L’Italie taxe les photographies même pour les chercheurs

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Pétition à signer !

Gennaro Sangiuliano
Ministre de la Culture
Photo : Ministero dei Beni Culturali (CC BY 3.0)
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La révolte gronde dans le milieu de l’histoire de l’art en Italie, et avec d’excellentes raisons. Le nouveau ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano, arrivé au pouvoir en même temps que le nouveau gouvernement de Giorgia Meloni, vient en effet de publier un décret qui non seulement revient sur les intentions très libérales en matière de droits photos de son prédécesseur, mais également sur des acquis antérieurs qui garantissaient notamment la gratuité complète des reproductions des biens culturels appartenant à l’État (archives, bibliothèques et musées) pour des usages scientifiques et éditoriaux.

Depuis toujours en effet, les revues scientifiques étaient exclus du paiement d’une redevance pour publier des photos d’œuvres appartenant à l’État. Depuis 1994 par ailleurs, la loi Ronchey (décret ministériel du 8 avril 1994) garantissait également cette gratuité pour les ouvrages scientifiques dont le tirage ne dépassait pas 2000 exemplaires et le prix 70 euros.
Mieux encore : un « plan national de numérisation » ("Piano Nazionale di Digitalizzazione") avait été décidé en juillet 2022 qui accordait la gratuité pour toutes les publications, indépendamment du prix et de la diffusion. L’objectif était à la fois de promouvoir l’édition et de faciliter la diffusion des œuvres d’art.
Le nouveau gouvernement italien fait exactement l’inverse avec ce décret ministériel n° 161 du 11 avril 2023, intitulé : « Directives pour la détermination des montants minimaux des droits et redevances pour la concession de l’utilisation des biens culturels appartenant à l’État [1].

Désormais donc, toutes les publications, y compris les revues, devront payer. Non seulement tout le travail réalisé l’année dernière (qui avait fait l’objet d’une large concertation) est effacé, mais on revient à une situation bien pire que celle qui prévalait auparavant, en taxant même les revues scientifiques qui ne payaient pas, alors qu’un peu partout c’est le mouvement contraire que l’on constate. Aux États-Unis notamment, mais également en France (par exemple les musées de la Ville de Paris), de plus en plus de musées diffusent gratuitement les photographies de leurs œuvres pour quelque usage que ce soit. Il est d’ailleurs savoureux de voir que le ministre ne cesse de considérer la France comme un modèle pour les concepts d’« ingénierie culturelle » et de « rentabilité de la culture ».

Il faut lire ce décret pour comprendre à quel degré d’inculture est tombé le gouvernement italien, malgré un ministre également journaliste et essayiste, qui devrait avoir une meilleure compréhension de ces questions. Il explique en effet qu’un de ses objectifs est de « faciliter la diffusion de la connaissance du patrimoine culturel » alors que le résultat en sera tout le contraire.
Résumons ici la manière dont le prix doit être estimé - il s’agit d’une véritable usine à gaz - qui dépend d’une part du caractère commercial ou non (étant entendu que toute publication scientifique qui n’est pas gratuite est considérée comme commerciale) et d’autre part du nombre d’exemplaire et du prix de vente.

La redevance est calculée d’abord à partir du service censé être fourni par l’envoi de l’image, multipliée par un premier coefficient dépendant de l’objectif de l’utilisation de l’image puis par un second coefficient lié au tirage et au prix.
La redevance dépendant du coût de reproduction, on ne comprend pas bien - à la lecture du décret - comment celle-ci sera calculée si la photographie est prise de manière indépendante par l’utilisateur ou si elle est téléchargée à partir du site web de l’institution culturelle en question, le coût réel étant alors égal à zéro...

En revanche, si l’image est fournie par le musée (ou la bibliothèque ou les archives), tout est prévu, comme on peut le lire dans l’annexe du décret, y compris des supports pour lesquels on doute qu’il ait une forte demande les microfilms (!) et les diapositives (!). Même les photographies papier ne doivent plus être vraiment demandées. Laissons de côté les photocopies, et intéressons-nous aux scans et surtout aux photos numériques. Obtenir une photo numérique d’un musée sera désormais facturé pour les photos noir et blanc 5 euros pour les bases définitions et 7 euros pour les hautes définitions, et pour les photos couleur respectivement 9 et 12 euros. Pour un usage gratuit (et ce n’est pas fini) d’une photographie numérique en haute résolution, un historien de l’art (même un étudiant) devra payer 12 euros. Non seulement ces prix sont délirants, mais on ne comprend pas bien à quel surcoût (haute définition, couleur…) cela correspond.

