Le porche de Victor Mottez à Saint-Germain-l’Auxerrois : tardifs regards d’un peintre (Auguste Leroux) et d’un écrivain (Huysmans)

Comme La Tribune de l’Art a pu récemment en faire état (voir la brève du 11/8/21), un projet de décoration pour la fresque peinte au porche de Saint-Germain-l’Auxerrois par Victor Mottez entre 1842 et 1846, proche dans ses grandes lignes mais tout de même assez différent de la réalisation définitive, est entré il y a peu par don dans les collections du Petit Palais à Paris (ill. 1). – Soit le tableau même qui permit à Bruno Foucart (1938-2018), son dernier et avisé possesseur, de rouvrir en 1998 [1] et, qui sait, de presque clore un passionnant dossier, tout à la fois amer et nostalgique autant que nécessaire : fallait-il bien en plein XIXe siècle risquer de dénaturer un prestigieux édifice du Paris médiéval, puis respecter et conserver malgré sa précoce dégradation un tel apport allogène ? – Vaste débat qui finit, on le sait, par déboucher sur la pure et simple disparition du décor, actée en 1966 « en pleine ère du blanchiment Malraux », comme le note incisivement Bruno Foucart, c’est-à-dire l’élimination d’un travail de Mottez, ce vertueux ingriste qui relève d’un courant néo-primitif à l’italienne souvent qualifié de « nazaréen » et qui requiert aujourd’hui toutes les attentions et derechef toutes les faveurs.


1. Victor Mottez (1809-1897)
Modello préparatoire au décor du porche de Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris, 1842-1846
Huile sur deux toiles marouflées sur carton - 91 x 127 cm
Paris, Petit Palais
Photo : Petit Palais
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Dans ce dossier essentiellement constitué de gravures et de photographies en noir et blanc, et qui comporte un autre modello simplement connu par une reproduction photographique [2] mais quant à lui beaucoup plus proche de la fresque définitive que le tableau qui vient d’entrer au Petit Palais, il n’est pas sans intérêt d’introduire ici un nouveau témoignage pictural qui donne un (petit) écho coloré de ce retentissant décor à jamais disparu. Il s’agit d’une peinture signée d’Auguste Leroux (ill. 2) apparue tout récemment dans une vente publique en plein Texas [3], et reproduisant effectivement le porche de Saint-Germain-l’Auxerrois, mais juste désignée au catalogue comme « Gothic Church Doors »). Cet Auguste Leroux est le frère aîné de Georges Leroux (1877-1957), tous deux menant une carrière de peintre avec un avantage de qualité pour le cadet, certes le plus connu des deux [4]. Par chance pour notre propos, cette Vue de Saint-Germain-l’Auxerrois par Auguste Leroux a pu être de suite rapatriée par son acquéreur français qui, heureusement attentif, sut reconnaître le motif et a tenu à en faire profiter les lecteurs de La Tribune de l’Art.


2. Auguste Leroux (1871-1954)
Vue du porche de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris, vers 1905-1906
Huile sur toile – 80 x 100 cm
Rouen, collection particulière
Photo : Jacques Marie
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L’intérêt de cette peinture est qu’elle confirme bien l’existence, au moins jusqu’au début du XXe siècle, du décor de Mottez au porche de Saint-Germain-l’Auxerrois. En dépit d’un état de dégradation avancée qui se vit dénoncé presque dès l’origine [5], le travail de Mottez qui débute concrètement en 1844 pour s’achever en 1846 avec la peinture du tympan central, est bien décelable sur le tableau de Leroux. En 2017, une esquisse préparatoire, toujours d’Auguste Leroux, apparue dans une vente allemande [6] (ill. 3), avait été proposée avec une hypothétique mais intéressante datation vers 1905. De quoi éventuellement faire un rapprochement avec la brillante présentation que donne le littéraire Joris-Karl Huysmans (1848-1907) de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et tout spécialement de son porche. Tant et si bien qu’il s’impose, croyons-nous, de faire référence à cet écrit dans la présente note. C’est en effet en janvier 1905 que le lyrique encenseur de la chrétienté du Moyen-Age, fraîchement converti au catholicisme au début des années 1890, publie une longue notice illustrée sur cette église parisienne dans Le Tour de France, revue apparemment très touristique mais de bonne qualité [7], où le porche est reproduit en pleine page. C’est même l’un des ultimes textes de l’écrivain qui décède à 59 ans seulement en 1907. Or, il y stigmatise avec dédain « les fresques modernes d’un nommé Mottez », qualifiées d’ « inutile peinture », de « ce Mottez qui décora le grand portail de ses badigeons qu’effacèrent, pour l’allégresse des artistes, de secourables soleils et de propices pluies », preuve qu’à l’époque le décor de Mottez était déjà très compromis...


