L’urbanisme de projet : le retour des démolisseurs

Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit. (Victor Hugo)

Avignon
Photo : Didier Rykner
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Depuis son arrivée au pouvoir, la profonde indifférence du chef de l’Etat pour le patrimoine a libéré la parole et les ambitions des nombreux élus locaux qui souhaitent s’affranchir de toutes les règles ayant régi depuis près de deux siècles la protection des sites, des villes et des monuments historiques.
Nous avons ainsi assisté, ces dernières années, à de nombreuses attaques, plus ou moins concertées, qui ont déjà atteint profondément le système de protection français du patrimoine : transformation des Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager ZPPAUP en « aires de valorisation » (voir l’article), réduction corollaire des pouvoirs des architectes des bâtiments de France, multiples tentatives de se débarrasser du patrimoine public,...

Mais l’offensive en cours actuellement est la plus grave que nous connaissions jamais advenue depuis fort longtemps, d’autant plus insidieuse qu’elle est massive et discrète. Elle pourrait aboutir, si elle est menée jusqu’au bout, à une véritable catastrophe, faisant revenir la France à l’urbanisme délirant des années 60 et 70 qui a tant contribué à enlaidir nos villes. Tout cela dans une indifférence complète du public qui n’est pas informé des tenants et des aboutissants de ce projet que la presse - et nous les premiers, qui n’en avons pris connaissance que ces derniers jours - n’a pas vu venir. Chacun semble parfois vouloir se contenter, une fois par an, de faire la fête du patrimoine pendant qu’on met à bas les moyens de le sauvegarder.
Cette offensive est menée de façon concertée et particulièrement habile par un groupe d’élus locaux, députés et sénateurs. Trois fronts sont en effet ouverts parallèlement, pour faire céder tous les remparts qui s’opposent encore à une promotion immobilière débridée, privilégiant ainsi les bétonneurs au détriment de l’intérêt général. L’un des acteurs principaux en est le Secrétaire d’Etat au Logement et à l’Urbanisme Benoist Apparu. Celui-ci a lancé fort discrètement, le 23 juin 2010, un comité de pilotage chargé de mettre en œuvre ce que nos technocrates appellent un « urbanisme de projet », par opposition à l’« urbanisme de normes ». Les conclusions de ce comité ont été rendues les 26 et 27 mai et ont été présentées et discutées par un public choisi réunissant des élus locaux, des fonctionnaires du ministère de l’Ecologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (dont dépend Benoist Apparu), et des promoteurs. Seulement deux représentants des associations de défense du patrimoine étaient présents, et un seul fonctionnaire du ministère de la Culture, la sous-directrice de l’architecture. En réalité, ce ministère, pourtant éminemment concerné par une grande partie des sujets traités, n’a pas été vraiment associé aux discussions.

Un hôtel particulier d’Aix-en-Provence
Photo : Didier Rykner
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Le constat de départ n’était pas entièrement faux. Les normes régissant l’architecture, qui se sont ajoutées au fil du temps, sont devenues parfois excessives. Une partie des propositions n’est donc pas dénuée d’intérêt. Mais l’objectif était-il réellement de toiletter les règles de construction pour rationaliser celles-ci dans un consensus général qu’auraient pu partager également les architectes et les associations ? On peut en douter. Le but est bien davantage de permettre aux promoteurs et aux élus bétonneurs de construire où ils veulent, autant qu’ils veulent et comme ils le veulent, au mépris des monuments et des sites. L’analyse détaillée des mesures proposées que nous faisons dans un autre article ne laisse aucun doute à ce sujet. Bien entendu, cela se fait une fois de plus (comme pour la suppression des ZPPAUP), sous prétexte de mettre en application le « Grenelle de l’Environnement » dont tout le monde a pu voir depuis qu’il n’a pas fait grand-chose pour l’environnement mais qu’il a été fort utile pour s’attaquer au patrimoine

Le discours de clôture de Benoist Apparu est d’ailleurs parfaitement transparent. Il s’agit de « faciliter la mise en œuvre des projets [et d’]accélérer les procédures ». Pour cela, il faut réformer les lois régissant l’urbanisme en réduisant au maximum les contraintes et en empêchant les associations de s’opposer légalement à des opérations menaçant le patrimoine. Le Secrétaire d’Etat a assuré que « de nombreuses mesures font désormais l’objet d’un consensus entre les partenaires ». Pour obtenir le consensus, il est effectivement plus simple d’éliminer au préalable les opposants. Les associations ne sont d’ailleurs pas les seules cibles visées. Les architectes sont clairement attaqués puisque plusieurs mesures visent à réduire encore l’obligation de recourir à leurs services. Rappelons qu’un des principes du développement durable doit être la réversibilité. Or, le résultat de ces projets sera d’aboutir à des dégradations irréversibles de notre cadre de vie. Lorsque le patrimoine disparaît, c’est à jamais.

Vue de Belfort
Photo : Didier Rykner
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Pendant que Benoist Apparu avançait, deux autres élus menaient de leur côté des travaux allant dans le même sens. Nous ne connaissons pas ceux de Jean-Luc Warsmann, président de la commission des lois à l’Assemblée Nationale, mais nous savons qu’il réfléchit également sur ces sujets dans le cadre de la simplification des lois. En revanche, nous avons pu prendre connaissance du rapport remis par le sénateur Eric Doligé au président de la République le 16 juin, et qui comprend des propositions tout à fait scandaleuses, particulièrement à propos des Architectes des Bâtiments de France auxquels il veut retirer l’essentiel de leurs missions, pourtant essentielles. Nous renvoyons à notre article analysant en détail ces propositions et celles de Benoist Apparu.

La résistance doit s’organiser rapidement car le gouvernement et le parlement semblent vouloir aller très vite. Des réunions interministérielles ont actuellement lieu pour discuter de ces mesures dont une partie pourrait être prise dans le cadre d’ordonnances dans les semaines à venir. Face à eux, le G8, regroupant les associations de protection du patrimoine, les architectes des bâtiments de France et l’ordre des architectes ont déjà réagi dans une déclaration commune : « ‹Le président de l’association nationale des architectes des bâtiments de France s’associe au président du conseil national des architectes et avec les présidents du G8 pour dénoncer les dérives annoncées d’une telle dérèglementation. »
Quelle sera la position du ministre de la Culture ? Se laissera-t-il déposséder de ses prérogatives par le Secrétaire d’Etat au logement ? Laissera-t-il quelques parlementaires faire passer au forceps des mesures privant encore davantage ses représentants de leur rôle ? Osera-t-il s’opposer au président de la République ? La presse jouera-t-elle son rôle en alertant l’opinion publique qui, seule, pourra faire reculer le gouvernement ? Le meilleur allié des bétonneurs, c’est le silence.

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