Supposons maintenant que l’historien de l’art ait besoin de 10 photos en couleur et en haute définition (il ne se refuse rien), pour publier dans une revue scientifique tirant à 400 exemplaires et vendue 30 euros. Les barèmes, très nombreux, donnent le coefficient multiplicateur suivant : entre 300 et 1000 exemplaires et moins de 50 euros, on multiplie par 2,5. Au final, les dix photographies lui coûteront donc 10 x 12 x 2,5 = 300 euros ! Alors que cela avait toujours été gratuit.
Pour une monographie vendue 60 euros et tirant à 1200 exemplaires, le prix d’une seule photographie couleur fournie par un musée sera de 12 x 3 = 36 euros, alors qu’auparavant cela était gratuit.
Pour une monographie vendue 100 euros et tirant à 3100 exemplaires, le prix d’une seule photographie couleur fournie par un musée sera de 12 x 4,50 = 54 euros, alors que depuis août 2022 c’était gratuit, comme le prévoyait le Plan national de numérisation.

Mieux encore : s’il s’agit d’un ebook téléchargeable [2], le paiement doit être fait en estimant le nombre de téléchargements effectués ! Et si le nombre de téléchargements dépasse l’estimation, il faut tout de suite payer la différence…
Et pour finir : il ne faut pas seulement payer, il faut l’autorisation du ministère d’utiliser la photographie car le décret précise que : « indépendamment de la redevance ou de la contrepartie identifiée, la concession pour l’utilisation et la reproduction des biens culturels est dans tous les cas soumise à la vérification préalable de la compatibilité de l’utilisation prévue de la reproduction avec le caractère historico-artistique des mêmes biens culturels ». Ici le ministère se prend pour un tribunal de l’Inquisition... Le décret justifie cette véritable censure préalable par l’article 20 du code du patrimoine italien qui en réalité concerne l’occupation des biens culturels ou leur usage physique, en aucun cas leur reproduction comme l’expliquent bien les associations d’historiens et de chercheurs dans leurs protestations.

Nous avons essayé d’être le plus complet et le plus clair possible à propos d’un décret dont les opposants (à peu près tout le monde à l’exception du gouvernement italien) déplorent aussi la complexité. Beaucoup estiment qu’il pourrait être contraire à la Constitution italienne sur plusieurs plans, dont la liberté de la recherche garantie par l’article 33 où l’on peut lire que « l’art et la science sont libres ainsi que leur enseignement ».
Parmi ceux qui se sont opposés publiquement, ces derniers jours on compte en effet (nous en oublions probablement) : la Federazione Consulte Universitarie di Archeologia (Fédération des conseils universitaires d’archéologie), la Consulta Universitaria Nazionale per la Storia dell’Arte (Conseil national universitaire d’histoire de l’art), la Società Italiana di Storia della Critica d’Arte (Société italienne d’histoire de la critique d’art), l’Associazione italiana biblioteche (Association italienne des bibliothèques), la Società scientifiche e consulte universitarie (Société scientifique et conseil universitaire), l’Associazioni dei dottorandi, assegnisti di ricerca e giovani ricercatori (l’Association des doctorants, assistants de recherche et jeunes chercheurs), l’Associazioni di professionisti e di istituti del patrimonio culturale (Association des professionnels et des instituts du patrimoine culturel)…

Récemment, plusieurs affaires étonnantes ont fait la une de l’actualité : Ravensburger, qui avait édité un puzzle avec l’Homme de Vitruve, s’est vu condamner par la justice italienne à payer des droits à la Galleria dell’Accademia, et Jean-Paul Gautier, qui avait utilisé celle de La Naissance de Vénus de Botticelli, a été attaqué par les Offices. Pourtant, ces œuvres sont tombées dans le domaine public mais en Italie, le code du patrimoine prévoit que l’État bénéficie d’un droit à l’image. Une règle qui semblait jusqu’ici bien peu respectée, au moins hors d’Italie. Décidément, si ce pays est souvent un modèle pour l’histoire de l’art, il pourrait désormais servir de repoussoir en ce qui concerne la question des droits photos.

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