3. Auguste Leroux (1871-1954)
Vue du porche de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris
Huile sur panneau – 19 x 24 cm
Kiel, Maison de vente Schramm, 18 novembre 2017, n° 703
Photo : Schramm
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Ce texte aux implications rageuses (et, disons-le, injustes !) à l’encontre de Mottez parut ensuite dans un recueil posthume Trois églises et Trois primitifs [8], Plon, 1908, au titre – une double et aguichante triplice ! – qui n’est pas sans créer un peu de confusion, suivi d’une réédition illustrée par le graveur Charles Jouas, en 1920. Est-ce à dire que l’article de Huysmans de 1905 concernant la seule église de Saint-Germain-l’Auxerrois aurait pu inciter alors un peintre en recherche de motifs comme Auguste Leroux en l’occurrence, à s’intéresser à cet édifice ? On ne peut exclure la chose sans plus s’avancer. Leroux, sans doute captivé par le motif du porche de l’église, se complait manifestement à l’évoquer dans toute sa fragilité archéologique [9], ce que prouve encore une attachante aquarelle de sa main passée en vente en 2006, agrémentée d’un plaisant cortège d’enfants de chœur en robe rouge, une jolie note de couleur s’il en est [10] (ill. 4).


4. Auguste Leroux (1871-1954)
Vue du porche de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris avec un cortège d’enfants de chœur
Aquarelle – 12,5 x 15 cm
Senlis, Hôtel des ventes, 26 novembre 2006, n° 65
Photo : Senlisenchères
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Ce qui paraît avoir pu justifier l’approche de Leroux, comme s’il ne pouvait traiter son motif que de loin, de façon sommaire, pour le plaisir de l’œil avant tout, c’est aussi et surtout l’éclatante présence du fond doré du tympan central, presque envahissante – apparemment, l’artiste n’aura retenu que cela ! – qu’offre encore à cette date le décor de Mottez. Et c’est bien cette insistance sur la coloration dorée justement relevée par Leroux qui déplut déjà tellement à l’intransigeant rédacteur des Annales archéologiques (sans doute Didron en personne) en 1847 [11]. De fait, dans une longue et exigeante description critique portant principalement sur l’iconographie, où l’auteur tance le hardi Mottez d’exposer impavidement « aux yeux de tout Paris et en face du Louvre, des peintures qui blessent à la fois les convenances, le dogme religieux et la science archéologique » (Christ crucifié représenté au tympan central, emplacement du Saint-Esprit, figuration des saints, etc.), Didron aîné (1806-1867), le savant directeur et omnipotent rédacteur des Annales, dénonce et condamne non sans aigreur l’esthétique jugée trop peu franco-médiévale de Mottez qui fait « badigeonner d’or ou de couleurs de toute espèce » les monuments du Moyen-Age comme Saint-Germain-l’Auxerrois : « M. Amaury-Duval, dans sa peinture de la Vierge à Saint-Germain-l’Auxerrois, M. Mottez, dans son porche, nous fatiguent de ces anges exotiques », des anges « de style et de types italiens, quand nous avons des anges français de XIIe, XIIIe et XIVe siècles d’un aussi admirable caractère ».

Assurément, le porche de Saint-Germain-l’Auxerrois, véritable manifeste d’une frappante modernité picturale, celle des Mottez et des Amaury-Duval, deux artistes l’un et l’autre actifs à Saint-Germain-l’Auxerrois [12], faisait l’objet d’intenses controverses, et il n’est pas sans intérêt de relever dans ces mêmes années le déconcertant témoignage d’Edmond Texier (1815-1887) dans son Tableau de Paris (1852), ce stupéfiant « ouvrage illustré de quinze cents gravures », ainsi qu’il est précisé dans le sous-titre [13]. Si, comme d’autres, il remarque, à propos du porche de Saint-Germain-l’Auxerrois et du décor de Mottez, « Les ciels d’or sur lesquels se découpent les lignes de l’horizon, les auréoles des disques d’or sur lesquels sont appliquées les têtes, la perspective aérienne nulle [etc.] », il ne laisse pas de déplorer « dans ces grandes compositions » moins des fautes de symboles et d’iconographie comme le faisait Didron que « des entraves d’un art conventionnel », et Texier d’aviser la « dure nécessité que celle qui condamne l’artiste à supprimer l’inspiration, à attrister la forme et la couleur, à étouffer la vie et le sentiment, au profit d’une inutile concordance avec une forme vieillie, autrefois œuvre vive de la foi, aujourd’hui lettre morte et incomprise à la foule ».

