Valence), l’une des rares œuvres de Dumas exposées au Salon de Paris (1859, n° 948).
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- 4. Antoine Dumas (1820-1859)
Le Barbier espagnol
Huile sur toile - 81 x 65 cm
Avignon, Musée Calvet
Photo : Musée Calvet - Voir l´image dans sa page
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- 5. Château de Hombourg (Haut-Rhin)
Vue actuelle
Photo : Ville de Hombourg - Voir l´image dans sa page
Quant à parler du goût si typique de Burrus pour l’archéologie et la pratique du pastiche et de la reconstitution, il faut également signaler, après l’Antiquité romaine ressuscitée à Vaison et le XVIIe siècle français vénéré à travers le Grand Trianon, l’étonnante prestation d’un château-fort médiéval (ill. 5) tout en moderne béton armé (du béton comme dans la contemporaine et relativement voisine Ligne Maginot !) qu’il se plut à faire construire à Hombourg dans le Haut-Rhin, en 1930, avec fossés remplis d’eau, scrupuleux pont-levis, tourelles soigneusement crénelées mais aussi performante étable dotée d’abreuvoirs automatiques, les tours d’angle servant ingénieusement à l’ensilage du grain, tandis qu’un fenil était aménagé à l’étage … Encore une prouesse archéologique, en néo-gothique cette fois, dont il faudra tout de même surveiller l’évolution (fragilité inhérente au béton) sans parler d’une éventuelle protection (contre la spéculation immobilière !).
– Décidément, Burrus, le milliardaire mécène, le roi du timbre-poste, l’Alsacien fidèle, l’écologue de la forêt de Saoû aux préoccupations sociales, le bienfaiteur d’Avignon et de Sainte-Croix-Aux-Mines, l’archéologue idéaliste, voilà une figure aussi originale qu’intéressante, attachante même ! Avignon, c’est justice, nous permet d’en faire à nouveau mémoire.