Comme ce journaliste-écrivain avait la plume agile ! Ce qui était en somme, venant après le rigide Didron, une incompréhension de plus de l’art puriste, stylisé, distant, qui était cher à Mottez, partisan quant à lui des aplats de la fresque à l’italienne mais bien étranger à la moderne émotivité romantique et fortement colorée d’un contemporain comme Delacroix. N’y a-t-il pas, il est vrai, plusieurs filiations dans la maison du père, et donc jusqu’à un ingrisme mottézien, en fait plus attachant et moderne qu’il n’y paraît ?

Jacques Foucart et Jacques Marie

Notes

[1Bruno Foucart, « Mottez, le tympan peint de Saint-Germain-l’Auxerrois ou les malheurs de Victor », Curiosités, Etudes d’Histoire de l’Art en l’honneur d’Antoine Schnapper, Flammarion, 1998, p. 239-244, avec fig. 94 à 99 (pl. LV à LVII).

[2Cf. René Giard, Victor Mottez, Lille, Editions René Giard, 1934, fig. 7 (ensemble) et 8 (détail du centre), avec une légende spécifiant qu’il ne s’agit pas de l’original du décor mais de la reproduction d’une esquisse faite par Mottez. Toutefois, Giard (note 1 p. 53), dans une rédaction un peu embarrassée, assure que les fig. 7 et 8 sont « d’après une reconstitution faite par Mottez à la fin de sa vie », ce qui contredit quelque peu la teneur des légendes trop lapidaires des illustrations figurant dans son ouvrage. Dans le texte, il est seulement question du décor de Saint-Germain-l’Auxerrois (p. 46 et chapitre VII p. 53-61), sans que soit commentée l’esquisse reproduite dans les illustrations ni qu’il y soit fait mention du modello entré à présent au Petit Palais. Vu les relations étroites de René Giard, libraire à Lille, avec les descendants Mottez, il est à présumer que l’esquisse du porche de Saint-Germain-l’Auxerrois reproduite par Giard était restée dans la famille de l’artiste liée à la région de Lille, Giard précisant qu’elle se trouvait au « dépôt de Lambersart », c’est-à-dire un atelier où étaient notamment restés entreposés les grands cartons « piqués » qui servirent à Victor Mottez pour la réalisation de ses peintures décoratives à fresque. Bruno Foucart (op. cit., fig. 96) précise pour cette esquisse qu’elle est de « localisation inconnue ».
A noter que la réplique figurant à gauche dans un tableau d’Henri Mottez, fils aîné de l’artiste, montrant Victor Mottez en train de peindre dans son atelier, correspond partiellement au modello définitif reproduit par Giard aux fig. 7 et 8 de son ouvrage. Cette vue de l’atelier de Mottez est passée en vente chez Christie’s New York le 25 octobre 1989 selon Bruno Foucart qui la reproduit fig. 97 de son article, sans connaître l’acquéreur.

[3Austin Auction Gallery, Austin, Texas, USA, 25 juillet 2021, n° 1166, comme « Gothic Church Doors »), Huile sur toile, 80 x 100 cm, signé b.d. : Auguste Leroux.

[4Avec des parcours classiques (Prix de Rome, Villa Médicis), les deux frères suivent des carrières très différentes. Peintre de paysages italianisants, Georges Leroux est élu Membre de l’Institut et mène une carrière toute officielle. Auguste Leroux, lui, se tourne vers la peinture de figure, mais surtout l’illustration de livres et l’enseignement (il est professeur à l’École des Beaux-Arts de Paris pendant 30 ans). – Notons que Jacques Marie, co-auteur avec Jacques Foucart du présent article, s’intéresse depuis plusieurs années à Georges Leroux (voir l’article) et donc, comme ici, à Auguste Leroux accessoirement.

[5Bruno Foucart, op. cit., p. 242-243.

[6Kiel, Maison de vente Schramm, 18 novembre 2017, n° 703, comme « Eingang Saint-Germain l’Auxerrois […] Um 1905 »), Huile sur bois, 19 x 24 cm, signé b.d : Auguste Leroux.

[7Joris-Karl Huysmans, « Saint-Germain-l’Auxerrois », Le Tour de France, n° 8, 15 janvier 1905, p. 231-236, avec 7 illustrations, dont le porche reproduit en pleine page, p. 233.

[8Les trois églises étudiées par Huysmans sont Notre-Dame de Paris (sa symbolique), Saint-Germain-l’Auxerrois, Saint-Merry ; les trois Primitifs sont Grünewald au musée de Colmar, le Maître de Flemalle et la Florentine [de Bartolomeo Veneto] au musée de Francfort-sur-le-Main.

[9Dans quelques œuvres de jeunesse (l’énigmatique « Maga » de 1901 au Musée des Beaux-Arts de Poitiers en est un bon exemple), Auguste Leroux se montre apparemment sensible à un certain charme des ruines, tels les fameux Thermes de Julien [appellation traditionnelle, en fait inexacte] de 1903, coll. part., ruines visibles comme l’on sait dans l’espace du musée de l’hôtel de Cluny à Paris (la même salle voûtée, d’époque gallo-romaine, concerne la Maga de Poitiers), ou bien la représentation d’un corridor dans ce même musée avec des peintures à fond d’or (1901, tableau conservé au Musée national du Moyen Âge - Thermes et hôtel de Cluny), mais il s’agit là de réalisations sans grande portée, d’un historicisme surtout anecdotique et pittoresque, agrémenté d’élégantes visiteuses du Paris de la Belle-Epoque. Reste que les peintures relatives au porche de Saint-Germain-l’Auxerrois (ill. 2 à 4) apparaissent comme des exceptions dans l’œuvre pictural d’Auguste Leroux qui ne s’attache guère au paysage et à la topographie.

[10Hôtel des Ventes de Senlis, 26 novembre 2006, n° 65 (comme « Vue du parvis d’une cathédrale », Aquarelle, 12,5 x 15 cm, signé b.g : Auguste Leroux.

[11« Mélanges et nouvelles. Fresques de Saint-Germain-l’Auxerrois », Annales archéologiques, t. VI, 1847, p. 177-180. En sens inverse, le peintre Henri Lehmann (1814-1882), zélateur de l’ingrisme et artiste proche de Mottez, loue avec ferveur le travail de Mottez à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans un grand article de L’Artiste du 8 novembre 1846, p. 1-3, sous le titre « Porche de Saint-Germain-l’Auxerrois. Fresques de M. Victor Mottez », Giard (note 1 p. 56) le datant par erreur du 8 novembre 1847, ce qui peut égarer les chercheurs.

[12Ce n’est pas par hasard qu’Amaury-Duval est également présent dans la donation Foucart au Petit Palais, cette fois par le biais d’une esquisse (ou réplique autographe) de belle polychromie, relative à la Sainte Philomène décorant une chapelle de l’église parisienne de Saint-Merry.

[13« Chapitre XXX. Le long de la Seine (Suite). Eglise Saint-Germain-l’Auxerrois », Le Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, t. I, 1852, p. 291-296, avec 11 illustrations dont 4 spécialement relatives aux « fresques » [sic] de Mottez. A noter que toutes les illustrations du livre sont d’auteurs divers dont les principaux noms sont indiqués dans le sous-titre de l’ouvrage, mais Texier est bien responsable, en prolifique journaliste et écrivain qu’il était (voir sa biographie dans le Dictionnaire universel des contemporains de Gustave Vapereau, Paris, Hachette, 1870, p. 1736-1737, où Texier est qualifié de rédacteur en chef de L’Illustration). Notons à cet égard que le Tableau de Paris est expressément édité par Paulin et Le Chevalier « rue de Richelieu, 60, aux bureaux de L’Illustration », soit le périodique bientôt célèbre où l’image rivalise significativement avec le texte imprimé, en une sorte de préfiguration du fulgurant succès des périodiques illustrés de photographies, au XXe siècle, genre Paris-Match.

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